Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/191

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— Que voulez-vous ? fit remarquer Charles, quand on vous pousse à bout, on devient enragé.

Tous les trois s’étaient lavés à grande eau, et Toussaint, qui venait d’apercevoir le patron, s’attarda, attendit pour lui demander une avance. Justement, Grandidier, après avoir serré cordialement la main de Pierre, s’avança de lui-même au-devant du vieil ouvrier, qu’il estimait. Il l’écouta, se décida à lui donner un mot sur une carte pour le caissier. Mais il était très réfractaire au système des avances, les ouvriers ne l’aimaient point, le disaient rude, malgré sa réelle bonté, parce qu’il croyait devoir énergiquement défendre sa situation de patron, sans pouvoir céder en rien, sous peine de ruine. Quand la concurrence était si âpre, quand le système capitaliste nécessitait une si terrible lutte de toutes les heures, comment admettre les réclamations du salariat, même légitimes ?

Et Pierre, en partant, après s’être de nouveau entendu avec Thomas sur les réponses qu’il rapportait à son frère, eut une brusque pitié, lorsqu’il vit dans la cour Grandidier, sa tournée faite, retourner au pavillon clos, où l’attendait l’affreuse tristesse du drame de son cœur. Quelle secrète et inguérissable désespérance cet homme dans le combat de la vie, défendant sa fortune, fondant sa maison au milieu de la furieuse bataille entre le capital et le salariat, et ne trouvant à son foyer, pour le repos du soir, que l’angoisse de sa femme folle, sa femme adorée, redevenue enfant, morte à l’amour ! Même les jours où il triomphait, il avait en rentrant cette irrémédiable défaite. En était-il donc un plus malheureux, plus à plaindre, parmi les pauvres qui mouraient de faim, parmi les tristes ouvriers, les vaincus du travail qui l’exécraient et l’enviaient ?

Lorsque Pierre se retrouva dans la rue, il eut l’étonnement de voir encore là les deux femmes, madame Tous-