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MARTYRS.

point la fable de la légion thébaine, composée, dit l’auteur, de six mille six cents hommes, tous chrétiens venant d’Orient par le mont Saint-Bernard, martyrisée l’an 286, dans le temps de la paix de l’Église la plus profonde, et dans une gorge de montagnes où il est impossible de mettre trois cents hommes de front : fable écrite plus de cent cinquante ans après l’événement ; fable dans laquelle il est parlé d’un roi de Bourgogne qui n’existait pas ; fable enfin reconnue pour absurde par tous les savants qui n’ont pas perdu la raison.

Je m’en tiendrai au prétendu martyre de saint Romain.

Du martyre de saint Romain.

Saint Romain voyageait vers Antioche ; il apprend que le juge Asclépiade faisait mourir les chrétiens. Il va le trouver, et le défie de le faire mourir. Asclépiade le livre aux bourreaux : ils ne peuvent en venir à bout. On prend enfin le parti de le brûler. On apporte des fagots. Des juifs qui passaient se moquent de lui ; ils lui disent que Dieu tira de la fournaise Sidrac, Misac et Abdenago, mais que Jésus-Christ laisse brûler ses serviteurs ; aussitôt il pleut, et le bûcher s’éteint.

L’empereur, qui cependant était alors à Rome, et non dans Antioche, dit que « le ciel se déclare pour saint Romain, et qu’il ne veut rien avoir à démêler avec le Dieu du ciel. Voilà, continue le légendaire[1], notre Ananias délivré du feu aussi bien que celui des Juifs. Mais Asclépiade, homme sans honneur, fit tant par ses basses flatteries qu’il obtint qu’on couperait la langue à saint Romain. Un médecin qui se trouva là coupe la langue au jeune homme, et l’emporte chez lui proprement enveloppée dans un morceau de soie.

« L’anatomie nous apprend, et l’expérience le confirme, qu’un homme ne peut vivre sans langue.

« Romain fut conduit en prison. On nous a lu plusieurs fois que le Saint-Esprit descendit en langue de feu ; mais saint Romain, qui balbutiait comme Moïse tandis qu’il n’avait qu’une langue de chair, commença à parler distinctement dès qu’il n’en eut plus.

« On alla conter le miracle à Asclépiade comme il était avec l’empereur. Ce prince soupçonna le médecin de l’avoir trompé ; le juge menaça le médecin de le faire mourir. « Seigneur, lui dit-

  1. Le légendaire ne sait ce qu’il dit avec son Ananias. (Note de Voltaire.)