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DISCOURS

SUR LA TRAGÉDIE

A MYLORD BOLINGBROKE

Si je dédie à un anglais un ouvrage representé à Paris, ce n’est pas. mylord. qu’il n’y ait aussi dans ma patrie des juges très-éclairés, et d’excellents esprits auxquels j’eusse pu rendre cet hommage : mais vous savez que la tragédie de Brutus est née en Angleterre. Vous vous souvenez que, lorsque j’étais retiré à Wandsworth, chez mon ami M. Falkener, ce digne et vertueux citoyen, je m’occupai chez lui à écrire en prose anglaise le premier acte de cette pièce, à peu près tel (|n"il est aujourd’hui en vers français. Je vous en parlais ([uel([uel()is, et nous nous étonnions ([u’aucun Anglais n’eût traité ce sujet, qui, de tous, est peut-être le plus convenahle à votre théâtre*, ^ous m’encouragiez à conti- nuer un ouvrage susceptihle de si grands sentiments. Souffrez donc que je vous présente Brutus, (pioi(iue écrit dans une autre langue, docte sermonis utriusque linguæ’-, à vous qui me donneriez des leçons de français aussi hien que d’anglais, à vous qui m’ap- prendriez du moins à rendre à ma langue cette force et cette énergie qu’inspire la nohle liherté de penser : car les sentiments vigoureux de l’âme passent toujours dans le langage, et qui pense fortement parle de mèuîe.

Je vous avoue, mylord, qu’à mon retour d’Angleterre, où j’avais passé près de deux années dans une étude continuelle de votre langue, je me trouvai embarrassé lorsque je voulus composer une tragédie française. Je m’étais presque accoutumé à penser en anglais : je sentais que les termes de ma langue ne venaient plus se présenter à mon imagination avec la même abondance qu’auparavant : c’était comme un ruisseau dont la source avait été

1. Il y a un Brutus d’un auteur nomme Lee ; mais c’est un ouvrage ignoré, qu’on ne représente jamais à Londres. (1748.)

i. Horace, livre III, ode vin, 3. (B.)