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LETTRES SUR ŒDIPE.

pas que vous me soupçonniez de jalousie, ni que vous me reprochiez de vouloir m’égaler à lui. C’est en l’admirant que je hasarde ma censure : et je crois avoir une estime plus véritable pour ce fameux poëte que ceux qui jugent de l’Œdipe par le nom de l’auteur, et non par l’ouvrage même, et qui eussent méprisé dans tout autre ce qu’ils admirent dans l’auteur de Cinna.

Corneille sentit bien que la simplicité ou plutôt la sécheresse de la tragédie de Sophocle ne pouvait fournir toute l’étendue qu’exigent nos pièces de théâtre. On se trompe fort lorsqu’on pense que tous ces sujets, traités autrefois avec succès par Sophocle et par Euripide, l’Œdipe, le Philoctète, l’Électre, l’Iphigénie en Tauride, sont des sujets heureux et aisés à manier : ce sont les plus ingrats et les plus impraticables ; ce sont des sujets d’une ou de deux scènes tout au plus, et non pas d’une tragédie. Je sais qu’on ne peut guère voir sur le théâtre des événements plus affreux ni plus attendrissants ; et c’est cela même qui rend le succès plus difficile. Il faut joindre à ces événements des passions qui les préparent : si ces passions sont trop fortes, elles étouffent le sujet : si elles sont trop faibles, elles languissent. Il fallait que Corneille marchât entre ces deux extrémités, et qu’il suppléât, par la fécondité de son génie, à l’aridité de la matière. Il choisit donc l’épisode de Thésée et de Dircé ; et quoique cet épisode ait été universellement condamné, quoique Corneille eût pris dès longtemps la glorieuse habitude d’avouer ses fautes, il ne reconnut point celle-ci ; et parce que cet épisode était tout entier de son invention, il s’en applaudit dans sa préface : tant il est difficile aux plus grands hommes, et même aux plus modestes, de se sauver des illusions de l’amour-propre !

Il faut avouer que Thésée joue un étrange rôle pour un héros. Au milieu des maux les plus horribles dont un peuple puisse être accablé, il débute par dire[1] que,

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste.

En parlant dans la troisième scène[2], à Œdipe :

Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein.
Et tâché d’obtenir cet aveu favorable
Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.

  1. Acte Ier, scène ire.
  2. Les éditions antérieures à l’édition de Kehl portent : seconde scène. Mais Voltaire ayant, dans son édition de Corneille, fait, avec raison, deux scènes de la première, il était assez naturel que les éditeurs de Voltaire suivissent la distribution qu’il avait faite, et missent ici : troisième scène. (B.)