Pauvre petite !/VI

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Paul Ollendorff (p. 85-96).
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VI



Je n’ai jamais très bien compris pourquoi Louise tenait tant à une approbation de ma part ? Quel changement cela eût-il apporté dans sa vie ? Ce qui empoisonnait son existence, était de ne pouvoir légitimer son coupable amour. C’est que c’était une nature profondément honnête que la sienne, et j’étais convaincue qu’elle n’avait dû céder qu’à contre-cœur.

Je ne me trompais pas, car un jour il lui vint à l’idée de me raconter la persistance de dom Pedro à la poursuivre, combien elle avait résisté longtemps, puis enfin, ayant cru à un amour unique, à un cœur neuf comme le sien, comme elle s’était attachée à cet homme, prise par un attrait irrésistible, un sentiment qui lui avait été inconnu jusqu’alors, qu’on l’appelle amour, ou d’un autre nom. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle s’était livrée, abandonnée complètement ; elle était devenue la chose de dom Pedro. Ce mot qu’elle avait employé en se révoltant contre son mari, elle s’en rassasiait à présent en l’appliquant à celui-ci : « Oui, disait-elle, ma joie est d’être la chose de dom Pedro ! »

Cet attachement que je soupçonnais à peine, quand Louise m’en fit l’aveu, durait depuis plusieurs années déjà. Pour elle, c’était devenu comme un besoin impérieux, sa vie tout entière était là, tandis que, pour lui, ce n’était plus qu’une lourde chaîne. Cependant, comprenant les ravages qu’il avait faits dans ce pauvre cœur si franc, il avait, au moins, la pudeur de lui laisser croire à une affection réelle.

Louise avait le respect de sa mère et, pour rien au monde, elle n’aurait voulu lui faire la triste confidence que j’avais reçue. Ce n’était pas un des côtés les moins douloureux de cette singulière existence, car je ne crois pas avoir jamais rencontré un cœur de mère plus follement aveugle que celui de la comtesse de F… sa mère.

Cependant dom Pedro, persévérant dans ses projets de voyage, partit à la date fixée.

Je ne puis peindre le désespoir de Louise ; naturellement celui de dom Pedro n’était que simulé, il était facile de le voir ; elle seule ne s’en aperçut pas.

— Quelle idée a-t-il d’aller par mer, me dit-elle le lendemain de son départ, c’est affreux un éloignement comme celui-là ; je ne puis avoir de ses nouvelles ni communiquer avec lui jusqu’à son arrivée, et pendant ce temps je mourrais de douleur, sans pouvoir le supplier de revenir me donner un dernier adieu ! Ce serait impossible ! Impossible, comprends-tu bien ce mot ?

Et elle sanglotait.

— Vraiment, Louise, tu n’es pas raisonnable, lui dis-je un jour ; cet homme (je ne pouvais l’appeler autrement, à son grand désespoir) cet homme a réellement besoin de retourner chez lui, songe donc que ce n’est pas à la guerre qu’il va, c’est au contraire dans un but très pacifique. Il va pour augmenter son bien-être ; il reviendra satisfait, heureux même, de son voyage.

Et je pensais intérieurement : Si l’Océan pouvait l’engloutir !

Mais Louise reprenait :

— Tu ne comprends pas le désespoir, toi ! Si tu sentais ce que je ressens, tu te demanderais comment je vis encore ! Je me fais cette question à moi-même, et c’est souvent que je me demande pourquoi, en effet, je ne suis pas morte.

— Comment, Louise ! Tu vis parce que telle est la volonté divine !

— Oh ! Jeanne ! la volonté divine n’est pas de nous créer pour nous rendre malheureuses. Je suis un être maudit, moi ; oui, vois-tu, quand on sait qu’on est coupable, et qu’on n’a pas le courage de changer, on souffre à en mourir et on souhaite la mort, car elle est préférable à cette souffrance.

Et comme je répliquais :

— Non. Il est préférable de revenir à la voie droite.

— Je ne puis pas, répondait-elle, je me sens lâche, mais pas assez, pourtant, pour ne pas en finir avec la vie. Il me serait doux de penser, qu’après lui avoir sacrifié repos, honneur, famille, tout ce qui vit en moi, ce serait ma vie elle-même que je lui donnerais.

— Es-tu folle ? Et penses-tu sérieusement à ce que tu dis ? Le suicide est toujours une lâcheté… tais-toi.

— Oh non ! Le suicide n’est pas une lâcheté. Dieu pardonne à ceux qu’il accable ; je voudrais mourir, parce que j’espère en la mort et l’attends comme une délivrance !

— Allons, tu es gaie !

— Tu peux rire, toi, que te manque-t-il ? On te vénère, on te respecte… mais moi, si je m’entends approuver, je me dis : Ils ne savent pas ! Si l’on m’admire, si l’on m’applaudit quand je chante, je me dis : Est-ce que cela me l’attache davantage ? Il n’est pas à moi tout à fait ! Va, je ne suis pas heureuse, plus rien ne m’est doux ; le sommeil seul me console, parce qu’il me permet d’oublier, et la mort, c’est un sommeil qui dure… On m’oubliera vite, je ne gênerai plus rien !

Et puis, ajouta-t-elle plus bas, je ne verrai plus cette figure placide de Jules, me reprochant jusqu’à mes pensées.

— Jules ne te reproche rien du tout, c’est le remords qui t’agite… Renonce à dom Pedro, et le calme que tu ressentiras te rendra le bonheur que tu repousses !

— Tu vois bien, Jeanne, qu’il me faut mourir, c’est le seul moyen de suivre ton conseil. Renoncer à dom Pedro ?… Ce serait renoncer à l’air que je respire, fermer les yeux à la lumière, comprimer mon cœur à en arrêter les battements… alors, que ce soit pour toujours !…

— Louise, tu t’égares !

— Non, ma Jeanne bien-aimée, non ; seulement dom Pedro est parti, plus rien ne vit en moi, je me sens seule dans un vide effroyable ; dom Pedro est parti, ma vie le suit et m’abandonne ; tout ce qu’il y a en moi qui puisse vibrer encore est à lui, à lui à jamais !

— Je t’en supplie, Louise, calme-toi, chasse ou au moins combats ces noires idées, qui ébranlent ton cerveau, à quoi bon te rendre malade ?

— Je voudrais tant mourir ! murmura-t-elle.

Jamais je n’oublierai le son de sa voix prononçant ces dernières paroles ; je me sentis frissonner, et n’eus plus le courage de discuter avec elle.