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MÉMOlRES.

prenait un aux pauvres Liégeois, par la main du conseiller Rambonet, Je jugeai que mon Salomon ne s’en tiendrait pas là. Son père lui avait laissé soixante et six mille quatre cents hommes complets d’excellentes troupes ; il les augmentait, et paraissait avoir envie de s’en servir à la première occasion.

Je lui représentai qu’il n’était peut-être pas convenable d’imprimer son livre précisément dans le temps même qu’on pourrait lui reprocher d’en violer les préceptes. Il me permit d’arrêter l’édition. J’allai en Hollande uniquement pour lui rendre ce petit service ; mais le libraire demanda tant d’argent que le roi, qui d’ailleurs n’était pas fâché dans le fond du cœur d’être imprimé, aima mieux l’être pour rien que de payer pour ne l’être pas.

Lorsque j’étais en Hollande, occupé de cette besogne, l’empereur Charles VI mourut, au mois d’octobre 1740, d’une indigestion de champignons qui lui causa une apoplexie ; et ce plat de champignons changea la destinée de l’Europe. Il parut bientôt que Frédéric II, roi de Prusse, n’était pas aussi ennemi de Machiavel que le prince royal avait paru l’être. Quoi qu’il roulât déjà dans sa tête le projet de son invasion en Silésie, il ne m’appela pas moins à sa cour.

Je lui avais déjà signifié que je ne pouvais m’établir auprès de lui, que je devais préférer l’amitié à l’ambition, que j’étais attaché à Mme du Châtelet, et que, philosophe pour philosophe, j’aimais mieux une dame qu’un roi.

Il approuvait cette liberté, quoiqu’il n’aimât pas les femmes. J’allai lui faire ma cour au mois d’octobre. Le cardinal de Fleury m’écrivit une longue lettre pleine d’éloges pour l’Anti-Machiavel, et pour l’auteur ; je ne manquai pas de la lui montrer. Il rassemblait déjà ses troupes, sans qu’aucun de ses généraux ni de ses ministres pût pénétrer son dessein. Le marquis de Beauvau, envoyé auprès de lui pour le complimenter, croyait qu’il allait se déclarer contre la France en faveur de Marie-Thérèse, reine de Hongrie et de Bohême, fille de Charles VI ; qu’il voulait appuyer l’élection à l’empire de François de Lorraine, grand-duc de Toscane, époux de cette reine ; qu’il pouvait y trouver de grands avantages.

Je devais croire plus que personne qu’en effet le nouveau roi de Prusse allait prendre ce parti, car il m’avait envoyé, trois mois auparavant, un écrit politique de sa façon, dans lequel il regardait la France comme l’ennemie naturelle et déprédatrice de l’Allemagne. Mais il était dans sa nature de faire toujours tout