Paolo

La bibliothèque libre.
Émile Zola — L’Amoureuse ComédieCharpentier (p. 270-290).


PAOLO

(FRAGMENTS)


I


La foule, à deux genoux devant la Vierge sainte,
Priait dévotement en regardant le ciel.
Les vitraux pâlissaient et les feux de l’autel
N’éclairaient qu’à demi les piliers de l’enceinte.
On était à ce mois où tout rit dans les champs,
Où la terre s’éveille aux baisers du printemps
Et se pare de fleurs, comme la jeune fille
Qui met tous ses bijoux pour un premier quadrille ;

Mois des jeunes amours où la vierge, le soir,
Troublée et ne pouvant chasser sa rêverie,
Vient par besoin d’aimer s’adresser à Marie,
S’enivrer des parfums que jette l’encensoir,
Et, comme à quelque amant, prodiguer dans sa fièvre
À son froid crucifix les baisers de sa lèvre.
Filles, filles de Dieu, dans l’ombre des arceaux,
Quand, pâles sous la bure, à genoux et tremblantes,
Vous frappez de vos fronts les dalles des tombeaux ;
Quand l’orgue gronde et jette aux voûtes frémissantes
Ses sanglots, ses soupirs, ses mille voix d’airain ;
Quand l’autel est en feu, que le parfum s’élève,
Que monte un chant d’amour dans le temple divin,
Et, que les yeux noyés, voyant comme en un rêve,
Vous vous courbez encor, sur l’ivoire des croix
La lèvre palpitante et la bouche sans voix :
Dites, oh ! dites-moi, vous les pudiques nonnes,
À qui s’adresse donc ce long embrassement ?
Pour qui donc ont pâli vos fronts sous vos couronnes ?
Et qui cherchent vos mains, fluettes et mignonnes,
Que paraissent brûler les baisers d’un amant ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Pendant un mois entier, de pâles jeunes filles
S’agenouillent ainsi devant cet humble autel ;
Et, craignant leurs vingt ans dans les sombres charmilles,
Elles viennent aimer sous les regards du ciel.

Elles sont toutes là, nombreuses et pressées,
Dans le coin le plus noir du vaste monument,
En extase et laissant échapper par moment,
Un cantique d’amour sous les voûtes glacées.
Et l’on dirait alors, aux échos des piliers,
Ouïr sur leurs tombeaux les anciens chevaliers,
Les dames, les varlets, secouant leur poussière,
Dans leurs versets mourants répondre aux saints de pierre.
Se retournant parfois, ses grands yeux effarés,
Une vierge se penche, écoute ces murmures,
Ce chant confus qui sort des chapelles obscures,
Ces roulements lointains dans les parvis sacrés,
Et cherche à distinguer si ces clameurs étranges
Sont les cris des démons ou les lyres des anges.
Mais la faible lueur qui tombe du flambeau
N’éclaire que l’autel. Aux colonnes gothiques,
Elle jette soudain des reflets fantastiques,
Dans l’ombre fait blanchir le marbre d’un tombeau,
Et, venant à jouer sous les sombres portiques,
Semble les agiter comme un mouvant rideau.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·


II


Dis-moi, que fais-tu là, t’éloignant des flambeaux,
Forme noire, immobile, appuyée à ces grilles ?

Est-ce toi qui te plais à pousser ces sanglots,
Afin d’épouvanter les folles jeunes filles ?
Serais-tu Gabriel ou bien l’Ange déchu ?
Viens-tu donc pour prier ou, de ta main maudite,
Voler la coupe sainte et le lin du lévite ?
Dans cet angle, oh ! dis-moi, fantôme, que fais-tu ?

Mais c’est toi, mon Paolo, mon enfant, mon doux frère ;
Toi, le fils de cet âge, et qui dans la poussière
N’incline pas ton front que le doute pâlit ;
Toi, non l’Ange du mal, non l’Ange de lumière,
Mais l’homme faible et bon, si grand et si petit !
Enfant, l’église est froide et la pierre est humide
Pour celui qui s’arrête à l’autel sans prier ;
Et la voûte n’est plus que l’image du vide,
Dès qu’on doute du Dieu qui l’emplit en entier.
Enfant, tu ne crois plus à l’auguste mystère :
Il fait froid, il fait noir ; viens, la brise est légère,
Et, parfumé de fleurs, je connais un sentier.

— Non, non, me réponds-tu, cette voûte étincelle.
Je me sens pénétrer d’une sainte chaleur,
Et, pour monter aux cieux, je sens battre mon aile :
Tout est flamme, parfum et chanson dans mon cœur.

Vois-tu la blonde enfant, parmi toutes ces vierges,
Celle qui, radieuse, a croisé les deux mains ;

Vois-tu, sur son beau front, la lumière des cierges
Se jouer et former l’auréole des saints.

Oh ! sois ma Beatrix, vierge aux pudiques voiles ;
Descends, viens d’ici-bas arracher ton amant ;
Et, le front couronné de rayons et d’étoiles,
Quittons ce vil limon pour le bleu firmament.

Dans notre élan sacré, montons, montons encore !
Dépassons les soleils, atteignons l’infini !
Qu’en toi de plus en plus l’amour qui te dévore
Resplendisse, et qu’au seuil de l’éternelle aurore,
Tu me jettes à Dieu, palpitant, ébloui ! —

Reste donc, ô Paolo, sous les divins portiques.
Tu peux prier ici, prier à deux genoux ;
Et ton encens à Dieu semblera le plus doux.
Arrière le soudard, sur les dalles antiques,
Qui, riant, fait sonner son bruyant éperon,
Qui jette effrontément à ces vierges pudiques
Ses obscènes lazzi, ses rires de démon !
Arrière le damné, le cavalier infâme,
Ivre, qui se trompant, prend la maison de Dieu
Pour l’ignoble boudoir de quelque mauvais lieu,
Et vient traîner son corps dans le temple de l’âme !
Mais toi, mon doux enfant, qui dans l’ombre ne veux
Que l’adorer de loin, toi dont l’âme est si pure,

Dont le doigt n’oserait toucher sa chevelure,
Oh ! demeure : les saints chanteront dans les cieux.
Car, vois-tu, le Seigneur, non pas ce Dieu colère
Qu’un prêtre sans l’enfer ne saurait nous montrer,
Mais le Dieu de bonté, le Seigneur notre père,
Doit sourire en voyant deux enfants s’adorer.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

La chapelle pâlit et le dernier cantique
A cessé de vibrer dans l’église gothique.
La vierge, se signant une dernière fois,
Du chapelet bénit vient de baiser la croix ;
Et, lente, dans la nuit, la pieuse assemblée
S’éloigne à pas discrets, en silence et voilée.
Paolo qui, du regard, caressait doucement
La fille aux cheveux blonds, Paolo le tendre amant,
Lorsqu’il vit se lever sa chère bien-aimée
Et qu’elle vint à lui, légère et parfumée,
Se blottit, plein d’effroi, derrière un vieux tombeau,
Et ramena sur lui les plis de son manteau.
Certes, le pauvre enfant fut mort, si son amante
Eut su qu’il était là, dans l’ombre palpitant ;
Mais, vague, elle passa, comme une ombre flottante,
En l’effleurant au pied de son long vêtement.
Et l’amant tressaillit et, courbé sur les dalles,
Il adora le sol qu’avaient touché ses pas.
Voyant à la lueur des lampes sépulcrales

Une rose échappée à ses mains virginales,
Il la vola, guettant pour qu’on ne le vit pas.
Puis, il rentra dans l’ombre où, se cachant encore,
Il baisa cette fleur, craintif et frémissant ;
Et, réveillant l’écho de la voûte sonore,
Pour revoir son amante il s’enfuit en courant.


III


Depuis deux ans, Paolo suivait ainsi Marie ;
Depuis bientôt deux ans, le soleil le trouvait
À la porte du vieil hôtel où la chérie,
Dans son repos d’enfant, souriante, rêvait ;
Et l’étoile du soir, dans quelque recoin sombre,
Le surprenait encor, caché, rêvant dans l’ombre,
Les yeux sur la fenêtre où, vague, par moment,
Une forme aux longs plis glissait confusément.
Il s’était fait son chien ; il restait des journées
À l’attendre, pour voir flotter sur ses cheveux
Du ruban de velours le nœud capricieux ;
Et, derrière un vieux mur, ces heures fortunées,
Paolo pour son salut ne les eut pas données.
Puis, dès qu’il l’avait vue, il tâchait de savoir
À quelle heure, en quels lieux, il pourrait la revoir.

Pourtant, nul ne savait pourquoi, sous la charmille,
Paolo restait rêveur jusqu’à la fin du jour.
Il était si prudent, le doux coureur de fille,
Que Marie elle-même ignorait son amour.
Non, jamais le regard de la blonde madone,
Ce long regard songeur, ne s’était un instant
Doucement reposé sur le front de l’enfant.
Jamais, sous les bandeaux, son oreille mignonne,
Dans l’ombre des maisons, le soir n’avait surpris
De lointains bruits de pas sur la dalle affaiblis.
Jamais son jeune sein, en se gonflant plus vite,
Pour un chant, un bouquet, ce beau sein qui palpite,
N’avait dit à son cœur, dans un doux battement,
Qu’auprès d’elle toujours frémissait un amant.

Ô vierge de seize ans, frêle bouton de rose,
Ô fleur humide encor des baisers de la nuit,
Dont pour le vent d’été la feuille reste close
Et reçois sans frémir le papillon qui fuit !
Tu ne vois pas briller, quand tu tournes la tête,
Ce long regard d’amour qui cherche en vain le tien ;
Tu n’entends pas ces mots que, frissonnant, répète
Ce grand jeune homme pâle au débile maintien.
Et pourtant si c’était le bonheur de ta vie
Que tes yeux et ta main venaient de dédaigner ;
Si nul tressaillement n’avait fait deviner
À ton cœur que, dans l’ombre, était l’âme choisie ;
Si, tout près de fleurir, l’herbe allait se faner…

Oh ! pour tes pleurs futurs, enfants, qu’on te pardonne !
À peine as-tu seize ans, et ton front chaque soir
Ne connaît qu’un baiser que ta mère te donne ;
L’amour n’a pas encore embelli ta couronne :
Tu fus méchante et folle, enfant, sans le savoir.

Bien des fois cependant, sur sa tête brûlante,
Paolo laissant courir le souffle de minuit,
Sans pouvoir apaiser sa fièvre dévorante,
S’asseyait et pleurait comme un enfant maudit.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Hélas ! pauvre rêveur, la vision s’efface.
La lumière n’est plus, les feuilles ont jauni ;
Et les souffles du nord dispersent dans l’espace
Les parfums de la fleur et les chansons du nid.
Tu n’es plus dans les champs, mais sur la dalle nue,
Posant parfois la tête aux bornes de la rue.
Tu n’es plus au désert, dans les herbes perdu.
Entends-tu ces cris sourds ? dans la fange, vois-tu,
Affreuses, se traîner ces femmes en guenilles,
Êtres sans nom, jadis rieuses jeunes filles ?
Vois-tu ces noirs ruisseaux, sources d’impureté,
Qui ne sauraient croupir que dans une cité ?…
C’était un songe, enfant. Marie est sur sa couche,
Et son ange gardien veille encore au chevet.
Ce doux titre d’amant, ce n’était pas sa bouche

Qui tantôt sur les fleurs tout bas te le donnait.
Nul songe ne la berce en lui disant : Je t’aime.
Ne t’ayant jamais vu, souriante, elle dort…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

— Oh ! non, murmura-t-il, je ne lui dirai pas,
Que dans chaque sentier je la suis pas à pas.
Jour de Dieu ! si mon ange allait perdre ses ailes !
S’il n’était pas celui qu’il me fallait aimer !
Au lieu de tout bénir, si j’allais blasphémer,
Prostituer mon corps, ces guenilles mortelles,
Et sentir en pleurant mon âme se fermer !
Si les pleurs des vieillards sur leurs amours passées
Étaient des pleurs qu’arrache un amer souvenir !
S’il était vrai qu’un jour les âmes sont lassées
Et que l’amour s’apaise ainsi qu’un vil désir !
Mais peut-être jamais ma lèvre sur sa lèvre
Ne la ferait trembler d’une amoureuse fièvre.
Peut-être elle fuirait, comme un lutin railleur,
Ou passerait, superbe et le front sans rougeur.
Peut-être elle rirait… Oh ! le rire, le rire !
Vent maudit qui soufflette et qui glace le sang,
Arrête sur la lèvre un mot qu’on allait dire,
Passe, fait chanceler et fuir en pâlissant !
Oh ! le rire moqueur de celle qu’on adore,
Que tout semble écouter et jeter aux échos,
Que dans la solitude on croit trouver encore,

Railleur autour de soi, sous la roche sonore,
Derrière le vieux chêne et parmi les roseaux !

— Je blasphème peut-être, ô ma sainte madone !
Toi mon ange si pur, hélas ! je te soupçonne,
Je t’accuse d’avoir un cœur méchant et fier.
Oh ! ne m’écoute pas, mon amie, et pardonne :
Vois-tu, je suis enfant de ce siècle de fer ?

Oui, je doute de tout : de la mère penchée
Sur le bord du berceau, gardant son nourrisson ;
De la source limpide où la fange est cachée
Peut-être sous les fleurs qui parent le gazon.

Je doute des lambris suspendus sur ma tête ;
Je doute du plancher qui se trouve sous moi,
Des fleurs et des parfums, du ciel pur d’une fête,
Du Christ au Golgotha, de sa divine loi ;
Je doute de moi-même et je doute de toi !

Je t’ai rêvée, enfant, si céleste et si belle,
Que la moindre souillure à ton blanc vêtement
Me semblerait, hélas ! une tache éternelle ;
Et de ton piédestal, ainsi qu’un marbre frêle,
À mes pieds tu viendrais te briser en tombant.

Reste parmi tes fleurs, reste avec l’auréole
Qui, dans ma longue extase, orne ton front serein.

Qu’importe pour t’aimer une vaine parole,
Une étreinte, un regard ; laissons la vierge folle
Prostituer ses yeux, ses lèvres et sa main.

Je t’aime ainsi, cachant ma joie et ma souffrance ;
Je t’aime belle, chaste, ignorant mon amour ;
Je t’aime et t’aimerai, saintement, en silence,
Dès l’aurore rêvant jusqu’à la fin du jour.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

C’est maintenant, Don Juan, à toi que je m’adresse.
Ne fus-tu pas ce fou qui, du Nord au Midi,
Superbe et désolé, traîna derrière lui,
Comme un roi son manteau, sa fougueuse tendresse ?
De cette pourpre usée et tombant en haillons,
Qui jeta des lambeaux sur chaque épaule nue,
Drapa de son amour la première venue,
Prêtresse de l’orgie ou vierge aux cheveux blonds ?
Ne fus-tu pas ce fou qui, la gorge brûlante,
Au festin d’ici-bas vint un jour s’attabler,
Sur chaque verre d’or posant sa lèvre ardente,
Les boire tour à tour sans cesser de brûler ?
Son œil la caressait, lorsque, vermeille et pleine,
Scintillait près de lui la coupe du voisin.
Il la volait, après avoir vidé la sienne,
Avide, tarissait la liqueur d’une haleine,
Et vers d’autres bientôt il allongeait la main.

Hélas ! c’est qu’il cherchait un nectar que la terre
Ne peut comme le ciel verser à son enfant.
Au fond il découvrait toujours la lie amère
Et, brisant de dégoût le vase sur la pierre,
Il s’élançait encore, espérant et buvant.
Tant qu’il put avancer, il marcha dans la vie,
Étouffant chaque fleur sous le baiser d’un jour,
Laissant derrière lui l’herbe jaune et flétrie ;
Et sa gorge en mourant râla, dans l’agonie,
Dans un dernier blasphème un dernier cri d’amour !

Ah ! sublime rêveur, chercheur infatigable,
Qui, te heurtant toujours à la réalité,
Qui toujours bâtissant sur une mer de sable
Et voyant chaque soir l’édifice emporté,
Te remettais à l’œuvre et, de tes mains tremblantes,
Soutenais vainement les murailles croulantes !
Toi qu’une vision ne pouvait contenter,
Qui, sous des traits humains voulait aimer cet ange
Que, vague, te montrait ta rêverie étrange,
Et vivre dans les cieux avant que d’y monter !
Oh ! dis-moi, bien souvent, dans ta course insensée,
N’as-tu pas regretté la vierge aux pas tremblants,
Qui, le front sous les fleurs et la tête baissée,
Dans ton sentier de mousse un jour était passée,
Alors que dans tes yeux rayonnaient tes seize ans ?
N’as-tu pas regretté cette heure chaste et pure
Où ton premier amour, comme un encens divin,

S’échappait de ton cœur, empêchant la souillure
De monter jusqu’à toi des égouts du chemin ?
Ces temps de sainte peur où ton âme ignorante
Ne cherchait pas encore un mutuel amour,
Où tu voyais en rêve une vierge riante
Et, naïf, adorais comme une seule amante
Le songe de la nuit et la femme du jour ?

Ah ! s’il t’était permis de revivre une vie,
Si tu brisais du front la dalle du tombeau,
Si, Dieu le désirant, tes seize ans de nouveau
Mettaient un frais sourire à ta lèvre pâlie ;
Toi le hardi Don Juan, toi le larron d’honneur,
Le héros des balcons, des échelles de soie,
Qui, s’il l’eût bien voulu, du trône du Seigneur,
Convoitant une vierge, eut arraché sa proie :
Ne l’aimerais-tu pas, cette timide enfant ?
N’irais-tu pas trembler, blotti sur son passage,
Puis, quand elle aurait fui, te cacher le visage
Pour la revoir encor, souriant et pleurant ?
Dis ? ne voudrais-tu pas l’adorer en silence,
Lui laisser ignorer ton nom et ton amour,
En avare garder cette ardente souffrance
Que l’on souffre la nuit dans l’attente du jour ?
Tu resterais sans voix devant cette madone ;
Oui, tu préférerais ce beau songe doré,
Toi qui sus quel limon la réalité donne,
Qui, pour avoir tenté, mourus désespéré.

Tu l’aimerais, Don Juan, mon amante inconnue,
Toujours, et sans vouloir que son corps fût souillé,
Sans chercher à mêler, sur sa poitrine nue,
Dans un baiser son âme à ton âme éperdue :
Tu l’aimerais, Don Juan, près d’elle agenouillé !


IV


C’est auprès d’un rempart, noirci, rongé de lierres,
Dont le vent chaque jour ébranle quelques pierres,
Dans un recoin perdu de l’antique cité,
Où les lézards craintifs glissent en liberté.
De vieux hôtels verdis, des dalles ébréchées,
Des colonnes gisant, dans les herbes couchées ;
Un silence que rompt de loin en loin les pas
D’un passant égaré.

D’un passant égaré.Cette sombre masure
Dont les vieux murs ont peine à porter la toiture,
Depuis quelque cent ans qui se dresse là-bas,
Sur le bord d’un ruisseau, dans la ronce et l’ortie,
Est la noire demeure où sommeille Marie.

Les cieux sont étoilés et, des prochains sillons,
Vient avec ce parfum de sauge et d’églantine

Qui s’élève des bois quand le soleil décline,
Le chant continuel et strident des grillons.
Voici minuit qui sonne à l’église voisine.
Le son pleure, s’éteint : le silence est profond.
Comme un divin flambeau, derrière la colline,
La lune lentement montre son pâle front.
Ces lieux tristes le jour, tristes comme la plaine
Que vient de dévaster l’orageux aquilon,
À cette heure de nuit, de lumière incertaine,
De silence et de paix, ont la sainte beauté
Des marbres des tombeaux dans leur tranquillité.

Paolo, resté caché parmi de vieilles dalles,
S’approche enfin du seuil aux marches inégales,
Lentement et craignant qu’un regard curieux
Ne le guette dans l’ombre et ne lise en ses yeux.
Il se couche à demi, comme le chien fidèle
Qui garde le sommeil de son maître adoré,
Il se couche en travers sur la porte de celle
Dont même pour l’amour le repos est sacré.
Ses regards sont rêveurs ; la fraîcheur est si douce,
Le ciel si lumineux, le pavé si désert !
Derrière le rempart, comme un lointain concert,
Chante une voix d’oiseau gazouillant dans la mousse.
Tranquillité sacrée, es-tu pas le bonheur ?
Calme, pâle clarté, chant voilé de la lyre,
Êtes-vous pas le ciel, vous qui faites sourire
Cet enfant amoureux courbant son front rêveur ?

Longtemps, il demeura sur cette dure pierre,
Plongeant ses doigts fiévreux dans le froid du gazon ;
Longtemps, le même rêve à sa longue paupière
Mit une douce larme, une larme de mère
Aux premiers pas tremblants que fait son nourrisson.
Quel était donc ce rêve ? et pourquoi ce sourire ?
On ne sait. Il resta des heures sans rien dire.
Puis, il saisit le seuil de ses bras convulsifs,
Et baisa la poussière où les pas de Marie
S’étaient la veille empreints, tout petits et craintifs.

D’une pointe de fer, sur la dalle noircie,
Paolo se mit ensuite à graver quelques mots.
Il travailla longtemps, jusqu’aux clartés naissantes,
Au fond de ce désert, où des brises errantes
Dans l’ombre soupiraient leurs amoureux sanglots.
Et, lorsqu’il se leva, qu’aux rayons de la lune
Il vit les mots blanchir sur cette marche brune ;
Lorsqu’il put épeler, d’un ton tremblant et doux,
Au seuil du vieux logis ce qu’il venait d’écrire,
Il entendit l’écho lentement le redire.

— Je t’aime ! — Et, sur le seuil, il fléchit les genoux.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Oh ! Seigneur, Dieu puissant, créateur de ces mondes
Qu’enflamma ton haleine, éclatantes lueurs ;

Toi qui, d’un simple geste, animes et fécondes
Nos ténébreux néants, nos poussières immondes,
Qui tiras du limon de saints adorateurs !

Toi, le sublime Artiste, amant de l’harmonie,
Créant des univers qui les créa parfaits,
Qui depuis la forêt à la gerbe fleurie,
Depuis le noir torrent à la goutte de pluie,
Dans un ordre divin répandis tes bienfaits !

Toi, le Seigneur d’amour, de vie et d’espérance,
Qui ne dus pas jeter, en un jour de malheur,
Sur des êtres mortels l’immortelle souffrance,
Et lancer loin de toi, dans la carrière immense,
Le monde, sans prêter l’oreille à sa douleur !

Maître, toi qui voulus que cette créature,
Dont le front a gardé l’empreinte de ta main,
Sous ton souffle marchant dans ta sainte nature,
Rencontrât sous ses pas des tapis de verdure,
Pour reposer ses pieds des ronces du chemin !

À l’homme triste et seul, toi qui donnas la femme,
Qui secouas sur eux ton céleste flambeau,

D’une pure étincelle, échappée à sa flamme,
Qui fis jaillir l’amour, et qui leur mis dans l’âme
En même temps le bon et le juste et le beau !

Qui cachas sous les fleurs les sanglantes épines,
Qui par pitié pour nous, dans ta sainte bonté,
Nous montras ce rayon des voluptés divines,
Et voulus que l’amant, dans nos temps de ruines,
Fût le dernier croyant de ta divinité !

Oh ! mon père, merci ! Laisse courber la tête
À l’enfant qui jamais ne la courbe au saint lieu ;
Laisse le chant d’amour que ma lèvre te jette,
Monter jusqu’à tes pieds, comme un hymne de fête ;
Laisse-moi reconnaître et mon âme et mon Dieu !

Oui, je bénis ta droite, à genoux je t’adore.
Je me prosterne au sein de ta création.
Mon âme est immortelle, un Dieu la fit éclore :
Le feu qui me dévore
Ne saurait s’échapper d’un infâme limon !

Cet amour qui me brûle est la flamme divine
Qui depuis six mille ans régit cet univers.

Sur les chants d’ici-bas, c’est le chant qui domine,
Et mon âme devine
Un puissant Créateur dans ces divins concerts !

Oui, je te reconnais, toi qui mis dans mon être
Ce feu pur dont l’ardeur me rapproche de toi.
Je ne maudirai plus le jour qui m’a vu naître,
Et je veux, ô mon Maître,
Comme un timide enfant me courber sous ta loi !

Je m’incline devant ta sainte Providence,
Je comprends les parfums, les chants et la clarté,
Et je comprends en toi la suprême puissance,
L’éternelle clémence,
Pour verser à nos cœurs l’éternelle beauté !

Oui, si tu fis nos corps d’eau saumâtre et de fange,
Tu voulus partager ton haleine avec nous ;
Car je me sens ici mener un songe étrange
Et vouloir comme un ange
Monter avec Marie au ciel, à tes genoux !

Je sens que cette haleine est une âme immortelle,
Que la terre n’est pas son bien-aimé séjour,

Que, jointe à l’âme sœur, l’éternité l’appelle,
Et qu’il faut qu’un coup d’aile
Nous emporte à tes pieds pour nous donner l’amour !

Ah ! pour l’éternité qu’errantes dans les nues,
Nos âmes, se mêlant dans un baiser de feu,
Sans les honteux désirs de nos chairs éperdues,
Dans la bière étendues,
Aiment de ton amour, ô mère de mon Dieu !


1860.


FIN DE L’AMOUREUSE COMÉDIE.