Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome34.djvu/232

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Quelle différence entre un bavard athénien, avec son démon familier, et un prince qui fait les délices des hommes, et qui en fera la félicité !

J’ai vu à Amsterdam des Berlinois : Fruere fama lui, Germanice[1]. Ils parlent de votre Altesse royale avec des transports d’admiration. Je m’informe de votre personne à tout le monde. Je dis : Ubi est Deus meus[2] ? Deus tuus ? Deux tuus, me répond-on, a le plus beau régiment de l’Europe ; Deus tuus excelle dans les arts et dans les plaisirs ; il est plus instruit qu’Alcibiade, joue de la flûte comme Télémaque, et est fort au-dessus de ces deux Grecs ; et alors je dis comme le vieillard Siméon :

Quand mes yeux verront-ils le sauveur de ma vie[3] !

J’aurais déjà dû adresser à Notre Altesse royale cette Philosophie[4] promise et cette Pucelle non promise ; mais premièrement croyez, monseigneur, que je n’ai pas eu un instant dont j’aie pu disposer. Secondement, cette Pucelle et cette Philosophie vont tout droit à la ciguë. Troisièmement, soyez persuadé que la curiosité que vous excitez dans l’Europe, comme prince et comme être pensant, a continuellement les yeux sur vous. On épie nos démarches et nos paroles[5] ; on mande tout, on sait tout.

Il y a par le monde des vers charmants qu’on attribue à Auguste-Virgile-Frédéric, quand Tournemine dit :

Il avouera, voyant cette figure immense,
Que la matière pense[6].

Ce n’est pas Votre Altesse royale qui m’a envoyé cela ; d’où le sais-je ? Croyez, monseigneur, que tout ministre étranger, quelque attaché qu’il vous soit, et quelque aimable qu’il puisse être, sacri-

  1. Fruiturque fama sui. (Tacite, Annales, II, xiii)
  2. Ubi est Deus tuus. (Psalm. XLI, versets 4 et 11.)
  3. Saint Luc, II, 30.
  4. Le Traité de métaphysique.
  5. Voici ce que Mme du Châtelet écrivait à d’Argental, dans une lettre de janvier 1737 : « Ce que vous pouvez et ce dont je vous supplie, c’est de lui écrire (à Voltaire) que vous savez que le roi de Prusse ouvre toutes les lettres de son fils ; que M. de La Chétardie (ministre du roi de France auprès de celui de Prusse) épie tout ce qui le concerne en Prusse, et qu’il ne peut être trop réservé dans tout ce qu’il enverra et tout ce qu’il écrira au prince royal. » De 1730 à 1753 le grand Frédéric lui-même ne rougit pas de violer le secret des lettres que Voltaire recevait et écrivait. (Cl.)
  6. Ces deux vers font partie d’une épigramme de Frédéric contre La Croze. Voyez page 226.