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JUSQU’À QUEL POINT

ON DOIT

TROMPER LE PEUPLE [1]




C’est une très-grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n’a jamais bien examiné ce problème délicat ; et de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu’elle a pu dans les têtes de la partie trompée.

Les honnêtes gens qui lisent quelquefois Virgile, ou les Lettres provinciales, ne savent pas qu’on tire vingt fois plus d’exemplaires de l’Almanach de Liège et du Courrier boiteux que de tous les bons livres anciens et modernes. Personne assurément n’a une vénération plus sincère que moi pour les illustres auteurs de ces almanachs et pour leurs confrères. Je sais que depuis le temps des anciens Chaldéens il y a des jours et des moments marqués pour prendre médecine, pour se couper les ongles, pour donner bataille, et pour fendre du bois. Je sais que le plus fort revenu, par exemple, d’une illustre académie consiste dans la vente des almanachs de cette espèce. Oserai-je, avec toute la soumission possible, et toute la défiance que j’ai de mon avis, demander quel mal il arriverait au genre humain si quelque puissant astrologue apprenait aux paysans et aux bons bourgeois des petites villes qu’on peut, sans rien risquer, se couper les ongles quand on veut, pourvu que ce soit dans une bonne intention ? Le peuple, me répondra-t-on, ne prendrait point des almanachs de ce nouveau venu. J’ose présumer au contraire qu’il se trouverait parmi

  1. Le prospectus de l’édition de 1756 indique cet article au nombre de ceux qui y sont nouveaux. Le chapitre xx du Traité sur la Tolérance a pour titre : S’il est utile d’entretenir le peuple dans la superstition. (B.)