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PRÉFACE D’ŒDIPE.

et celui que demandait Aristote. M. de Lamotte, en défendant une tragédie de sa composition, préfère à cette noble simplicité la multitude des événements : il croit son sentiment autorisé par le peu de cas qu’on fait de Bérénice, par l’estime où est encore le Cid. Il est vrai que le Cid est plus touchant que Bérénice ; mais Bérénice n’est condamnable que parce que c’est une élégie plutôt qu’une tragédie simple ; et le Cid, dont l’action est véritablement tragique, ne doit point son succès à la multiplicité des événements ; mais il plaît malgré cette multiplicité, comme il touche malgré l’Infante, et non pas à cause de l’Infante.

M. de Lamotte croit qu’on peut se mettre au-dessus de toutes ces règles, en s’en tenant à l’unité d’intérêt, qu’il dit avoir inventée et qu’il appelle un paradoxe : mais cette unité d’intérêt ne me paraît autre chose que celle de l’action. « Si plusieurs personnages, dit-il, sont diversement intéressés dans le même événement, et s’ils sont tous dignes que j’entre dans leurs passions, il y a alors unité d’action, et non pas unité d’intérêt[1]. »

Depuis que j’ai pris la liberté de disputer contre M. de Lamotte sur cette petite question, j’ai relu le discours du grand Cor-

  1. « Je soupçonne qu’il y a erreur dans cette proposition, qui m’avait paru d’abord très-plausible ; je supplie M. de Lamotte de l’examiner avec moi. N’y a-t-il pas dans Rodogune plusieurs personnages principaux diversement intéressés ? Cependant il n’y a réellement qu’un seul intérêt dans la pièce, qui est celui de l’amour de Rodogune et d’Antiochus. Dans Britannicus, Agrippine, Néron, Narcisse, Britannicus, Junie, n’ont-ils pas tous des intérêts séparés ? ne méritent-ils pas tous mon attention ? Cependant ce n’est qu’à l’amour de Britannicus et de Junie que le public prend une part intéressante. Il est donc très-ordinaire qu’un seul et unique intérêt résulte de diverses passions bien ménagées. C’est un centre où plusieurs lignes différentes aboutissent ; c’est la principale figure du tableau, que les autres font paraître sans se dérober à la vue. Le défaut n’est pas d’amener sur la scène plusieurs personnages avec des désirs et des desseins différents ; le défaut est de ne savoir pas fixer notre intérêt sur un seul objet, lorsqu’on en présente plusieurs. C’est alors qu’il n’y a plus unité d’intérêt ; et c’est alors aussi qu’il n’y a plus unité d’action.

    « La tragédie de Pompée en est un exemple : César vient en Égypte pour voir Cléopâtre ; Pompée, pour s’y réfugier ; Cléopâtre veut être aimée, et régner ; Cornélie veut se venger sans savoir comment ; Ptolémée songe à conserver sa couronne. Toutes ces parties désassemblées ne composent point un tout ; aussi l’action est double et même triple, et le spectateur ne s’intéresse pour personne.

    « Si ce n’est point une témérité d’oser mêler mes défauts avec ceux du grand Corneille, j’ajouterai que mon Œdipe est encore une preuve que des intérêts très-divers, et, si je puis user de ce mot, mal assortis, font nécessairement une duplicité d’action. L’amour de Philoctète n’est point lié à la situation d’Œdipe, et dès là cette pièce est double. Il faut donc, je crois, s’en tenir aux trois unités d’action, de lieu et de temps, dans lesquelles presque toutes les autres règles, c’est-à-dire, etc. »

    Ce passage, ajouté en 1736, fut, en 1738, remplacé par ce qu’on lit aujourd’hui. (B.)