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DE L’HORRIBLE DANGER


DE LA LECTURE[1]


(1765)




Nous Joussouf-Chéribi, par la grâce de Dieu mouphti du Saint-Empire ottoman, lumière des lumières, élu entre les élus, à tous les fidèles qui ces présentes verront, sottise et bénédiction.

Comme ainsi soit que Saïd-Effendi, ci-devant ambassadeur de la Sublime-Porte vers un petit État nommé Frankrom[2], situé entre l’Espagne et l’Italie, a rapporté parmi nous le pernicieux usage de l’imprimerie[3], ayant consulté sur cette nouveauté nos vénérables frères les cadis et imans de la ville impériale de Stamboul, et surtout les fakirs connus par leur zèle contre l’esprit, il a semblé bon à Mahomet et à nous de condamner, proscrire, anathématiser ladite infernale invention de l’imprimerie, pour les causes ci-dessous énoncées.

1o Cette facilité de comuniquer ses pensées tend évidemment à dissiper l’ignorance, qui est la gardienne et la sauvegarde des États bien policés.

  1. Cet opuscule est à la page 159 du tome III des Nouveaux Mélanges, qui porte le millésime de 1765. La date de l’hégire mise par Voltaire à son écrit correspond au 23 juillet 1730. Voltaire ne l’ignorait pas, puisque, dans son Histoire de Charles XII (voyez tome XVI, page 286), il dit que l’année 1124 de l’hégire revient à l’année 1712. (B.)
  2. Ce mot, composé de deux mots allemands, désigne à peu près cette portion de la France voisine du golfe appelé anciennement Gallicus sinus, et plus particulièrement soumise à la domination romaine. Mais la partie se prend ici pour le tout ; et peut-être faut-il lire, au lieu de Frankrom, le mot anglais Frenchdom, qui signifie royaume de France. (Cl.)
  3. On imprima à Constantinople dès la fin du xve siècle. Toderini cite, d’après Wolf, un livre de Leçon des enfants, ou Lexique hébraïque, imprimé dans cette ville en 1488. Mais l’imprimerie turque n’y date que de 1726. On en doit l’établissement à Saïd-Effendi, qui, en 1721, avait, en qualité de secrétaire d’ambassade, accompagné Mehemet-Effendi, son père, ambassadeur à la cour de France, et qui y fut lui-même ambassadeur en 1741. Au moment où Voltaire écrivait, l’imprimerie turque était depuis huit ans entièrement anéantie à Constantinople, et ne fut relevée qu’en 1784. (B.)