Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/181

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Il fallut que madame Théodore se cachât au fond de la cuisine, pour éviter Chrétiennot qui entrait. Elle l’aperçut, toujours bien mis, pincé dans une redingote, avec sa face mince, sa grande barbe soignée, son air vaniteux de petit homme sec et rageur. Ses quatorze années de bureau déjà l’avaient desséché, et le café l’achevait, la passion des longues heures passées dans un café voisin. Elle se sauva.

Lentement, traînant les pieds, madame Théodore dut revenir rue Marcadet, où logeaient les Toussaint. Du côté de son frère, non plus, elle n’espérait pas grand’chose, car elle savait dans quelle malchance et dans quels embarras le ménage était tombé. À cinquante ans, au dernier automne, Toussaint avait eu une attaque, un commencement de paralysie, qui, pendant près de cinq mois, venait de le clouer sur une chaise. Jusque-là, il s’était vaillamment conduit, bon travailleur, ne buvant pas, élevant ses trois enfants, une fille mariée à un menuisier, partie au Havre avec son mari, un garçon mort soldat au Tonkin, un autre garçon, Charles, revenu du service, et redevenu mécanicien. Mais cinq mois de maladie avaient épuisé le peu d’argent placé à la Caisse d’épargne, et Toussaint, remis à peu près sur ses jambes, en était à recommencer sa vie, sans un sou, comme s’il avait eu vingt ans.

Madame Théodore trouva sa belle-sœur, madame Toussaint, seule dans l’unique pièce, tenue très proprement, où vivait le ménage ; et il n’y avait, à côté, qu’un étroit cabinet, dans lequel couchait Victor. Madame Toussaint était une grosse femme que l’embonpoint envahissait, malgré tout, malgré le tracas et le jeûne. Elle avait une figure ronde et noyée, éclairée de petits yeux vifs, très brave femme, un peu commère, friande aussi, n’ayant d’autre défaut que d’adorer faire de la bonne cuisine. Tout de suite, avant que l’autre ouvrît la bouche, elle comprit le but de la visite.