Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome2.djvu/61

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
41
LETTRES SUR ŒDIPE.

deux bons vers de lui que d’en donner deux mauvais de moi.

Il me reste à parler de quelques rimes que j’ai hasardées dans ma tragédie. J’ai fait rimer frein à rien[1], héros à tombeaux, contagion à poison, etc. Je ne défends point ces rimes, parce que je les ai employées ; mais je ne me suis servi que parce que je les ai crues bonnes. Je ne puis souffrir qu’on sacrifie à la richesse de la rime toutes les autres beautés de la poésie, et qu’on cherche plutôt à plaire à l’oreille qu’au cœur et à l’esprit. On pousse même la tyrannie jusqu’à exiger qu’on rime pour les yeux encore plus que pour les oreilles. Je ferois, j’aimerois, etc., ne se prononcent point autrement que traits et attraits ; cependant on prétend que ces mots ne riment point ensemble, parce qu’un mauvais usage veut qu’on les écrive différemment. M. Racine avait mis dans son Andromaque (III, i) :

M’en croirez-vous ? lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l’enlever, seigneur, je la fuirois.

Le scrupule lui prit, et il ôta la rime fuirois, qui me paraît, à ne consulter que l’oreille, beaucoup plus juste que celle de jamais qu’il lui substitua.

La bizarrerie de l’usage, ou plutôt des hommes qui l’établissent, est étrange sur ce sujet comme sur bien d’autres. On permet que le mot abhorre, qui a deux r, rime avec encore, qui n’en a qu’une. Par la même raison, tonnerre et terre devraient rimer avec père et mère : cependant on ne le souffre pas, et personne ne réclame contre cette injustice.

Il me paraît que la poésie française y gagnerait beaucoup, si on voulait secouer le joug de cet usage déraisonnable et tyrannique. Donner aux auteurs de nouvelles rimes, ce serait leur donner de nouvelles pensées, car l’assujettissement à la rime fait que souvent on ne trouve dans la langue qu’un seul mot qui puisse finir un vers : on ne dit presque jamais ce qu’on voulait dire ; on ne peut se servir du mot propre ; on est obligé de chercher une pensée pour la rime, parce qu’on ne peut trouver de rime pour exprimer ce que l’on pense.

C’est à cet esclavage qu’il faut imputer plusieurs impropriétés

  1. L’auteur a depuis changé les vers où était cette rime (acte II, scène ire), qui lui avait été reprochée par La Grange Chancel, dans l’épître dont j’ai parlé ci-dessus, dans ma note, page 9.

    . . . . De frein avec rien tu n’as pas d’éloquence
    Qui fasse tolérer l’horrible dissonance.

    Voyez les Variantes, à la suite d’Œdipe. (B.)