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ESCALADES DANS LES ALPES.

peu par des pentes douces ; ses crevasses, fort petites, sont faciles à éviter ; une fois entré sur la glace, il suffit de monter le plus directement possible vers le sud, et on atteint en deux heures le sommet du col.

Nous nous attachâmes à la corde selon notre habitude, quand nous entrâmes sur le glacier. Biener, qui avait souvent traversé ce passage, fut placé en tête de la troupe, dans l’espoir que sa parfaite connaissance des lieux nous ferait gagner un peu de temps de l’autre côté du col. Nous avions déjà fait la moitié de la montée, quand un petit nuage descendit sur nous, semblable à une gaze transparente ; il ne nous vint pas à l’idée que cette vapeur si légère pût nous causer le moindre embarras ; aussi négligeai-je de constater, en temps utile, la direction que nous devions suivre, c’est-à-dire d’observer notre situation précise par rapport au sommet du col sur lequel nous devions toujours nous diriger.

Biener commença par avancer sans hésiter, en suivant une ligne assez droite ; mais bientôt il dévia tantôt à droite, tantôt à gauche. Dès que Croz s’en aperçut, il s’élança en avant, et, saisissant le jeune guide par les épaules, il le secoua rudement ; puis, le traitant d’imbécile, il lui ordonna de se détacher à l’instant, et de passer à l’arrière-garde. Biener épouvanté obéit sans murmurer. Croz nous guida vivement en avant, et, pendant quelques minutes, nous remit dans la ligne droite ; mais bientôt il me sembla qu’il commençait à incliner fortement sur la gauche. Je voulus regarder en arrière ; le brouillard, devenu trop épais, ne nous permettait même pas d’apercevoir les traces de nos pas ; nous continuâmes donc à suivre notre guide. À la fin, ceux qui étaient en arrière, et par conséquent plus en état de juger notre position, conçurent la même inquiétude que moi et tirèrent la corde pour avertir Croz, et lui demander ce qu’il en pensait. Il prit nos observations en bonne part ; mais, quand Biener voulut aussi exposer son opinion, il perdit patience, et dit au jeune guide : « Vous êtes un imbécile ! voulez-vous parier vingt francs contre un que mon chemin est plus droit que le vôtre ? vingt francs, entendez-vous, imbécile ? »