Pandora

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La Revue hebdomadaireSeptembre 1921 (p. 32-44).

AMOURS DE VIENNE

PANDORA


Deux âmes, hélas ! se partageaient mon sein et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une, ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux.
Faust
.

I

Vous l’avez tous connue, ô mes amis ! la belle Pandora du théâtre de Vienne. Elle vous a laissé sans doute, ainsi qu’à moi-même, de cruels et doux souvenirs ! C’était bien à elle, peut-être, — à elle, en vérité, — que pouvait s’appliquer l’indéchiffrable énigme gravée sur la pierre de Bologne : ÆLIA LÆLIA. Nec vir, nec mulier, nec androgyna, etc. « Ni homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble… » Enfin, la Pandora, c’est tout dire, car je ne veux pas dire tout.

Ô Vienne, la bien gardée ! rocher d’amour des paladins, comme disait le vieux Menzel, tu ne possèdes pas la coupe bénie du Saint-Graal mystique, mais le Stock-im-Eisen des braves compagnons ! Ta montagne d’aimant attire invinciblement la pointe des épées, et le Magyar jaloux, le Bohême intrépide, le Lombard généreux mourraient pour te défendre aux pieds divins de Maria Hilf.

Je n’ai pu moi-même planter le clou symbolique dans le tronc chargé de fer (Stock-im-Eisen) posé à l’entrée du Graven, à la porte d’un bijoutier, — mais j’ai versé mes plus douces larmes et les plus pures affections de mon cœur le long des places et des rues, sur les bastions, dans les allées de l’Augarten et sous les bosquets du Prater. J’ai attendri de mes chants d’amour les biches timides et les faisans privés. J’ai promené mes rêveries sur les rampes gazonnées de Schœnbrunn. J’adorais les pâles statues de ces jardins que couronne la gloriette de Marie-Thérèse, et les chimères du vieux palais m’ont ravi mon cœur pendant que j’admirais leurs yeux divins et que j’espérais m’allaiter à leurs seins de marbre éclatant.

Pardonne-moi d’avoir surpris un regard de tes beaux yeux, auguste archiduchesse, dont j’aimais tant l’image peinte sur une enseigne de magasin. Tu me rappelais l’autre… rêve de mes jeunes amours, pour qui j’ai si souvent franchi l’espace qui séparait mon toit natal de la ville des Stuart ! J’allais à pied traversant plaines et bois, rêvant à la Diane valoise qui protège les Médicis, et quand, au-dessus des maisons du Pecq et du pavillon d’Henri IV, j’apercevais les tours de brique couronnées d’ardoises, alors je traversais la Seine qui languit et se replie autour de ses îles, et je m’engageais dans les ruines solennelles du vieux château de Saint-Germain. L’aspect ténébreux des hauts portiques, où plane la souris chauve, où fuit le lézard, où bondit le chevreau qui broute les vertes acanthes, me remplissait de joie et d’amour. Puis, quand j’avais gagné le plateau de la montagne, fut-ce à travers le vent et l’orage, quel bonheur encore d’apercevoir au-delà des maisons la côte bleuâtre de Mareil, avec son église où reposent les cendres du vieux seigneur de Monteynard.

Le souvenir de mes belles cousines, ces intrépides chasseresses que je promenais autrefois dans les bois, belles toutes deux comme les filles de Léda, m’éblouit encore et m’enivre.

Pourtant je n’aimais qu’elle, alors !

Il faisait très froid à Vienne le jour de la Saint-Sylvestre et je me plaisais beaucoup dans le boudoir de la Pandora. Une lettre qu’elle faisait semblant d’écrire n’avançait guère, et les délicieuses pattes de mouche de son écriture s’entremêlaient follement avec je ne sais quels arpèges mystérieux qu’elle tirait par instant des cordes de sa harpe, dont la crosse disparaissait sous les enlacements d’une sirène dorée. Tout à coup, elle se jeta à mon col et m’embrassa, en disant avec un fou rire : « Tiens, c’est un petit prêtre ! il est bien plus amusant que mon baron. »

J’allai me rajuster à la glace, car mes cheveux châtains se trouvaient tout défrisés, et je rougis d’humiliation en sentant que je n’étais aimé qu’à cause d’un certain petit air ecclésiastique que me donnaient mon air timide et mon habit noir.

— Pandora, lui dis-je, ne plaisantons pas avec l’amour, ni avec la religion, car c’est la même chose en vérité.

— … Laissez-moi mon illusion.

— Pandora, dis-je avec amertume, je ne remettrai plus cet habit noir, et, quand je reviendrai chez vous, je porterai mon habit bleu à boutons dorés qui me donne l’air cavalier.

— Je ne vous recevrai qu’en habit noir, dit-elle. Et elle appela sa suivante :

— Roschen !… si monsieur que voilà se présente en habit bleu, vous le mettrez dehors et vous le consignerez à la porte de l’hôtel. J’en ai bien assez, ajouta-t-elle avec colère, des attachés d’ambassade en bleu avec leurs boutons à couronne, et des officiers de Sa Majesté Impériale, et des Magyars avec leurs habits de velours et leurs toques à aigrettes. Ce petit-là me servira d’abbé. Adieu, l’abbé, c’est convenu, vous viendrez me chercher demain en voiture et nous irons en partie fine au Prater… mais vous serez en habit noir !

Chacun de ces mots m’entrait au cœur comme une épine. Un rendez-vous, un rendez-vous positif, pour le lendemain, premier jour de l’année, et en habit noir encore. Et ce n’était pas tant l’habit noir qui me désespérait, mais ma bourse était vide. Quelle honte ! vide, hélas ! le propre jour de la Saint-Sylvestre !… Poussé par un fol espoir, je me hâtai de courir à la poste pour voir si mon oncle ne m’avait pas adressé une lettre chargée. Ô bonheur ! on me demande deux florins et l’on me remet une épître qui porte le timbre de France. Un rayon de soleil tombait d’aplomb sur cette lettre insidieuse. Les lignes s’y suivaient impitoyablement sans le moindre croisement de mandat sur la poste ou d’effets de commerce. Elle ne contenait de toute évidence que des maximes de morale et des conseils d’économie.

Je la rendis en feignant prudemment une erreur de gilet, et je frappai avec une surprise affectée des poches qui ne rendaient aucun son métallique, puis je me précipitai dans les rues populeuses qui entourent Saint-Étienne.

Heureusement, j’avais à Vienne un ami. C’était un garçon fort aimable, un peu fou comme tous les Allemands, docteur en philosophie, et qui cultivait avec agrément quelques dispositions vagues à l’emploi de ténor léger.

Je savais bien où le trouver, c’est-à-dire chez sa maîtresse, une nommée Rosa, figurante au théâtre de Leopoldstadt. Il lui rendait visite tous les jours de deux à cinq heures. Je traversai rapidement la Rothenthor, je montai le faubourg, et dès le bas de l’escalier je distinguai la voix de mon compagnon, qui chantait d’un ton langoureux :

Einen Kuss von rosiger Lippe,
Und ich fürchte nicht Sturm und nicht Klippe !

Le malheureux s’accompagnait d’une guitare, ce qui n’est pas encore ridicule à Vienne, et se donnait des poses de ménestrel ; je le pris à part et lui confiai ma situation.

— Mais tu ne sais pas, me dit-il, que c’est aujourd’hui la Saint-Sylvestre…

— Oh ! c’est juste ! m’écriai-je en apercevant sur la cheminée de Rosa une magnifique garniture de vases remplis de fleurs. Alors, je n’ai plus qu’à me percer le cœur ou à m’en aller faire un tour vers l’île Lobau, là où se trouve la plus forte branche du Danube…

— Attends encore, dit-il en me saisissant le bras.

Nous sortîmes. Il me dit :

— J’ai sauvé ceci des mains de Dalilah… Tiens, voilà deux écus d’Autriche ; ménage-les bien et tâche de les garder intacts jusqu’à demain, car c’est le grand jour.

Je traversai les glacis couverts de neige et je rentrai à Leopoldstadt où je demeurais chez des blanchisseuses. J’y trouvai une lettre qui me rappelait que je devais participer à une brillante représentation où assisterait une partie de la cour et de la diplomatie. Il s’agissait de jouer des charades. Je pris mon rôle avec humeur car je ne l’avais guère étudié. La Kathi vint me voir, souriante et parée, bionda grassota, comme toujours, et me dit des choses charmantes dans son patois mélangé de morave et de vénitien. Je ne sais trop quelle fleur elle portait à son corsage ; et je voulais l’obtenir de son amitié. Elle me dit d’un ton que je ne lui avais pas connu encore : « Jamais, pour moins de zehn Gulden Convention-mink » (de dix florins en monnaie de convention).

Je fis semblant de ne pas comprendre. Elle s’en alla furieuse, et me dit qu’elle irait trouver son vieux baron, qui lui donnerait de plus riches étrennes.

Me voilà libre. Je descends le faubourg en étudiant mon rôle que je tenais à la main. Je rencontrai Wahby la Bohême, qui m’adressa un regard languissant et plein de reproches. Je sentis le besoin d’aller dîner à la Porte-Rouge, et je m’inondai l’estomac d’un tokay rouge à trois kreutzers le verre dont j’arrosai des côtelettes grillées, du wurschell et un entremets d’escargots.

Les boutiques illuminées regorgeaient de visiteuses et mille fanfreluches, bamboches et poupées de Nuremberg grimaçaient aux étalages accompagnées d’un concert enfantin de tambours de basque et de trompettes de fer-blanc.

« Diable de conseiller intime de sucre candi ! » m’écriai-je en souvenir d’Hoffmann, et je descendis rapidement les degrés usés de la taverne des Chasseurs. On chantait la Revue nocturne du poète Zedlitz. La grande ombre de l’empereur planait sur l’assemblée joyeuse, et je fredonnais en moi-même : « Ô Richard !… » Une fille charmante m’apporta un verre de baierisch-bier, et je n’osai l’embrasser, parce que je songeais au rendez-vous du lendemain. Je ne pouvais tenir en place. J’échappai à la joie tumultueuse de la taverne, et j’allai prendre mon café au Graben. En traversant la place Saint-Étienne, je fus reconnu par une bonne vieille décrotteuse qui me cria selon son habitude : « Sa… n… de D… ! » seul mot français qu’elle eût retenu de l’invasion impériale. Cela me fit songer à la représentation du soir, car autrement je serais allé m’incruster dans quelque stalle du théâtre de la porte de Carinthie où j’avais l’usage d’admirer beaucoup M. Lutzer. Je me fis cirer, car la neige avait fort détérioré ma chaussure !

Une bonne tasse de café me remit en état de me présenter au palais ; les rues étaient pleines de Lombards, de Bohèmes et de Hongrois en costumes. Les diamants, les rubis et les opales étincelaient sur leur poitrine, et la plupart se dirigeaient vers le Burg pour aller présenter leurs hommages à la famille impériale.

Je n’osai me mêler à cette foule éclatante mais le souvenir chéri de l’autre… me protégea encore contre les charmes de l’artificieuse Pandora.

II

Je suis obligé d’expliquer que Pandora fait suite aux aventures que j’ai publiées autrefois dans la Revue de Paris, et réimprimées dans l’introduction de mon Voyage en Orient, sous ce titre : les Amours de Vienne. Des raisons de convenance qui n’existent plus, j’espère, m’avaient forcé de supprimer ce chapitre. S’il faut encore un peu de clarté, permettez-moi de faire réimprimer les lignes qui précédaient jadis ce passage de mes Mémoires. J’écris les miens sous plusieurs formes, puisque c’est la mode aujourd’hui. Ceci est un fragment d’une lettre confidentielle adressée à M. Théophile Gautier, qui n’a vu le jour que par suite d’une indiscrétion de la police de Vienne, — à qui je pardonne, — et il serait trop long, dangereux peut-être, d’appuyer sur ce point.

Voici le passage que les curieux ont le droit de reporter en tête du premier article de Pandora.

« Représente-toi une grande cheminée de marbre sculpté. Les cheminées sont rares à Vienne, et n’existent guère que dans les palais. Les fauteuils et les divans ont les pieds dorés. Autour de la salle, il y a des consoles dorées ; et les lambris… ma foi, il y a aussi des lambris dorés. La chose est complète comme tu vois. Devant cette cheminée, trois dames charmantes sont assises : l’une est de Vienne ; les deux autres sont, l’une Italienne, l’autre Anglaise. L’une des trois est la maîtresse de la maison. Des hommes qui sont là, deux sont comtes, un autre est un prince hongrois, un autre est ministre, les autres sont des jeunes gens pleins d’avenir. Les dames ont parmi eux des maris et des amants dévoués, connus ; mais tu sais que les amants passent en général à l’état de maris, c’est-à-dire ne comptent plus comme individualité masculine. Cette remarque est très forte, songes-y bien.

« Ton ami se trouve donc seul d’homme dans cette société à bien juger sa position ; la maîtresse de la maison mise à part (cela doit être), ton ami a donc des chances de fixer l’attention des deux dames qui restent, et même il a peu de mérite à cela par les raisons que je viens d’expliquer.

« Ton ami a dîné confortablement ; il a bu des vins de France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur, il est bien mis, son linge d’une finesse exquise, ses cheveux sont soyeux et frisés très légèrement. Ton ami fait du paradoxe, ce qui est usé depuis dix ans chez nous, et ce qui est ici tout neuf. Les seigneurs étrangers ne sont pas de force à lutter sur ce bon terrain que nous avons tant remué. Ton ami flamboie et pétille ; on le touche, il est tout en feu.

« Voilà un homme bien posé ; il plaît prodigieusement aux dames[1] ; les hommes sont très charmés aussi. Les gens de ce pays sont si bons. Ton ami passe donc pour un causeur agréable. On se plaint qu’il parle peu ; mais, quand il s’échauffe, il est très bien !

« Je te dirai que, des deux dames, il en est une qui me plaît beaucoup, et l’autre beaucoup aussi. Toutefois l’Anglaise a un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fauteuil ; de beaux cheveux blonds à reflets rouges, la peau si blanche, de la soie, de la ouate et des tulles, des perles et des opales ; on ne sait pas trop ce qu’il y a au milieu de tout cela, mais c’est si bien arrangé !

« C’est un genre de beauté et de charme que je commence à présent à comprendre ; je vieillis. Si bien que me voilà à m’occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son fauteuil. L’autre paraissait s’amuser beaucoup dans la conversation d’un monsieur d’un certain âge qui semble fort épris d’elle et dans les conditions d’un patito tudesque, ce qui n’est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue ; je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et le teint des blondes. Voici l’autre, qui nous écoutait d’une oreille, qui quitte brusquement la conversation de son soupirant et se mêle à la nôtre. Je veux tourner la question. Elle avait tout entendu. Je me hâte d’établir une distinction pour les brunes qui ont la peau blanche ; elle me répond que la sienne est noire… de sorte que voilà ton ami réduit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. Alors je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J’en étais fâché, parce qu’après tout elle est fort belle et fort majestueuse dans sa robe blanche, et ressemble à la Grisi dans le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m’avait servi, du reste, à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me rencontre au casino avec l’un des comtes qui étaient là ; nous allons par occasion dîner ensemble, puis au spectacle. Nous nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux dames dont j’ai parlé plus haut, il me propose de me présenter à l’une d’elles : la noire. J’objecte ma maladresse précédente. Il me dit qu’au contraire cela avait très bien fait. — Cet homme est profond. »

De colère, je renversai le paravent, qui figurait un salon de campagne. — Quel scandale ! — Je m’enfuis du salon à toutes jambes, bousculant, le long des escaliers, des foules d’huissiers à chaînes d’argent et d’heiduques galonnés, et m’attachant des pattes de cerf, j’allai me réfugier honteusement dans la taverne des Chasseurs.

Là je demandai un pot de vin nouveau, que je mélangeai d’un pot de vin vieux, et j’écrivis à la déesse une lettre de quatre pages, d’un style abracadabrant. Je lui rappelais les souffrances de Prométhée, quand il mit au jour une créature aussi dépravée qu’elle. Je critiquai sa boîte à malice et son ajustement de bayadère. J’osai même m’attaquer à ses pieds serpentins, que je voyais passer insidieusement sous sa robe. Puis j’allai porter la lettre à l’hôtel où elle demeurait.

Sur quoi je retournai à mon petit logement de Leopolstadt, où je ne pus dormir de la nuit. Je la voyais dansant toujours avec deux cornes d’argent ciselé, agitant sa tête empanachée, et faisant onduler son col de dentelles gaufrées sur les plis de sa robe de brocart.

Qu’elle était belle en ses ajustements de soie et de pourpre levantine, faisant luire insolemment ses blanches épaules, huilées de la sueur du monde. Je la domptai en m’attachant désespérément à ses cornes, et je crus reconnaître en elle l’altière Catherine, impératrice de toutes les Russies. J’étais moi-même le prince de Ligne, et elle ne fit pas de difficulté de m’accorder la Crimée, ainsi que l’emplacement de l’ancien temple de Thoas. — Je me trouvai tout à coup moelleusement assis sur le trône de Stamboul.

— Malheureuse ! lui dis-je, nous sommes perdus par ta faute, et le monde va finir ! Ne sais-tu pas qu’on ne peut plus respirer ici ? L’air est infecté de tes poisons, et la dernière bougie qui nous éclaire encore tremble et pâlit au souffle impur de nos haleines… De l’air ! de l’air ! Nous périssons !

— Mon seigneur, cria-t-elle, nous n’avons à vivre que sept mille ans. Cela fait encore mille cent quarante !

— Septante sept mille ! lui dis-je, et des millions d’années en plus : tes nécromanciens se sont trompés.

Alors elle s’élança, rajeunie, des oripeaux qui la couvraient, et son vol se perdit dans le ciel pourpré du lit à colonnes. Mon esprit flottant voulut en vain la suivre : elle avait disparu pour l’éternité.

J’étais en train d’avaler quelques pépins de grenade. Une sensation douloureuse succéda dans ma gorge à cette distraction. Je me trouvais étranglé. On me trancha la tête qui fut exposée à la porte du sérail, et j’étais mort tout de bon, si un perroquet passant à tire d’ailes n’eût avalé quelques-uns des pépins que j’avais rejetés.

Il me transporta à Rome sous les berceaux fleuris de la treille du Vatican, où la belle Impéria trônait à la table sacrée, entourée d’un conclave de cardinaux. À l’aspect des plats d’or, je me sentis revivre et je lui dis : « Je te reconnais bien, Jésabel ! » Puis un craquement se fit dans la salle. C’était l’annonce du Déluge, opéra en trois actes. Il me sembla alors que mon esprit perçait la terre, et, traversant à la nage les bancs de corail de l’Océan et la mer pourprée des tropiques, je me trouvai jeté sur la rive ombragée de l’île des Amours. C’était la plage de Taïti. Trois jeunes filles m’entouraient et me faisaient peu à peu revenir. Je leur adressai la parole. Elles avaient oublié la langue des hommes. « Salut, mes sœurs du Ciel », leur dis-je en souriant.

Je me jetai hors du lit comme un fou ; il faisait grand jour, il fallait attendre jusqu’à midi pour attendre l’effet de ma lettre. La Pandora dormait encore quand j’arrivai chez elle. Elle bondit de joie et me dit : « Allons au Prater, je vais m’habiller. » Pendant que je l’attendais dans son salon, le prince*** frappa à la porte et me dit qu’il revenait du château. Je l’avais cru dans ses terres. Il me parla longtemps de sa force à l’épée, et de certaines rapières dont les étudiants du Nord se servent dans leurs duels. Nous nous escrimions dans l’air quand notre double étoile apparut. Ce fut alors à qui ne sortirait pas du salon. Ils se mirent à causer dans une langue que j’ignorais ; mais je ne lâchai pas un pouce de terrain. Nous descendîmes l’escalier tous trois ensemble, et le prince nous accompagna jusqu’à l’entrée du Kohlmarket.

« Vous avez fait de belles choses, me dit-elle, voilà l’Allemagne en feu pour un siècle. »

Je l’accompagnai chez son marchand de musique ; et, pendant qu’elle feuilletait des albums, je vis accourir le vieux marquis en uniforme de maggiare, mais sans bonnet, qui s’écriait : « Quelle imprudence ! les deux étourdis vont se tuer pour l’amour de vous ! » Je brisai cette conversation ridicule, en faisant avancer un fiacre. La Pandora donna l’ordre de toucher Dorothe-Gasse chez sa modiste. Elle y resta enfermée une heure, puis elle dit en sortant : « Je ne suis entourée que de maladroits. — Et moi ? observai-je humblement. — Oh ! vous, vous avez le numéro un. — Merci ! répliquai-je. »

Je parlai confusément du Prater, mais le vent avait changé. Il fallut la ramener honteusement à son hôtel et mes deux écus d’Autriche furent à peine suffisants pour payer le fiacre.

De rage, j’allai me renfermer chez moi, où j’eus la fièvre. Le lendemain matin, je reçus un billet de répétition qui m’enjoignait d’apprendre le rôle de la Vieille, pour jouer la pièce intitulée : Deux mois dans la forêt.

Je me gardai bien de me soumettre à une nouvelle humiliation, et je repartis pour Salzbourg, où j’allai réfléchir amèrement dans l’ancienne maison de Mozart, habitée aujourd’hui par un chocolatier.

Je n’ai revu la Pandora que l’année suivante, dans une froide capitale du Nord. Sa voiture s’arrêta tout à coup au milieu de la grande place, et un sourire divin me cloua sans force sur le sol. « Te voilà encore, enchanteresse, m’écriais-je, et la boîte fatale, qu’en as-tu fait ? — Je l’ai remplie pour toi, dit-elle, des plus beaux joujoux de Nuremberg. Ne viendras-tu pas les admirer ? »

Mais je me pris à fuir à toutes jambes vers la place de la Monnaie. « Ô fils des dieux, père des hommes ! criait-elle, arrête un peu. C’est aujourd’hui la Saint-Sylvestre comme l’an passé… Où as-tu caché le feu du ciel que tu dérobas à Jupiter ? »

Je ne voulus pas répondre : le nom de Prométhée me déplaît toujours singulièrement, car je sens encore à mon flanc le bec éternel du vautour dont Alcide m’a délivré.

Ô Jupiter ! quand finira mon supplice ?


GÉRARD DE NERVAL.
  1. Nous disons encore les dames, quoiqu’il soit de bon ton, dans le monde, de dire les femmes. (Note de l’auteur.)