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FRAGMENT

dance ridicule et trop commune, abus intolérable, dont cet exemple fait assez voir les conséquences. Ce docteur ès lois, dans sa misère, trouve le secret d’associer toute sa famille à son imposture, sa mère, sa grand’mère, ses sœurs, tous ses parents qui logent avec lui, excepté un ancien sergent aux gardes. Il n’y a qu’un militaire dans toute cette bande, et c’est le seul honnête homme.

Liégard Du Jonquay se lie avec un cocher[1] et avec un clerc de procureur, qui doivent lui servir de témoins, et partager une partie du profit. Il s’assure de deux courtières, dont l’une avait été plusieurs fois enfermée à l’Hôpital, et qui depuis près d’un an avait fait monter Mme Véron, grand’mère de Du Jonquay, à la dignité de prêteuse sur gages. Toute cette troupe s’unit dans l’espérance d’avoir part aux cent mille écus. Voilà donc le docteur Liégard Du Jonquay et sa mère et sa grand’mère qui présentent requête au lieutenant criminel pour qu’on aille enfoncer les portes de la maison de M. le comte de Morangiés, dans laquelle on trouvera sans doute les cent mille écus en espèces. Et si on ne les trouve pas, la troupe de Du Jonquay dira que leur recherche montre leur bonne foi, et que le maréchal de camp a mis l’argent en sûreté.

Cependant la famille et le conseil s’assemblent ; ils ont quelque scrupule : un des complices remontre le danger qu’on peut courir dans cette affaire épineuse. On ne croira jamais que ni vous ni votre grand’mère ayez pu posséder cent mille écus en argent comptant, vous qui vivez si à l’étroit dans un troisième étage presque sans meubles, vous qui couchiez sur la paille dans un faubourg avant d’être logés ici !… Un des meilleurs esprits de la bande se charge alors de faire un roman vraisemblable. Par ce roman, la pauvre vieille grand’mère est transformée en veuve opulente d’un fameux banquier nommé Véron. Ce mari, mort il y a trente ans, lui a laissé sourdement, par un fidéicommis, de la vaisselle d’argent, des sommes immenses en or. Un ami intime, nommé Chotard, a rendu fidèlement ce dépôt à la vieille ; elle n’y a jamais touché pendant près de trente années ; elle a vécu noblement dans la plus extrême misère, pour faire un jour une grande fortune à son petit-fils Liégard Du Jonquay ; et elle n’attend que la restitution de cent mille écus prêtés à M. le comte de Morangiés, à six pour cent d’usure, pour acheter à M. Du Jonquay une charge de conseiller au parlement, car l’honneur de

  1. Gilbert ; voyez ci-dessus l’Essai sur les Probabilités, tome XXVIII, page 513.