Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/257

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point vous êtes absurde ; vous souffrez que des citoyens au service de Sa Majesté soient jetés aux chiens, pendant qu’à Rome et dans tous les autres pays on les traite honnêtement pendant leur vie et après leur mort. »

Grizel répondit : « Ne voyez-vous pas que c’est parce que nous sommes un peuple grave, sérieux, conséquent, supérieur en tout aux autres peuples ? La moitié de Paris est convulsionnaire ; il faut que ces gens-là en imposent à ces libertins qui se contentent d’obéir au roi, qui ne contrôlent point ses actions, qui aiment sa personne, qui lui payent avec allégresse de quoi soutenir la gloire de son trône, qui, après avoir satisfait à leur devoir, passent doucement leur vie à cultiver les arts, qui respectent Sophocle et Euripide, et qui se damnent à vivre en honnêtes gens.

« Ce monde-ci (il faut que j’en convienne) est un composé de fripons, de fanatiques et d’imbéciles, parmi lesquels il y a un petit troupeau séparé qu’on appelle la bonne compagnie ; ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain ; c’est pour lui que les plaisirs honnêtes sont faits ; c’est pour lui plaire que les plus grands hommes ont travaillé ; c’est lui qui donne la réputation, et, pour vous dire tout, c’est lui qui nous méprise, en nous faisant politesse quand il nous rencontre. Nous tâchons tous de trouver accès auprès de ce petit nombre d’hommes choisis, et depuis les jésuites jusqu’aux capucins, depuis le P. Quesnel jusqu’au maraud qui fait la Gazette ecclésiastique[1], nous nous plions en mille manières pour avoir quelque crédit sur ce petit nombre, dont nous ne pouvons jamais être. Si nous trouvons quelque dame qui nous écoute, nous lui persuadons qu’il est essentiel, pour aller au ciel, d’avoir les joues pâles, et que la couleur rouge déplaît mortellement aux saints du paradis. La dame quitte le rouge, et nous tirons de l’argent d’elle.

« Nous aimons à prêcher, parce qu’on loue les chaises ; mais comment voulez-vous que les honnêtes gens écoutent un ennuyeux discours, divisé en trois points, quand ils ont l’esprit occupé des beaux morceaux de Cinna, de Polyeucte, des Horaces, de Pompée, de Phèdre, et d’Athalie ? C’est là ce qui nous désespère.

« Nous entrons chez une dame de qualité ; nous demandons ce qu’on pense du dernier sermon du prédicateur de Saint-Roch ; le fils de la maison nous répond par une tirade de Racine. Avez-

  1. Voyez la note, tome XXI, page 419.