Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
24
MÉMOIRES.

l’indignation divine, comme on le voit dans quelques-unes de ses lettres. Fréjus était une très-laide femme qu’il avait répudiée le plus tôt qu’il avait pu. Le maréchal de Villeroi, qui ne savait pas que l’évêque avait été longtemps l’amant de la maréchale sa femme, le fit nommer par Louis XIV précepteur de Louis XV ; de précepteur il devint premier ministre, et ne manqua pas de contribuer à l’exil du maréchal son bienfaiteur. C’était, à l’ingratitude près, un assez bon homme. Mais, comme il n’avait aucun talent, il écartait tous ceux qui en avaient, dans quelque genre que ce pût être.

Plusieurs académiciens voulurent que j’eusse sa place à l’Académie française. On demanda, au souper du roi, qui prononcerait l’oraison funèbre du cardinal à l’Académie. Le roi répondit que ce serait moi. Sa maîtresse, la duchesse de Châteauroux, le voulait ; mais le comte de Maurepas, secrétaire d’État, ne le voulut point : il avait la manie de se brouiller avec toutes les maîtresses de son maître, et il s’en est trouvé mal[1].

Un vieil imbécile, précepteur du dauphin, autrefois théatin, et depuis évêque de Mirepoix, nommé Boyer[2], se chargea, par principe de conscience, de seconder le caprice de M. de Maurepas. Ce Boyer avait la feuille des bénéfices ; le roi lui abandonnait toutes les affaires du clergé : il traita celle-ci comme un point de discipline ecclésiastique. Il représenta que c’était offenser Dieu qu’un profane comme moi succédât à un cardinal. Je savais que M. de Maurepas le faisait agir ; j’allai trouver ce ministre, je lui dis : « Une place à l’Académie n’est pas une dignité bien importante ; mais, après avoir été nommé, il est triste d’être exclu. Vous êtes brouillé avec Mme de Châteauroux, que le roi aime, et avec M. le duc de Richelieu, qui la gouverne ; quel raport y a-t-il, je vous prie, de vos brouilleries avec une pauvre place à l’Académie française ? Je vous conjure de me répondre franchement : en cas que Mme de Châteauroux l’emporte sur M. l’évêque de Mirepoix, vous y opposerez-vous ?... » Il se recueillit un moment et me dit : Oui, et je vous écraserai.

Le prêtre enfin l’emporta sur la maîtresse ; et je n’eus point une place dont je ne me souciais guère. J’aime à me rappeler cette aventure, qui fait voir les petitesses de ceux qu’on appelle grands, et qui marque combien les bagatelles sont quelquefois importantes pour eux.

  1. Il avait été disgracié et exilé en 1749, sous le gouvernement de Mme de Pompadour.
  2. Voyez tome XXIV, page 19.