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MÉMOIRES.

délinquant au double. Il faut observer que, quand ce même juge ne payait pas le roi le dernier du mois, il était lui-même taxé au double le premier du mois suivant.

Un homme tuait-il un lièvre, ébranchait-il un arbre dans le voisinage des terres du roi, ou avait-il commis quelque autre faute, il fallait payer une amende. Une fille faisait-elle un enfant, il fallait que la mère, ou le père, ou les parents, donnassent de l'argent au roi pour la façon.

Mme la baronne de Kniphausen, la plus riche veuve de Berlin, c’est-à-dire qui possédait sept à huit mille livres de rente, fut accusée d’avoir mis au monde un sujet du roi dans la seconde année de son veuvage : le roi lui écrivit de sa main que, pour sauver son honneur, elle envoyât sur-le-champ trente mille livres à son trésor ; elle fut obligée de les emprunter, et fut ruinée.

Il avait un ministre à la Haye, nommé Luiscius : c’était assurément de tous les ministres des têtes couronnées le plus mal payé ; ce pauvre homme, pour se chauffer, fit couper quelques arbres dans le jardin d’Hors-Lardik, appartenant pour lors à la maison de Prusse ; il reçut bientôt après des dépêches du roi son maître qui lui retenaient une année d’appointements. Luiscius, désespéré, se coupa la gorge avec le seul rasoir qu’il eût : un vieux valet vint à son secours, et lui sauva malheureusement la vie. J’ai retrouvé depuis Son Excellence à la Haye, et je lui ai fait l’aumône à la porte du palais nommé la vieille Cour, palais appartenant au roi de Prusse, et où ce pauvre ambassadeur avait demeuré douze ans.

Il faut avouer que la Turquie est une république en comparaison du despotisme exercé par Frédéric-Guillaume. C’est par ces moyens qu’il parvint, en vingt-huit ans de règne, à entasser dans les caves de son palais de Berlin environ vingt millions d’écus bien enfermés dans des tonneaux garnis de cercles de fer. Il se donna le plaisir de meubler tout le grand appartement du palais de gros effets d’argent massif, dans lesquels l’art ne surpassait pas la matière[1]. Il donna aussi à la reine sa femme, en compte, un cabinet dont tous les meubles étaient d’or, jusqu’aux pommeaux des pelles et pincettes, et jusqu’aux cafetières.

Le monarque sortait à pied de ce palais, vêtu d’un méchant habit de drap bleu, à boutons de cuivre, qui lui venait à la moitié des cuisses ; et, quand il achetait un habit neuf, il faisait servir ses vieux boutons. C’est dans cet équipage que Sa Majesté,

  1. « Materiam superabat opus. » Ovide, Mét., II, 5.