Peines perdues. Souvenir d’un séjour au Japon

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Peines perdues. Souvenir d’un séjour au Japon
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 930-959).
PEINES PERDUES
SOUVENIRS D’UN SEJOUR AU JAPON


I

C’était à Yokohama, au mois de septembre de l’année 1866. Pendant tout le jour, la chaleur avait été accablante. Au moment du coucher du soleil, un violent orage avait éclaté et rafraîchi l’atmosphère ; puis le temps s’était calmé, et la nuit commençait belle et sereine. J’étais assis sous la vérandah d’une jolie maison de campagne que mon ami Henri L’Hermet venait de faire bâtir sur La Colline, à une petite distance du quartier étranger, et dans laquelle il se proposait de passer dorénavant les mois les plus chauds de l’année. L’emplacement du bungalou avait été choisi avec un soin tout particulier ; de l’endroit où nous nous trouvions, on jouissait d’un spectacle fait pour le plaisir des yeux. À droite s’élevait un bois touffu ; les arbres de haute futaie y recevaient le vent d’orage et la brise de mer, et dispersaient aux alentours leurs mugissemens ou leurs plaintes ; à gauche, dans la vallée, on apercevait les nouveaux quartiers de Yokohama ; dans le lointain se dressaient les sommets de Hakkoni, chaîne de montagnes bouleversée et tourmentée par une action volcanique séculaire qui donne fréquemment des preuves terribles de sa fureur indomptée. À l’extrême gauche, l’immense cratère du Fouzi-yarna, la montagne sans pareille, limitait le paysage ; sa silhouette sombre et majestueuse domine la contrée entière, et sa cime, chargée de neiges et perdue dans les nuages, semble en effet, comme le prétend la légende, servir de trône à la divinité suprême du Japon. Devant nous enfin s’étendait la mer, la mer vaste et belle, la mer d’azur de l’empire du Soleil levant. La tempête qui l’avait fouettée quelques heures auparavant, sous laquelle elle s’était soulevée furieuse et écumante, avait cessé, et les vagues calmées venaient en murmurant, comme si elles se plaignaient encore de la violence qui leur avait été faite, mourir sur la plage sablonneuse de la baie. La lune s’était levée ; elle semblait glisser à travers un épais tourbillon de petits nuages blancs qu’elle illuminait au passage d’une lumière d’opale, et qui tantôt s’entassaient sur elle, comme pour la dérober aux yeux, tantôt s’écartaient brusquement pour la laisser paraître dans toute sa splendeur. Un large sillon argenté s’étendait en éventail sur la mer ; en dehors des limites de cette zone miroitante, les eaux disparaissaient dans les ténèbres. A de longs intervalles, une barque, émergeant brusquement de l’ombre, se montrait dans le cercle de lumière et le traversait rapidement. Elle glissait sur les eaux en feu, muette et mystérieuse comme une apparition fantastique ; des silhouettes noires s’y mouvaient en cadence. De temps en temps, un cri rauque et sauvage, le cri du batelier et du pêcheur japonais, montait jusqu’à nous ; mais ce cri était si faible, si peu distinct, qu’il semblait venir d’un autre monde.

La nuit avançait, et je me levai pour me retirer. Mon ami, qui depuis quelque temps n’avait pas rompu le silence, parut se réveiller. — Où allez-vous ? demanda-t-il. — Je lui rappelai que l’heure du repos était venue, que j’étais las d’avoir fait dans la journée de nombreuses visites d’adieu, et que je devais m’embarquer le lendemain. Il ne répondit rien ; mais, lorsqu’après une courte pause je lui souhaitai le bonsoir : — Rien ne vous presse, dit-il ; vos malles sont faites, et vous ne partirez pas de bonne heure : ce soir même, j’ai entendu le capitaine se plaindre qu’il lui manque la moitié de son charbon. Accordez-moi une demi-heure, je voudrais vous parler de moi.

L’Hermet, qui jusqu’alors s’était tenu à demi couché sur une de ces grandes chaises en bambou d’un. usage général aux Indes, en Chine et au Japon, se leva, resta un moment debout comme pour se recueillir, et vint s’asseoir à côté de moi. La lune éclairait sa figure loyale et me la montrait grave et triste comme je l’avais toujours connue. Sa voix aux notes profondes, sa façon de parler un peu monotone et lente, étaient en harmonie avec l’expression de sa physionomie.

— Vous partez demain pour l’Europe, et sans doute je ne vous reverrai de longtemps. — Et comme j’allais protester : — Oui, je le sais, continua-t-il, vous avez l’intention de revenir bientôt ; mais, croyez-moi, il est très probable que vous n’en ferez rien. Combien de compagnons n’ai-je pas vus s’éloigner qui devaient revenir l’année suivante… Ils se sont mariés là-bas, ou ils sont morts. Vous ferez comme eux : vous vous marierez ; vous mourrez bientôt, au moins pour nous, puisque vous nous oublierez. Si vous revenez ici, ce ne sera point l’année prochaine, ce sera le plus tard possible ; et vous ferez bien. L’existence qu’on mène ici n’est pas saine. Un séjour prolongé dans ces pays fait perdre à l’Européen le goût et la pratique de la vie civilisée. L’étroitesse du cercle où l’on se meut enlève à l’esprit la largeur de vues, au cœur la délicatesse des sentimens. Les devoirs envers la société se simplifient à tel point qu’ils cessent pour ainsi dire d’exister. Nous n’avons autour de nous ni patrie, ni parens, ni amis, dans l’ancien et le vrai sens du mot. Les relations d’affaires priment toutes les autres, — le but ostensible et reconnu de tout étranger qui vient se fixer parmi nous est de faire fortune. Nous possédons, il est vrai, tous les avantages d’une indépendance presque absolue que les vieilles sociétés de l’Occident ne connaîtront jamais. Cette indépendance est le fruit de notre isolement ; mais renoncer à l’un, c’est se condamner forcément à dépouiller l’autre. Société est synonyme d’obligation ou de dépendance. Pour avoir une patrie, une famille, des amis, il faut savoir payer de sa personne, de sa bourse, de son esprit, de son bien-être, de sa liberté individuelle. Tout se paie en ce monde, et cette indépendance si précieuse à nos yeux, nous la payons, selon moi, trop cher, car nous ne l’avons qu’au prix de toutes les satisfactions, de toutes les jouissances que la société offre à l’homme civilisé. Une longue privation de ces biens nous ôte peu à peu jusqu’au désir d’y rentrer et à la faculté d’en jouir. Que sommes-nous ici ? Des automates, des morts ambulans. Rien de l’Européen ne vit plus en nous : la musique nous trouve sourds, la peinture aveugles ; toute conversation sérieuse nous pèse, la lecture nous ennuie. Faire des affaires, gagner de l’argent, manger, boire, monter à cheval, voilà notre existence. Peu à peu, le vieil homme s’en va ; nous devenons colons, Japonais, Chinois, Indiens. Au bout de quelques années, nous sommes tout à fait déclassés dans la société européenne, et, si nous nous y hasardons encore de temps à autre, c’est pour en sortir au plus vite et pour nous renfermer ici, où, si nous ne sommes rien, du moins nous ne devons rien aux autres. Il faut éviter d’en arriver là ; mieux vaut partir à temps.

Je ne répondis rien, et L’Hermet, sans s’arrêter à mon silence, continua. — Je n’ai guère d’amis dans cette partie du monde, dont je suis aujourd’hui le plus ancien résident étranger. Ceux auxquels je finis par m’attacher s’éloignent juste au moment où je commencerais peut-être à les traiter en intimes. Néanmoins je leur garde un bon souvenir ; souvent même ma pensée est avec eux. Je n’ai pas grand mérite à cela, n’ayant guère autre chose à faire. Quand je bois après dîner « aux amis absens, » je fais la meilleure action de toute ma journée. Eux, c’est dans l’ordre, ils m’oublient. Ils ont leurs affections à la portée de la main pour ainsi dire ; je ne leur en veux pas de ne plus s’occuper de ceux qu’ils ont laissés de l’autre côté de la mer. Et cependant je crois que je serais heureux d’avoir quelqu’un qui de là-bas, de l’Europe, m’enverrait de temps en temps une pensée affectueuse. Tout à l’heure, quand vous alliez me quitter, j’ai éprouvé un véritable chagrin à l’idée de vous perdre complètement. Je me suis dit que, si vous me connaissiez mieux, il vous serait plus facile de ne pas m’oublier, et je vous ai prié de m’écouter. Je vous verrai partir avec moins de regret quand je saurai qu’à l’avenir il me sera permis de vous écrire franchement de tout, ou plutôt de la seule chose qui me touche.

Un domestique japonais qui allait et venait dans la maison discrètement et sans bruit, comme les serviteurs orientaux seuls vont et viennent, se montra pour s’assurer si nous avions besoin de ses services. Voyant que nous avions allumé de nouveaux cigares, il nous apporta du thé, et s’accroupit ensuite dans un coin obscur de la vérandah, où il s’endormit. L’Hermet, sans s’occuper de lui, commença son récit.

— Mon premier départ de l’Europe date de loin. J’avais alors dix-neuf ans. J’étais sans fortune, les contrées lointaines attiraient mon imagination, enfin un parent qui m’avait précédé en Chine et avec lequel j’étais en correspondance me conseillait de venir le joindre en me proposant de prendre à sa charge les frais de mon équipement et de mon passage. Ma famille se composait d’une sœur aînée, mariée depuis plusieurs années, et de ma mère, qui demeurait chez son gendre. Nous habitions une grande ville de commerce, un port de mer ; on y était accoutumé à l’idée de voyages lointains, et ma mère, quoiqu’elle me vît partir avec un réel chagrin, ne s’opposa point à l’exécution de mon projet. Elle mourut dans l’année qui suivit mon départ ; je perdis ainsi la seule affection qui m’attachait à l’Europe. Ma sœur, qui avait quinze ans de plus que moi, s’était mariée lorsque j’étais encore enfant ; elle avait complètement embrassé les intérêts de sa nouvelle famille, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de moi.

Mon cousin, qui s’était établi à Canton, me reçut à bras ouverts, et me procura bientôt un emploi lucratif. Le commerce de Canton était alors quelque chose de merveilleux. Chinois et étrangers y trouvaient également leur profit ; de part et d’autre on gagnait des millions. C’était l’âge d’or. De cette époque date le genre de vie fastueuse adopté par les marchands anglais et américains, et qui faisait ressembler le train de leurs maisons à celui d’une cour princière. L’argent ne coûtait rien, comme on dit ; aussi le dépensait-on à pleines mains, sans y prendre garde. Les temps sont changés. Le principe économique de l’offre et de la demande nous a mis au niveau des hommes d’affaires de l’Europe. On gagne peu à présent, et c’est avec peine et à gros risques. On n’en veut pas moins vivre en grand seigneur et dépenser comme autrefois. De là l’état précaire du commerce en Chine et le discrédit dans lequel il est tombé après avoir dépassé par son éclat et sa puissance les plus opulens marchés du monde.

J’avais mené en Europe une existence des plus modestes ; mais, me laissant aller bientôt à la dérive, je suivis l’exemple général, et pris les habitudes de luxe et de prodigalité qui régnaient autour de moi. Il n’y avait aucun inconvénient à cela, sinon qu’au bout de cinq ans je me trouvai à peu près aussi avancé qu’à mon arrivée à Canton, c’est-à-dire sans autre bien que ce qui me venait au jour le jour du fruit de mon travail. Quoique fort jeune encore, j’entrepris alors de m’établir à mon compte. Quelques amis me vinrent en aide, et j’obtins, grâce à eux, le crédit suffisant pour entrer en affaires. La sympathie et l’amitié ne reculaient pas dans notre société devant une question d’argent.

J’avais réussi au bout de quelques années à mettre environ trente mille dollars de côté lorsque le settlement de Canton fut brûlé par les Chinois. Ma maison fut détruite, et il fallut chercher asile à Hongkong. Cet accident me causa une perte considérable, mais je la supportai philosophiquement. Je me sentais de force à la réparer, et mes amis plus riches ou moins éprouvés que moi, m’offraient à l’envi leurs services. Cette fois je n’en voulus pas profiter. Il y avait plus de dix ans que j’avais quitté l’Europe, et je commençais à ressentir l’influence nuisible du climat sous lequel je vivais maintenant. De plus le séjour à Canton avait été, durant les derniers mois que j’y passai, rempli d’émotions pénibles. Le vice-roi de la province, le terrible Yih, procédait à cette époque à l’extermination légale des rebelles. Les Chinois sont beaucoup moins sensibles que nous, leur système nerveux n’a point la délicatesse de celui des peuples d’Occident ; ils peuvent supporter et infliger des tortures qui nous semblent atroces. Yih signa journellement, pendant des mois entiers, des centaines d’arrêts de mort. La petite île de Dutch Folly, située à l’extrémité du quartier européen, était devenue le théâtre d’exécutions en masse. En une seule matinée, six cents rebelles y furent décapités ; il se passait rarement un jour où l’on n’en mît de trente à cinquante à mort. Lorsque venait le tour d’un chef, c’étaient des raffinemens inouis de cruauté : on le crucifiait, on lui coupait les extrémités des membres, on lui arrachait la peau avant de lui donner le coup de grâce. Une fois j’entendis jusque dans ma maison les cris horribles d’un malheureux auquel on infligeait la torture. Je voulus voir de mes yeux ce qui se passait à Dutch Folly. Mal m’en prit ; pendant des semaines entières, je ne pus chasser de mon esprit l’épouvantable spectacle auquel j’avais assisté. C’était un « grand jour. » Yih s’était rendu en personne sur le lieu des exécutions, afin de voir ses bourreaux à l’œuvre. Pour fêter la présence d’un tel personnage, on avait condamné trois officiers rebelles à la mort lente. Je m’enfuis sans attendre le moment de leur supplice, saturé d’horreurs, pour ainsi dire, après avoir assisté à l’exécution d’une trentaine de coupables vulgaires. L’apathie des victimes et l’indifférence des bourreaux étaient également remarquables ; la vie humaine ne semblait avoir de valeur ni pour les unes ni pour les autres.

Les événemens de cette époque sanglante devinrent un sujet qui s’imposait constamment aux entretiens de notre petite communauté. L’homme trouve dans sa faiblesse même le moyen de résister au dégoût de la vie que le spectacle continu de la souffrance fait naître. La sensibilité s’émousse, les émotions que l’on éprouve sont de moins en moins vives ; on finit presque, c’est triste à dire, par s’habituer à l’horrible ; mais le cœur se refroidit en même temps pour les joies de l’existence. Quant à moi, sous la double influence d’un climat délétère et des événemens que je viens de raconter, ma bonne humeur d’autrefois avait disparu ; j’étais devenu morose, irritable, enclin aux idées noires. Le médecin qui me soignait depuis quelque temps, et auquel ces symptômes étaient familiers, ne cessait de me conseiller un voyage en Europe. Mes affaires étaient liquidées, je convertis ce qui me restait d’argent comptant en traites sur Londres, et, disant « au revoir » à mes connaissances de Hongkong et de Canton, je m’embarquai muni d’un nombre considérable de lettres d’introduction pour les parens et amis de mes compagnons d’exil.

Je n’avais pas de projet bien arrêté en partant pour l’Europe. Mon intention était de me distraire ou plutôt de prendre du repos ; je me sentais las et ennuyé. Les divertissemens des grandes villes, théâtres, concerts, bals, soirées, ne me tentaient guère. Je n’avais que trente ans ; mais je paraissais plus âgé, l’indépendance et la solitude m’avaient vieilli. La fréquentation continuelle des étrangers, l’absence des relations de famille, la privation de la société des femmes, m’avaient rendu sérieux et réservé. En voyage, il me vint l’idée d’aller consulter un médecin en renom, et, sauf avis contraire, de me faire envoyer dans quelque ville d’eaux point trop fréquentée. Là j’espérais recouvrer la santé ; le reste était sans importance.

Pendant la traversée d’Alexandrie à Marseille, je passai bien des heures à m’imaginer la joie du retour sur la terre natale ; de très bonne foi, je me figurais que cette joie serait immense. Je me rappelais de vieilles chansons dans lesquelles on parlait de pauvres exilés rentrant chez eux après une longue absence. Tout cela s’évanouit comme un songe au moment où je débarquai. Un instant seulement, l’émotion me gagna. Nous arrivâmes un dimanche à Marseille. Dans la rade, notre paquebot se croisa avec une grande embarcation remplie d’hommes et de femmes en habits de fête. Sur l’avant du bateau, une jeune et jolie fille, les cheveux flottans au vent, se tenait debout, et nous souhaita la bienvenue en agitant son mouchoir. Un grand et beau garçon, son amant peut-être, voulut lui faire quitter ce poste quelque peu périlleux. La fillette le repoussa en riant. Son rire jeune et franc frappa mon oreille comme une douce musique presque oubliée. Mon cœur se serra en songeant à ma jeunesse qui s’était passée à l’étranger, sans amour, sans rire, sans fête, et qui s’enfuyait déjà loin de moi sans me laisser rien à regretter. Le souvenir de ma mère, le seul être qui m’avait aimé, me revint à l’esprit ; j’aurais voulu cacher ma tête dans mes mains et pleurer.

En mettant pied à terre, je fus assailli par les douaniers, portefaix, cochers, garçons d’hôtel, m’offrant des services dont je n’avais que faire, se disputant qui ma personne, qui mes malles. Dans la disposition d’esprit où j’étais, je les aurais chassés volontiers à coups de canne ; je me contentai de les écarter rudement, en me rappelant que j’étais en pays civilisé. Je ne passai que quelques heures à Marseille ; le soir même, je partis pour aller chez ma sœur, à laquelle j’avais annoncé mon arrivée. Elle vint à ma rencontre au chemin de fer. Je ne l’avais pas vue depuis dix ans, mais je la reconnus immédiatement. Elle ressemblait beaucoup à ma mère, et le cœur me battit lorsqu’elle m’embrassa en m’appelant son frère. Si elle l’avait voulu alors, nous aurions pu devenir de bons amis ; mais elle ne m’ouvrit pas son cœur et ne provoqua de ma part aucune confidence. Elle me témoigna maintes petites attentions, elle s’informa de l’état de ma santé et de ma fortune, mais ne sortit point de sa réserve. Au bout de quelques jours, je me séparai d’elle sans beaucoup d’émotion.

Le médecin que j’avais consulté ne vit rien d’inquiétant dans l’état de ma santé ; il me cita plusieurs villes de bains qui, selon lui, devaient toutes me convenir également. Je choisis un petit endroit retiré dans les Vosges, dont il me vantait le bon air et les charmans paysages.

Le voyage à travers la France me laissa indifférent. Lorsqu’en Orient nous parlons de l’Europe, nous ne pensons qu’à regretter la patrie absente ; nous ne nous souvenons que de ce qu’il y a de bon là-bas et de ce qui nous manque ici. Nous oublions que nous étions jeunes en quittant l’Europe. A l’étranger, dans l’exil, les absens ont toujours raison ; les présens ont tort. Vivant dans l’abondance comme tous nous vivons ici, pauvres et riches, nous ne nous rappelons plus que cette largeur, cette aisance de la vie matérielle est considérée en Europe comme un des principaux élémens de bien-être, que cet élément nous a fait défaut jadis. Nous ne tenons aucun compte de ce que la vie civilisée, pour offrir des jouissances dont nous sommes forcés de nous passer ici, entraîne d’un autre côté une foule de concessions et d’obligations qui pèsent d’un poids écrasant sur l’homme déshabitué de porter un tel fardeau. Je le répète : « tout se paie dans cette vie. » De retour en Europe, nous commençons d’ordinaire par être aussi injustes dans nos exigences que nous l’étions ici dans nos appréciations. Vouloir jouir de tous les avantages de la vie civilisée sans avoir à renoncer à aucun des agrémens de l’existence facile et indépendante à laquelle nous nous sommes accoutumés, c’est une prétention inadmissible. Nous sommes à Rome : bon gré mal gré, il nous faut y mener la vie des Romains. Alors nous regrettons la Chine : ce sont encore les absens qui ont raison ; nos chevaux, nos domestiques, notre table ouverte, tout cela est loin. Nous ne sommes plus de grands seigneurs abordés avec respect par la foule, peu soucieux des détails de la vie, L’Europe nous force à rentrer dans les rangs. Nous voilà redevenus des gens ordinaires, qu’on heurte, qu’on fait attendre, qu’un garçon d’hôtel traite de difficiles, lorsqu’ils ne se déclarent pas satisfaits de la première chambre offerte.

Je ne fus que médiocrement édifié des propos qui se débitèrent autour de moi en chemin de fer. En Chine et au Japon, j’en conviens, les sujets de conversation ne sont pas très variés ; en revanche, chacun comprend à peu près, sinon même à fond, la question dont il veut parler. Nous formons des communautés d’hommes pratiques et sommes des gens de négoce. En Europe, on a plus de loisirs apparemment ; en tout cas, on s’y occupe moins de ses propres affaires et davantage de celles des autres. C’est là l’impression que j’emportai des conversations dont les hasards de la route me rendaient malgré moi témoin. Ce sont même, si je ne me trompe, les hommes les mieux élevés et appartenant aux classes les plus instruites qui s’arrogent le privilège de débiter le plus de paradoxes. Ils en tirent vanité, s’imaginant être spirituels ou originaux ; cela les dispense d’apprendre et de savoir. Remarquez que je n’applique pas ces observations à la France ou à aucun pays occidental en particulier ; je parle de l’Europe en général, de toutes les contrées civilisées que j’ai revues après un séjour prolongé dans ces parages. Après tout, peut-être est-ce moi qui ai tort, et mon jugement se ressent-il de l’influence nuisible de la société par trop prosaïque dans laquelle j’ai vécu.

A une heure de N…, je rencontrai un homme d’une quarantaine d’années, fort réservé et de manières polies. A la façon dont il parlait, je compris qu’il devait être du pays : je lui adressai quelques questions auxquelles il répondit nettement et catégoriquement. Dans le cours de la conversation, il m’apprit qu’il était le médecin attaché à l’établissement thermal. Il me plut beaucoup, et je résolus sur-le-champ de me confier à ses soins. Nous échangeâmes nos cartes, et il s’offrit à m’orienter dans la petite ville où nous nous rendions. Le lendemain, il m’aidait à trouver un logis, et il vint dans la suite me voir régulièrement. Grâce à lui, je fis bientôt plusieurs connaissances qui m’entraînèrent peu à peu dans une vie de plaisirs fort agréable dont je n’avais pas même pressenti le charme à mon arrivée.

Je n’étais pas riche, je vous l’ai déjà dit ; je portais sur moi en lettres de crédit ou en argent comptant tout ce que je possédais alors. Néanmoins, étant dans la ferme intention de retourner en Chine, où les moyens de rétablir mes affaires ne me manqueraient pas, je ne regardais guère à mes dépenses. J’avais d’autant plus le droit d’en agir ainsi que mon séjour en Europe n’était à mes yeux qu’un temps de repos et de distraction mérité par dix années d’un travail sans relâche. Une semblable manière de vivre me fit paraître cependant beaucoup plus riche que je ne l’étais. Je n’avais pas à m’expliquer sur l’état de ma fortune, ne supposant pas qu’on vînt à prendre quelque intérêt à cette question. Je n’étalais au reste aucun luxe ; je vivais sans prétention comme depuis de longues années j’avais vécu en Chine, c’est-à-dire en ne me privant de rien de ce qui pouvait contribuer à mon bien-être. Après avoir loué un assez bel appartement, j’achetai un bon cheval, et ma table était toujours ouverte à trois ou quatre convives. Ce train de vie facile, tout simple qu’il me semblait, suffit à me faire décerner, je ne l’appris que plus tard, le surnom de nabab par les bourgeois et visiteurs de la petite ville.


II

Parmi les personnes dont j’avais fait connaissance, je ne tardai pas à m’intéresser d’une manière toute particulière, à la famille de Norman, composée de la mère et de ses deux filles. Jeanne, l’aînée, n’avait pas plus de vingt ans, et me parut fort belle. Mme de Norman était veuve d’un haut fonctionnaire, et appartenait au meilleur monde. Elle me fit un gracieux accueil, m’invita d’abord à ses soirées, puis à dîner, et au bout d’un certain temps d’épreuve je pus me considérer comme faisant partie de son petit cercle.

Le genre de vie généralement adopté à N… me permettait de faire à Mme de Norman de fréquentes visites. D’ailleurs je ne la voyais pas seulement chez elle ; je la rencontrais à la promenade, à la source, au concert. Jeanne me plut infiniment. Je ne me rendais pas compte de l’espèce de fascination qu’elle exerçait sur moi ; mais je sentais que je parlais mieux et beaucoup plus aisément avec elle qu’avec d’autres. Mes voyages, la vie que j’avais menée en Chine, l’intéressaient. Elle m’adressait des questions, et prêtait grande attention à mes réponses. Elle fit quelques observations générales qui flattèrent mon amour-propre, et me donnèrent à penser qu’elle m’estimait même au-delà de ma valeur. Un jour, à propos d’un livre nouveau qu’elle me vanta fort, je dus avouer que je ne l’avais pas lu, et que du reste j’avais lu bien peu d’ouvrages. — J’ai quitté l’Europe à dix-neuf ans, lui dis-je ; depuis il m’a fallu beaucoup travailler, et je n’ai eu que de rares loisirs à donner à la lecture. — Travailler vaut mieux que lire, répliqua-t-elle. — De semblables paroles dans la bouche d’une jeune fille, toutes simples qu’elles fussent, me charmaient. J’avais bien l’habitude de réfléchir, mais je n’étais pas expansif, et les expressions me venaient difficilement dès que je sortais du domaine positif des faits. Mlle de Norman au contraire, élevée par une mère qui passait à bon droit pour une femme supérieure, vivant constamment en compagnie de gens instruits, polis, spirituels, s’exprimait avec élégance et facilité.

Nous avons en Chine un certain nombre de locutions familières qui forment la menue monnaie de la conversation, et dont nous usons sans viser aucunement à l’esprit. J’avais sans y penser pris l’habitude de les placer çà et là. Vous connaissez comme moi l’adage : « la vie est trop courte, » dont nous faisons un si fréquent emploi. Nous disons que la vie est trop courte pour faire des visites ennuyeuses, trop courte pour fumer de mauvais cigares, trop courte pour entreprendre des affaires avec l’Amérique du Sud. Mlle de Norman s’empara de cette locution, et l’employait en plaisantant lorsque je la rencontrais. — La vie serait-elle trop courte, monsieur L’Hermet, me demandait-elle, pour vous promener avec nous ? — Hélas ! non. Je commençais à entrevoir que je trouverais toujours le temps de faire ce qu’elle s’aviserait de me demander, et que ma vie ne serait pas trop courte pour lui en donner tout ce qu’elle voudrait en prendre. Pardonnez-moi d’insister sur ces détails. Pendant de longues années, j’ai Vécu du souvenir de l’intimité qui s’était formée entre Mlle de Norman et moi. Pour la première fois aujourd’hui, je par le de cette époque lointaine, qui fut la plus heureuse de ma vie, et malgré moi je m’y arrête.

Un soir, j’étais assis à côté de Jeanne sur le balcon de son appartement. Dans le salon, on causait, on jouait, on chantait. Personne ne s’occupait de nous. — Passerez-vous l’hiver à Paris ? me demanda Jeanne.

— Je ne sais si j’en aurai le temps, répondis-je, mais je compte y aller souvent. — Pourquoi ne pas vous établir tout à fait à Paris ? Vous êtes bien libre d’aller et de rester où il vous plaît ?

— Pas autant que cela. Je n’ai plus que quelques semaines à moi. Au commencement de l’hiver, il. faut que j’aille à Londres pour y traiter diverses affaires, afin de préparer mon retour pour la Chine.

— Quoi ! fit-elle d’un ton alarmé, vous quitterez l’Europe ? — Elle s’était levée, et son visage trahissait une certaine émotion.

Je lui répondis avec quelque étonnement : — Ne vous en ai-je jamais parlé ? Je ne suis ici qu’en vacances, et l’an prochain je dois me remettre au travail.

— Vous ne m’en aviez pas dit un mot… Ses paroles m’atteignirent comme un reproche. Elle avait pourtant raison, la mémoire m’en revint aussitôt ; je ne lui avais jamais parlé de mes projets, non pour les lui cacher, l’idée ne m’en était pas venue, mais simplement parce que mon retour en Chine devenait pour moi un sujet de moins en moins agréable que j’essayais de chasser de mon esprit chaque fois qu’il s’y présentait. D’ailleurs mes relations avec Mlle de Norman ne dataient pas de loin ; nous avions toujours causé du passé et du présent, de l’Orient, de Paris, et, sans qu’il y eût de parti pris, l’avenir avait été réservé.

Après un moment de silence, Jeanne continua : — Je m’imaginais que vous alliez vous fixer en Europe. Serez-vous longtemps absent ? — Sa voix était triste, presque plaintive. Une profonde émotion me gagna, tout mon sang afflua au cœur ; je ne pouvais parler, je ne pouvais non plus détourner mes yeux des siens. Je m’approchai d’elle, et je l’appelai par son nom : — Jeanne !

Elle recula d’un pas, se retourna d’un air effrayé, et rentra dans le salon par une porte-fenêtre qui était restée ouverte. Je la suivis au bout de quelques minutes, et la vis assise près d’une table feuilletant un album, écoutant d’un air distrait les propos d’un jeune homme placé à côté d’elle. Elle ne leva pas les yeux sur moi, et, quoique je cherchasse son regard pendant le reste de la soirée, je ne pus jamais le rencontrer.

La saison des eaux touchait à sa fin. Les pluies survinrent, il fallut renoncer à nos promenades quotidiennes. Je continuai mes visites chez Mme de Norman : il n’y avait aucun changement dans sa manière de me recevoir ; mais Jeanne n’était plus la même pour moi. C’était elle qui, en acceptant mon bras à la promenade, avait provoqué ces intimes causeries dont le souvenir me poursuivait à présent comme un remords. J’étais trop maladroit, trop timide, pour prendre l’initiative qu’elle me laissait maintenant, et une semaine entière s’écoula sans qu’il m’eût été possible d’échanger une parole seul avec Jeanne. Un soir, après dîner, Mme de Norman m’annonça son prochain départ. C’était un coup terrible pour moi. Je sus me contenir cependant, et Mme de Norman n’eut pas l’air de s’apercevoir de mon émotion. — Nous passerons encore quelques semaines à la campagne auprès de ma sœur, dit-elle ; puis nous reviendrons à Paris. Vous êtes à présent un ami de la maison : il faut nous promettre de continuer vos visites à Paris. Quand viendrez-vous nous y rejoindre ?

Je balbutiai quelques paroles de remercîment. L’idée me vint que c’était le moment ou jamais de bien éclaircir ma position, de déclarer mes projets, peut-être mes espérances. Une timidité invincible, comme une sorte de honte me ferma la bouche. Il me semblait qu’en annonçant mon retour en Chine j’allais divulguer un secret que j’avais eu le tort de garder trop longtemps. Cependant Dieu m’est témoin que, quinze jours auparavant, j’aurais pu parler de tout cela sans le moindre embarras. La pensée de dissimuler ma position véritable ne m’était jamais venue ; le fait que je cachais en ce moment quelque chose m’était excessivement pénible. Mme de Norman m’examina attentivement, quelque peu surprise de mon air contraint. — En tout cas, ajouta-t-elle enfin, voyant que je ne parlais point, vous serez encore notre esclave pour trois jours ; vous avez donc le temps de réfléchir, et, lorsque vous nous accompagnerez au chemin de fer, vous nous direz peut-être si nous aurons le plaisir de vous voir à Paris.

Quelques minutes auparavant, Jeanne était entrée au salon. Elle était pâle et avait l’air fatigué. Elle entendit les dernières paroles de sa mère, et cette fois mes yeux rencontrèrent les siens. Ah ! que son regard était suppliant ! Si j’avais pris sa main, si je lui avais demandé : — Voulez-vous venir avec moi pour toujours ? Jeanne, voulez-vous être ma femme ? — si j’avais eu ce courage, elle, j’en suis certain, m’aurait répondu : — Oui. — Hélas ! je n’osai parler, et, si je me trouvais dans les mêmes circonstances, je me tairais probablement encore. Sans le vouloir, j’avais donné à Mme de Norman une fausse idée de ma situation ; je ne pouvais surprendre sa bonne foi, mon premier devoir était de faire connaître à la mère et à la fille quels étaient mon genre de vie et mes ressources. Je n’étais pas embarrassé pour mettre Jeanne à l’abri du besoin, ni pour satisfaire ses désirs, ses caprices même ; mais la vie des Européennes en Chine est triste, monotone, tout autre que celle à laquelle Mlle de Norman était accoutumée depuis son enfance. Pour la première fois de ma vie, je regrettai amèrement de ne pas être riche.

Pendant les trois jours qui suivirent, je ne vis Jeanne et sa mère qu’à de rares instans. Elles étaient toutes les deux occupées à faire des visites d’adieu, à surveiller les préparatifs du départ, et n’avaient que peu de temps à donner aux amis qui venaient les voir. Mme de Norman m’avait cependant dit qu’elle passerait la dernière soirée chez elle, et m’avait invité à prendre le thé. En entrant dans le salon, je trouvai Jeanne seule ; sa mère et sa sœur étaient sorties pour s’acquitter d’une course oubliée. Les mille petits objets dont Mme de Norman et ses filles avaient l’habitude de s’entourer, qui donnaient au salon un air de confort élégant, avaient disparu. On n’y voyait plus que le vilain mobilier d’un salon d’auberge. Le tapis de la table, d’un dessin vulgaire, couvert naguère de journaux, de livres, d’albums de photographies attirait l’œil désagréablement ; le piano avait été enlevé et laissait une grande place vide qu’on avait essayé de remplir par deux méchantes chaises. Je reconnaissais à peine dans cette chambre banale et froide l’endroit où s’étaient écoulés les momens les plus heureux de mon existence ; je m’y sentais oppressé, mai à l’aise. Jeanne elle-même, dans une robe de voyage que je ne lui avais jamais vue, me semblait une étrangère. Elle était sérieuse, presque solennelle, comme embarrassée de ma présence.

— Ne voudriez-vous pas venir sur le balcon ? lui dis-je ; votre salon me paraît aujourd’hui bien triste. — Jeanne, sans répondre, se leva lentement et me précéda sur le balcon. La soirée était belle et tiède, la rue à nos pieds déserte ; dans le lointain éclatait le cri plaintif d’un oiseau de nuit, et j’entendais distinctement les battemens de mon cœur. Je sentais que quelque chose d’important allait arriver, mille pensées confuses me montaient au cerveau ; j’oubliais l’avenir et le passé, je ne vivais que dans le présent auprès de Jeanne, qui devait décider de ma destinée, que j’aimais de toutes les forces de mon âme, et qui me faisait oublier tout ce qui n’était pas elle.

Nous nous étions accoudés sur la balustrade du balcon, et restâmes longtemps muets,. Enfin elle releva la tête en se tournant à demi vers moi. A la douteuse clarté de la lumière qui venait du salon, j’aperçus son visage inondé de larmes. Je saisis sa main et l’attirai à moi doucement. Elle s’abandonna sans résistance et laissa tomber sa tête sur mon épaule. — Jeanne, dis-je, Jeanne, pourquoi pleurez-vous ? — Elle ne répondit pas ; je l’entendis sangloter. — Jeanne, ne pleurez pas, je vous en prie. Dites-moi que vous me permettez de vous aimer ; dites que vous voulez rester près de moi. Je vous aime, vous le savez depuis longtemps ; mes paroles ne sauraient vous blesser. Dites-moi que vous me pardonnez !

Elle resta immobile, la tête inclinée sur mon épaule, et dit doucement : — Ne me quittez pas. Que deviendrais-je, si vous me laissiez seule ?

Ce que j’éprouvais, je ne puis le décrire ; le cœur me battait à se rompre, ma poitrine me semblait trop étroite pour contenir tant de bonheur, tant d’émotions. Jeanne se calma enfin elle releva la tête, et, prenant une de mes mains entre les siennes, elle me regarda longuement, en souriant avec une douceur, une tristesse infinies. Je n’oublierai jamais ce regard. — Parlez, dit-elle, parlez !

Je redevins alors maître de moi-même, et en peu de mots j’exposai ma situation. Je lui dis que l’état de ma fortune ne me permettait pas de m’établir encore en Europe, qu’il me fallait retourner en Chine, que j’y resterais le moins de temps possible, que je ne doutais pas de réussir vite et complètement. Elle avait l’air de m’écouter, mais je ne crois pas qu’elle comprît toutes mes raisons. Elle m’interrompit plusieurs fois pour me dire : — Que vous êtes bon de me parler ainsi ! Vous savez mieux que moi ce qu’il convient de faire… J’ai été bien triste depuis le soir où vous m’avez appris ce départ ; maintenant je suis heureuse…

Quant à moi, ma poitrine se dilatait comme si on l’eût débarrassée d’un immense fardeau. Je n’avais plus de secret pour Jeanne ; elle connaissait enfin toute la vérité. Il me fallait partir cependant. Mme de Norman allait revenir, et je me sentais aussi incapable de lui cacher mon émotion que de lui parler raisonnablement. — Je vais lui écrire, dis-je à Jeanne ; vous plaiderez pour nous. A demain ! — Et je la serrai sur mon cœur.

En rentrant chez moi, la fièvre me brûlait le sang, et dans cet accès de fièvre j’écrivis à Mme de Norman ; puis, trouvant ma lettre peu facile à lire, j’en fis avec soin une copie pour l’expédier le lendemain. La nuit était avancée, mais il me fut impossible de dormir ; jusqu’à l’aube, je me promenai de long en large dans ma chambre en répétant en moi-même ce que je venais de dire à Jeanne, et ce qu’elle m’avait répondu. Quelques heures plus tard, je me rendis à la gare pour faire mes adieux à Mme de Norman. Elle arriva bientôt et me salua amicalement. Je crus démêler pourtant un certain embarras dans son accent ; je remarquai aussi qu’elle ne par la point de mon absence de la veille. Jeanne lui avait-elle raconté ce qui s’était passé entre elle et moi ? Je ne pus éclaircir ce point. Plusieurs autres personnes étaient venues pour prendre congé de Mme de Norman, et je n’échangeai que quelques paroles avec elle. — Vous avez mon adresse, dit-elle, et j’attends de vos nouvelles. J’espère vous revoir bientôt à Paris.

Je rencontrai plusieurs fois le regard de Jeanne, et ce regard me rassura. Jeanne semblait heureuse ; elle allait et venait avec animation, elle riait, elle parlait plus que d’habitude, et lorsque je lui tendis la main, elle la garda un instant dans la sienne et me dit : — Croyez en moi. — Non, je n’ai pas rêvé tout cela. Vraiment elle m’aimait. La réponse de Mme de Norman à ma lettre se fit attendre un jour de plus que je n’avais calculé. Ce temps-là me parut bien long ; je n’avais plus la force de penser à autre chose. J’allais et venais comme dans un rêve, attendant les heures de distribution avec une impatience fébrile et guettant le facteur du plus loin possible. Je reçus enfin la lettre tant souhaitée. Je déchirai l’enveloppe et je lus en tête : « cher monsieur et ami, » puis je courus à la signature : « votre sincèrement dévouée. » En quelques secondes, sans avoir lu une ligne, j’avais deviné ce que l’on m’écrivait : ma demande était repoussée. Je fis plusieurs tours dans la chambre, j’essayai machinalement d’allumer un cigare, je m’assis. et lus alors la malheureuse lettre d’un bout à l’autre. C’était la réponse d’une bonne et prudente mère de famille ; je n’avais pas le droit de m’en plaindre. Mme de Norman me rendait pleine justice, elle ajoutait que ma proposition l’honorait, qu’elle en était fière et m’en remerciait. « Mais, continuait-elle, les devoirs sérieux et sacrés d’une mère me défendent d’accueillir votre demande ou même de l’encourager. Vous avez dix ans de plus que Jeanne, et ma fille est d’un âge qui ne permet pas, dans l’intérêt de son bonheur, de trop reculer l’époque de son mariage. Je n’ai nulle envie d’abuser de mon autorité maternelle lorsqu’il s’agira de marier ma fille. Elle n’épousera jamais que l’homme de son propre choix, celui auquel elle accordera son affection et sa confiance. Toutefois, pour lui conserver cette liberté entière, que vous-même vous réclamez pour elle, je dois la protéger contre un engagement prématuré. Vous avez l’intention de rester encore plusieurs mois en Europe, et vous me donnez à penser que votre séjour en Chine ne se prolongera pas au-delà de trois ans. En supposant que tout réussisse comme vous l’espérez, Jeanne resterait cependant près de quatre ans votre fiancée, quatre ans durant lesquels vous vivriez à mille lieues l’un de l’autre ! Quatre ans, c’est bien long ; vos sentimens aussi bien que ceux de ma fille pourront se modifier. Je viens, donc vous prier de retirer votre demande, je suis même obligée d’aller plus loin : je dois exiger de vous la promesse de ne point troubler le repos de mon enfant. À cette condition seule, j’autoriserai avec plaisir la continuation des rapports agréables qui se sont établis entre nous. » Mme de Norman terminait ainsi sa lettre : « Ma fille est libre et restera libre jusqu’à l’époque où elle disposera elle-même de sa liberté. Quand vous reviendrez en Europe, si rien n’est changé dans la situation de Jeanne, si vos propres sentimens sont encore les mêmes qu’aujourd’hui, je vous présenterai pleine de confiance à ma fille, et, si elle vous aime, je serai heureuse de vous appeler mon fils. Maintenant il ne me reste qu’à vous dire adieu. C’est le cœur bien triste que je le fais. » Je restai encore deux semaines à N…, passant et repassant dans les endroits que j’avais parcourus avec Jeanne, répétant dans mon esprit les paroles qu’elle m’avait dites. Je tombai dans un profond accablement. Le soir je m’arrêtais devant le balcon où j’avais serré Jeanne dans mes bras. Les fenêtres de son appartement étaient fermées et noires ; le balcon, naguère rempli de fleurs et d’arbustes, était nu et froid. Je passais là des heures, le cœur plein d’angoisse, et triste à mourir.

Au bout de quinze jours, je résolus de me rendre à Paris. C’était l’époque où Jeanne devait y rentrer elle-même avec sa mère. Je louai un petit appartement dans la rue qu’elle habitait. Je me tenais à la fenêtre, osant à peine sortir de peur de manquer une occasion de la voir. Plusieurs journées se passèrent en attente inutile. Enfin j’aperçus Jeanne ; elle n’était point changée ; sa figure était pâle et calme, telle que je l’avais toujours vue. Je lui en voulais presque de cette tranquillité. Elle aurait dû souffrir autant que moi ; n’avait-elle pas avoué qu’elle m’aimait ? Or, si elle m’aimait, d’où lui venait ce calme lorsque j’étais si malheureux ?

Un soir, comme j’errais sur les boulevards, je fus accosté par un ancien ami de Canton. Il m’entraîna dans un café pour me parler de ses affaires et de ses plaisirs. Tout à coup il s’arrêta, et, reculant sa chaise pour m’examiner plus attentivement, il s’écria : — Mais qu’avez-vous donc ? Je ne vous avais pas encore regardé ; vous êtes bien changé. Seriez-vous souffrant ? Vous avez maigri et vous paraissez horriblement triste. — Je répondis que je ressentais un peu de fatigue. — Si vous ne voulez rien dire, reprit-il, c’est votre affaire ; mais je vous connais depuis dix ans, et j’ai vu de bons et de mauvais jours avec vous. Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi. Un changement d’air vous serait salutaire. Je pars demain pour Londres ; venez avec moi, si rien ne vous retient ici. Je vais chasser chez mon frère, et je vous promets que vous serez le bienvenu, si vous m’accompagnez. Je puis aussi vous prêter un cheval, une excellente bête irlandaise. Allons ! une bonne course à travers champs guérit de bien des maux.

Je n’avais pas le courage de discuter le conseil de mon ami. Pour couper court à la conversation, je lui promis de le suivre dans quelques jours, et je le quittai. Cette rencontre cependant me fit du bien. Je compris enfin que je devais cesser au plus vite la misérable existence que je menais. La résolution prise de quitter Paris, je sentis renaître en moi un peu de force. Deux jours plus tard, je partis pour Londres. Mon ami Stratton avait raison, le changement d’air me fut utile. Je retrouvai beaucoup d’anciennes connaissances à Londres, rendez-vous ordinaire de tous ceux qui arrivent d’Orient ou qui se préparent à y retourner. Je ne pus refuser toutes les invitations qu’on m’adressa. Mes amis n’étaient pas les premiers venus. C’étaient des hommes avec lesquels j’avais entretenu des rapports constans, qui m’avaient rendu quelque service, ou qui. en avaient accepté de moi. Vous connaissez l’espèce de franc-maçonnerie qui unit entre eux tous les vieux Chinois. Je devais des égards à ceux que je rencontrai à Londres, et malgré l’ennui qui me rongeait je m’exécutai de bonne grâce. C’est alors que Stratton me proposa de m’associer avec lui et d’établir notre maison à Shang-haï. J’acceptai. La discussion de notre acte de société m’occupa plusieurs jours.

Sur ces entrefaites, quelque confiance rentra dans mon âme. Je me disais qu’après tout rien n’était perdu. Si Jeanne est sincère et loyale, elle m’attendra ; j’ai sa parole. Devant Dieu, elle s’est fiancée à moi. Pourquoi m’aurait-elle menti ? — Cette pensée me rendît assez calme pour me permettre de répondre à Mme de Norman. J’excusai mon silence par l’émotion que sa lettre m’avait causée ; je ne pouvais faire autrement que d’accepter les conditions qu’elle avait mises à nos relations ultérieures ; je lui annonçai ensuite ma résolution de ré tourner très prochainement en Chine, avant l’expiration même du délai que j’avais d’abord fixé, et je lui demandai la permission de la revoir avant mon départ. Le retour du courrier m’apporta une réponse des plus amicales. Elle ne contenait pas un mot de mes relations avec Jeanne. Mme de Norman se bornait à me dire que ses deux filles se rappelaient au bon souvenir de leur ami de N…, et ne me pardonneraient pas de quitter l’Europe sans leur avoir fait mes adieux. Je passai encore un mois à Londres, fort occupé de mes affaires. J’échangeai plusieurs lettres avec Mme de Norman. Enfin je pus lui annoncer que le jour de mon départ était arrêté, et que je serais à Paris le 23 novembre, en route pour Marseille, où je devais m’embarquer le 26 sur un des bâtimens de la Compagnie péninsulaire-orientale.

Au jour et à l’heure indiqués, j’arrivai à Paris. Je ne fus point surpris de rencontrer Mme de Norman au chemin de fer. — Je suis heureuse de vous voir, dit-elle ; cela me montre que vous approuvez ma conduite et que vous entrez dans mes vues. — Ce fut la seule allusion à ce qui s’était passé depuis son départ de N… ; puis elle changea de conversation, me donnant à comprendre par toute sa manière d’être qu’elle avait un plan arrêté d’avance. Elle en était la maîtresse. En acceptant son invitation, j’avais implicitement accepté ses conditions. J’inclinai la tête en signe d’assentiment, et tout fut dit.

Le même soir, je me rendis chez Mme de Norman. En entrant dans le salon, je vis Jeanne assise près d’une table presque en face de la porte. Elle pâlit, et ne bougea pas de sa chaise. Je lui offris la main comme j’en avais pris l’habitude ; elle la retint un instant et la serra avec force ; sa voix, en me parlant, avait un accent étrange, et ses yeux s’attachèrent sur moi sans nul souci de la présence de sa mère et de sa sœur. Nous étions tous les quatre assis autour de la table où était servi le thé, Jeanne et sa sœur à mes côtés, leur mère en face de moi. — Quand partez-vous ? demanda Jeanne. — Je répondis que c’était ma visite d’adieu, et que le lendemain matin j’aurais quitté Paris. Elle s’informa ensuite où j’irais habiter, et quelle serait la durée probable de mon absence. Toutes ces questions, elle me les fit d’une voix plus haute que d’habitude. Il y avait chez elle une résolution prise. Je sentais qu’elle était surexcitée, que son calme apparent ne tenait qu’à un fil, et qu’elle éclaterait au moindre prétexte. Mme de Norman semblait le comprendre comme moi et se diriger en conséquence, afin d’éviter une scène pénible. Elle ne fit aucune observation sur ce que m’avait dit sa fille, et en me parlant à son tour elle eut soin d’insister sur le maintien de nos relations. — Vous m’écrirez régulièrement, dit-elle, et vous verrez que je suis une bonne correspondante. Vous aurez mes réponses par le retour du courrier. — Puis elle me demanda des renseignemens sur la manière de m’adresser ses lettres, sur les départs des malles de Chine, etc. ; mais, sitôt que Jeanne prenait la parole, la mère se taisait, comme résolue d’avance à ne point contrarier sa fille.

Dans le courant de la soirée, Jeanne trouva moyen de me glisser un papier dans la main. Dès lors le désir de le lire m’empêcha de tenir en place. Bientôt je me levai pour prendre congé. Il y eut un moment de silence embarrassant. Mme de Norman et sa plus jeune fille avaient quitté leur siège presque en même temps que moi. Jeanne restait assise. Je crois vraiment qu’elle avait peur de faiblir. Je serrai la main à Mme de Norman et à la sœur de Jeanne ; puis je m’approchai de celle-ci. Elle se leva péniblement alors, et, s’appuyant de la main gauche sur la chaise, elle me tendit la main droite. — Adieu, cher ami, dit-elle, ou plutôt au revoir. Ne m’oubliez pas. — Je m’inclinai sans pouvoir proférer une parole, et je gagnai l’escalier sans savoir comment. A la lueur d’un bec de gaz, je lus le billet de Jeanne. Il ne contenait que quelques lignes. Après m’avoir dit qu’elle savait tout ce qui s’était passé, qu’elle me priait de n’en pas vouloir à sa mère, elle terminait par ces mots : « Je n’aime que vous, et n’aimerai que vous ; je vous attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, et le jour où vous me direz : venez, je viendrai. Adieu, ne m’oubliez pas, revenez bientôt. Aimez-moi comme j. e vous aime. » Elle avait signé de tout son nom : — JEANNE DE NORMAN. J’ai gardé ce billet. Mille fois je l’ai lu et relu ; de temps en temps je le lis encore. Je le sais par cœur, j’en connais chaque mot, chaque caractère. J’ai fait de vains efforts pour y découvrir un autre sens que celui que j’avais trouvé tout d’abord. Cela m’a été impossible. La lettre était simple, honnête, franche, ne souffrant pas deux interprétations. Elle renfermait l’aveu et l’assurance spontanés de l’amour de Jeanne, et pas autre chose.

Le lendemain matin, je quittai Paris. Jusqu’au dernier moment, je me berçai de l’espoir chimérique de recevoir encore de Jeanne un signe de vie. Rien ne vint, et je partis en mettant la tête à la portière pour voir si le hasard ne m’enverrait point un dernier souvenir de celle que j’aimais. C’est quelque chose de singulièrement tenace et d’insensé que les illusions de l’amour.


III

La traversée de Marseille à Shanghaï dura quarante-huit jours, et m’intéressa médiocrement. Je revis pour la troisième fois Malte, l’Égypte, Aden, Ceylan, Poulo-Pinang et Singapour ; les Arabes, les Indiens et Malais me laissèrent indifférent au même degré. Je rencontrai à bord un ancien ami de Hongkong qui devint mon voisin de table, et qui me tint compagnie lorsque j’arpentais pendant des heures entières le pont du navire. Comme moi, il était peu enclin à la causerie, et nous ne fîmes pas de nouvelles connaissances. Lui aussi quittait l’Europe le cœur triste ; il y laissait femme et enfans, les médecins ayant conseillé de ne pas les ramener en Chine.

Les voyageurs qui font pour la première fois la longue traversée de Marseille aux Indes ou à la Chine ne manquent pas de distractions. La vie de bord les intéresse. Ils relèvent les longitudes et latitudes comme s’ils naviguaient sur des mers inconnues, ils s’inquiètent du beau et du mauvais temps ; ils aiment à s’entretenir avec les officiers et demandent toute sorte de renseignemens qu’ils trouveraient à l’instant et plus exactement, s’ils prenaient la peine de lire un des nombreux guides publiés sur la route qu’ils parcourent. Les pays qu’ils aperçoivent ont pour eux l’attrait de la nouveauté ; ils s’imaginent volontiers y faire des découvertes. Le langage, le costume, la démarche des indigènes, la flore et la faune des régions tropicales, tout est sujet de surprise et d’observation pour eux ; puis ceux qui s’expatrient pour la première fois sont jeunes d’ordinaire et ont l’égoïsme de la jeunesse. Ils laissent bien derrière eux quelques joies, quelques affections de famille ; mais devant eux s’ouvre une existence inconnue, grande, mystérieuse. L’imagination les travaille plus que le souvenir, et, s’ils deviennent fatigans à force d’être communicatifs, au moins ne le sont-ils que pour les autres. Quant à eux, ils s’amusent fort, et plus tard on les entend parler encore avec plaisir des charmes de ce premier grand voyage.

Le vieux voyageur, celui qui retourne en Chine ou aux Indes pour la seconde ou troisième fois, n’a plus aucune des illusions et des distractions de son compagnon de route. Il est habitué aux pays étrangers ; les indigènes, Indiens, Chinois, Malais, même les meilleurs, ne lui inspirent plus le moindre intérêt. Il les appelle tous niggers, et il professe pour eux un profond mépris, que je ne justifierai pas, mais dont je constate l’existence. Ceux qui se trouvent sur le passage des voyageurs sont d’ailleurs presque toujours des espèces de charlatans qui exploitent la curiosité et l’inexpérience des nouveau-venus. Le vieux voyageur, lui, les connaît à fond, et le Parsi d’Aden ne lui vendra pas de plume d’autruche, ni l’Indien de Pointe-de-Galles de pierre précieuse. — Laissez-moi tranquille, — dit-il au marchand qui étale devant lui ses prétendues richesses, et le marchand n’insisté pas, car il sait qu’il y perdrait ses peines. Quant à la vie de bord, elle est familière à l’ancien résident de l’extrême Orient. Le bateau à vapeur est pour lui un simple moyen de communication, comme le wagon du chemin de fer l’est pour le voyageur européen. Dès qu’il a trouvé une place commode, un bon coin, il est satisfait d’avoir tout ce qu’il a le droit d’attendre en fait de confort, et il se soucie peu du reste, ni des autres voyageurs. La route, il la connaît par cœur. Il a conversé avec cent personnes qui ont fait le même voyage, et il ne s’attend point à y découvrir rien d’imprévu ou de curieux. Les officiers ne sont à ses yeux que des employés qui lui doivent des égards et qu’il traite avec politesse. Il en a rencontré un si grand nombre qu’il ne saurait les voir autres qu’ils ne sont en effet, tandis que le novice n’est pas loin de les regarder comme des êtres singuliers, qui courent toute sorte de dangers et d’aventures extraordinaires. L’existence que celui-ci va mener, le vieux résident qui retourne à l’étranger l’a pratiquée. Il ne s’attend à aucune surprise, à aucun mystère. Il sait, qu’il devra recommencer une vie d’affaires, sans imprévu ni passions, une vie uniforme, incolore, prosaïque, sérieuse, et cela le jour même où il arrivera à destination. Jusque-là, il n’a pas à s’en occuper. Il se souvient du passé qui fuit derrière lui, des amis auxquels il a dit adieu et qu’il ne reverra peut-être plus ; pendant que le jeune voyageur se tient debout à l’avant du navire, afin d’être le premier à découvrir une terre nouvelle, lui ne bouge pas du pont de l’arrière. S’il rêve, c’est en contemplant la mer qu’il vient de parcourir et où le navire qui l’emporte a tracé à perte de vue un sillage écumant. Il ne prend point de notes, il ne date point ses lettres de tel degré de longitude ; s’il écrit à quelqu’un, c’est pour l’entretenir de ceux qu’il a laissés derrière lui, et non pour lui confirmer que les Hindous ont en effet la peau bronzée, que les Malais mâchent du bétel, et que les Chinois portent de longues queues. Il cause peu, il ne fatigue personne. En revanche, il est quelquefois dévoré d’ennui et de tristesse.

Je m’arrêtai quelques jours à Hongkong, et j’envoyai de là une première lettre à Mme de Norman, où je me bornai à lui annoncer mon arrivée en Chine ; puis je m’embarquai pour Shanghaï. La nouvelle position que j’avais acceptée à Londres me donna beaucoup à faire ; un travail incessant m’absorba tout entier. Je m’y livrai avec une ardeur fébrile. Gagner de l’argent, beaucoup et promptement, c’était le moyen de réaliser mon seul et unique rêve de bonheur. Lorsqu’un homme résolu veut une chose et n’en veut qu’une à la fois, lorsqu’il a le courage de regarder avec indifférence tout ce qui s’écarte de son but, il est rare qu’il ne réussisse pas.

Mes efforts furent couronnés de grands et rapides succès ; chaque courrier qui partait pour l’Europe emportait pour Mme de Norman un compte-rendu favorable de mes affaires. Ses réponses, m’arrivèrent avec une certaine régularité, quoiqu’elle n’écrivît pas aussi souvent que moi. Elle me félicitait de mes succès, elle semblait y prendre une part sincère, elle me conseillait de ne pas trop me fatiguer et d’être prudent afin de ne pas perdre d’un seul coup les fruits de mon travail. Il y avait dans chacune de ses lettres quelques lignes sur ses deux filles. C’étaient toujours les mêmes mots : « mes filles se portent bien, elles vous gardent un bon souvenir, et vous envoient leurs meilleurs complimens. » Je lisais cette petite phrase deux ou trois fois, me flattant d’y découvrir autre chose que ce qui s’y trouvait. « Mes filles vous gardent un bon souvenir, » c’est-à-dire Jeanne se souvient de sa promesse, de sa lettre ; elle tiendra ses engagemens. Vous pouvez toujours compter sur elle. — C’est ainsi que dans des heures de courage et d’espoir je traduisais la petite phrase de Mme de Norman. Quant à Jeanne, elle ne me donna directement aucun signe de vie. Était-ce l’oubli qui la prenait déjà en présence de la difficulté de rester fidèle à sa promesse ? Était-ce la réserve d’une jeune fille, ou simplement la conséquence d’un engagement exigé par sa mère, et auquel son caractère loyal l’obligeait de ne pas manquer ? Je n’en ai jamais rien su.

Deux années se passèrent ainsi, deux années sans trêve ni repos. J’avais parfois des momens de défaillance, et je cédais à la crainte de voir toutes mes peines perdues ; alors je prenais la correspondance de Mme de Norman et je lisais le passage : « mes filles vous gardent un bon souvenir… » Ces simples paroles me rendaient l’espérance, et je me remettais avec une nouvelle ardeur au travail. L’amour demande beaucoup et se contente de peu.

À cette époque, la Chine était dévastée par la plus sanglante des révolutions. Les Changmaos, « hommes aux longs cheveux, » après avoir traversé et conquis une grande partie de l’Empire-Céleste, semant la mort et la ruine sur leur passage, laissant derrière eux un interminable sillon de sang et de misère, venaient d’occuper les deux plus belles cités du nord, Hang-chou et Sou-chou[1]. Les populations affolées s’étaient enfuies à leur approche ou avaient péri durant l’invasion. Les massacres avaient été horribles. À Hang-chou, la terreur avait pris des proportions immenses : quarante mille personnes de tout âge et de toutes conditions, arrivées au paroxysme de l’épouvante, atteintes d’une folie contagieuse, avaient couru se précipiter dans la mer, où elles avaient trouvé la mort. Pendant des semaines entières, la plage était restée couverte de cadavres. Sui, le gouverneur de Sou-chou, à la tête d’un corps d’armée considérable, avait essayé de s’opposer aux rebelles ; ses soldats l’avaient lâchement abandonné. Cet infortuné mandarin, voyant qu’il ne pouvait conserver la ville que l’empereur avait confiée à sa garde, redoutant la colère du maître autant que la fureur de ses ennemis, s’était pendu après avoir mis le feu à son palais, où il avait enfermé ses femmes et ses enfans. Les vastes provinces de Ché-kiang et de Kiang-sou étaient à feu et à sang.

Mon comprador Alloy, celui-là même qui est encore aujourd’hui à mon service, est un homme d’une intelligence peu ordinaire. Il est devenu riche chez moi, et il l’est devenu un peu à mon préjudice, en prélevant, comme le font tous ses collègues d’ailleurs, un squeeze, — espèce de pot-de-vin, — sur toutes les affaires qui lui ont passé par les mains. Cependant je n’ai pas le droit de m’en plaindre, puisque c’est à son zèle, je l’avoue, que je dois la plus grande partie de ma fortune. Quelque temps avant d’apprendre à Shanghaï d’une manière certaine la nouvelle de l’occupation des capitales du Ché-kiang et du Kiang-sou, mon intendant Alloy entra dès six heures du matin dans ma chambre à coucher ; il ne prenait une telle liberté que dans les circonstances exceptionnelles.

— Maître, me dit-il d’un air mystérieux après s’être assuré que personne ne pouvait nous entendre ; maître, cette fois j’ai à vous entretenir d’une grande affaire. Avez-vous beaucoup d’argent en caisse ? vous est-il possible d’en réaliser tout de suite, pour trois mois au moins ? — Mon crédit, dès cette époque, était bien établi sur toute la côte de Chine ; aussi répondis-je qu’il me serait facile de me procurer les fonds nécessaires pour n’importe quelle opération raisonnable. — Très bien, continua le comprador. Voici de quoi il s’agit : Tchoung-wang, le chef des rebelles, vient de battre Haou-kwaï-tsin, général de l’empereur ; ses troupes ont pris Hang-chou, et elles prendront Sou-chou. Un de mes amis, presque un frère, qui habitait à Canton la même rue que moi et qui ne m’a jamais trompé, vient de m’apporter cette nouvelle, encore inconnue à Shanghaï. Mon ami, — il s’appelle Alloung, — est un homme habile ; il prévoit que les Chinois chercheront un asile dans les villes où ils pourront se placer sous la protection des étrangers ; il ne fait aucun doute que Ningpo et Shanghaï ne soient sous peu remplies de fuyards. Alloung possède en propre quarante mille taels (trois cent vingt mille francs environ) ; il veut placer cette somme immédiatement en achetant des maisons et des terrains à Shanghaï et dans le voisinage du settlement. Il est intimement convaincu que ces propriétés doubleront, tripleront même de valeur en très peu de temps. Pour ma part, je suis du même avis. Alloung cependant n’est pas connu ici ; il craint d’attirer l’attention publique sur ses spéculations, il redoute surtout l’intervention du taou-tai (préfet de la ville). Il est venu me demander conseil ; je lui ai répondu que la chose pourrait se faire par votre intermédiaire, et que vous y seriez directement intéressé.

Le comprador s’arrêta pour me laisser le temps de la réflexion ; il connaissait toute l’importance du secret dont il venait de m’instruire et n’avait nulle intention de surprendre ma bonne foi. Il ne m’était pas difficile de saisir son projet, et je vis qu’il y avait là l’occasion sans pareille d’une belle affaire. Je fis descendre Alloy dans le bureau, qui était encore désert à cette heure matinale. Examinant alors rapidement ma situation financière, je vis que je pouvais disposer d’environ cinquante mille taels. Cette somme, je résolus sur-le-champ de la placer dans cette entreprise. Je risquais d’en perdre une bonne partie, mais je pouvais gagner une fortune. Alloy fit une moue significative en apprenant que je n’avais que cette somme de libre. — C’est peu de chose, dit-il ; il en faudrait dix fois autant. — Il se refusait à comprendre que je n’avais pas envie d’user de mon crédit pour me procurer plus d’argent que je ne serais en mesure d’en rembourser en cas de perte. Le comprador revint à la charge. — Vous ne pouvez pas tout perdre, objecta-t-il. Supposez que je sois mal informé, que les fugitifs des provinces envahies n’arrivent pas, Shanghaï n’en restera pas moins Shanghaï, la grande cité commerciale du nord, et les propriétés y conserveront toujours une valeur réelle. Ce que vous achèteriez aujourd’hui cent taels ne vaudrait peut-être que quatre-vingt-dix, si vous étiez obligé de revendre ; la dépréciation ne pourrait être plus forte ; à quoi bon dès lors prendre des précautions comme s’il y avait danger d’une ruine complète ? Avec une marge de dix pour cent, vous parez aux plus mauvaises chances. — Les argumens d’Alloy ne réussirent pas à me convaincre ; mais, comme après tout ils ne manquaient pas d’une certaine justesse, je consentis enfin à lui confier cent mille taels. Les deux Chinois, Alloy et Alloung, se mirent ensemble à l’œuvre, et en peu de jours la somme entière avait été dépensée ; je me trouvai propriétaire d’un nombre assez considérable de bicoques chinoises et de quelques vastes terrains situés dans le voisinage du champ de courses.

Vous connaissez le résultat de cette spéculation, qui fit beaucoup de bruit, et trouva dans la suite un grand nombre d’imitateurs ; quelques-uns réussirent aussi bien et mieux même que moi, d’autres s’y ruinèrent. Suivant les prévisions d’Alloy, Shanghaï ne tarda pas en effet à se remplir de milliers de malheureux fuyant l’approche des rebelles ; les loyers, maisons et terrains augmentèrent en valeur de jour en jour. Dans l’espace de quelques semaines, j’avais triplé ma fortune. Malgré les conseils de mon comprador, je n’hésitai pas un instant à revendre tout ce que j’avais acheté, et je réalisai ainsi des bénéfices énormes.

Je ne puis vous exprimer avec quelle immense satisfaction je contemplais la balance que le teneur de livres mit sous mes yeux, et qui constatait en grands et beaux chiffres, avec une précision mathématique, que le but de mon retour en Chine était atteint, que j’étais riche enfin et en état de me présenter devant Mme de Norman pour lui dire : — J’ai le droit de demander aujourd’hui la main de votre fille. Confiez-moi son bonheur.

Je résolus sur-le-champ de repasser en Europe. Il ne s’agissait que de liquider mes affaires, ou, si cela était impossible, de les arranger de façon à rendre la liquidation facile. Je calculai qu’il fallait trois mois pour en arriver là. Nous étions au mois de mars ; en juin ou juillet, au plus tard en août, j’étais libre de quitter la Chine de manière à me trouver à Paris en septembre ou octobre, en tout cas avant l’expiration du terme de trois ans dont j’avais parlé.

Durant plusieurs semaines, j’avais vécu dans une véritable fièvre de travail, et en cherchant alors la date de ma dernière lettre je m’aperçus que, pour la première fois, j’avais laissé un mois entier s’écouler sans donner de mes nouvelles. Je remarquai en même temps que, depuis près de huit semaines, je n’en avais point reçu de Mme de Norman. Le temps avait fui si rapidement que cette circonstance ne m’avait point frappé. L’inquiétude me saisit. Je relus la dernière lettre de Mme de Norman, datée de la fin de décembre. Rien n’y transpirait de ce qui aurait pu m’éclairer. La mère de Jeanne m’envoyait, en son nom et au nom de ses enfans, ses complimens de nouvel an. Elle parlait de quelques soirées auxquelles elle avait assisté, et vantait la grâce et la beauté de Marie, sa fille cadette,. « que j’aurais de la peine à reconnaître, tant elle avait grandi et embelli. » De Jeanne, pas un mot ; son nom même n’était pas prononcé une seule fois. « Mes filles se joignent à moi pour vous présenter leurs meilleurs vœux. » C’était le seul passage où Mme de Norman faisait allusion à sa fille aînée.

Je mis la lettre de côté. La bonne humeur, la confiance dans l’avenir, qui m’avaient soutenu pendant les dernières semaines, disparurent. J’écrivis seulement quelques lignes à Mme de Norman pour annoncer que la spéculation commerciale dont j’avais parlé dans ma dernière lettre avait pleinement réussi, que j’allais être libre dans trois ou quatre mois, et qu’avant la fin de l’automne je serais à Paris. Je me réservais de lui indiquer ultérieurement le jour précis de mon départ.

La malle suivante ne m’apporta aucune nouvelle. Les quinze jours qui se passèrent jusqu’à l’arrivée d’un autre courrier d’Europe me parurent horriblement longs ; mais je n’étais qu’un peu inquiet sans concevoir de craintes sérieuses. La dernière lettre de Paris était après tout aussi aimable et bonne que toutes celles que j’avais reçues depuis mon départ. Mme de Norman pouvait être occupée ou même malade. Certes on m’aurait écrit, soit la mère, soit une de ses filles, si quelque événement grave était survenu. Ainsi je raisonnais pour dissiper mes alarmes et calmer mon impatience.

Un matin, mon domestique chinois vint m’éveiller de fort bonne heure pour m’annoncer que l’on venait de signaler l’arrivée de la malle à Woussoung. Le paquebot avait déjà franchi la barre ; avant deux heures, il mouillerait dans le port de Shanghaï. Je sautai en bas du lit, donnai l’ordre de seller un cheval, et m’habillai en toute hâte ; puis je sortis au grand trot du settlement, et, remontant le Whampoa le long d’un sentier qui suit les bords de cette rivière depuis Shanghaï jusqu’à Woussoung, je courus à la rencontre du bateau à vapeur. Le soleil était encore bas, la chaleur supportable, le temps superbe. Je me sentais plein de vigueur et de confiance. Mon petit poney, de la forte race de Tient-sin, sautait gaîment par-dessus les nombreux obstacles dont la route était obstruée » et semblait comme moi de bonne et courageuse humeur. — Au tournant du chemin, j’aperçus le paquebot, luttant contre la marée et le courant pour remonter le fleuve. Je l’examinai un instant : au grand mât flottait le pavillon rouge à ancre d’or, signal arboré par les navires qui portent le courrier d’Europe. Je tournai bride et repris le chemin de la maison.

L’heure qui devait s’écouler encore jusqu’à la distribution des lettres me parut interminable ; j’errais de chambre en chambre comme une âme en peine. Enfin, le garçon de bureau apporta un premier paquet ; ce n’était que la correspondance de Hongkong, Canton et de la côte. Le courrier d’Europe manquait encore. Je m’assis pour en prendre connaissance. Matthisson ; mon teneur de livres, un ancien ami de Canton qui m’avait suivi à Shanghaï et qui était au courant de mes affaires comme moi-même, vint se placer à une petite table de mon cabinet pour prendre, suivant notre habitude, les lettres que j’avais lues et annotées, afin de s’occuper immédiatement des diverses choses dont elles traitaient. Mon bureau de travail était contre la fenêtre ; le casier me cachait à Matthisson lorsqu’il était à sa table, placée derrière la mienne. Le boy chinois m’apporta un second paquet de lettres. Sur l’enveloppe d’une des premières, je reconnus la grande et belle écriture de Mme de Norman, Matthisson s’était levé et vint à moi pour me demander un l’enseignement. Je l’écoutais machinalement ; je ne compris pas un mot de ses paroles. — Pardon, cher ami, lui dis-je ; je voudrais d’abord lire une lettre particulière qui m’intéresse. — Matthisson ne dit plus rien, et prit tranquillement la correspondance ouverte et lue que j’avais mise de côté pour lui. Je l’entendis regagner sa placent s’asseoir.

A peine la lettre de Mme de Norman fut-elle ouverte, que j’eus le pressentiment d’une mauvaise nouvelle. Je parcourus les premières lignes : rien ; puis je saisis ces mots sans suite : Jeanne,… M. de Cissaye… mariage. Je n’allai pas plus loin, ma vue s’obscurcit ; mais je revins bientôt à moi. Un grand silence régnait dans la salle où je me trouvais ; j’entendis Matthisson plier des papiers, j’entendis le balancement monotone et régulier de la pendule. Je me souviens d’avoir appuyé mon front sur ma main en regardant attentivement par la fenêtre : des hommes d’affaires, des garçons de bureau, des messagers passaient rapidement. Sur la rivière, les sampans (canots chinois) allaient et venaient comme à l’ordinaire. J’entendis le souffle violent de la machine d’un bateau qui dégorgeait sa vapeur ; les cris et les chants des matelots et des portefaix m’arrivaient distinctement, et semblaient venir d’une distance éloignée. Le même spectacle, je l’avais eu sous les yeux mille fois, les mêmes bruits avaient journellement frappé mon oreille ; mais à cette heure fatale je regardais et j’écoutais comme si j’allais découvrir une signification inattendue à cette animation turbulente. J’avais la tête lourde ; je sentais mon malheur comme dans un rêve, sans pouvoir mesurer la portée du coup qui venait de me frapper ; je savais seulement que j’étais blessé, cruellement blessé, et que je souffrais.

Je repris la lettre de Mme de Norman, la pliai avec soin et m’efforçai de la faire rentrer dans son enveloppe. Mes mains tremblaient, et l’enveloppe se déchira. Je la mis alors dans la poche de ma redingote, et recommençai à lire et à ranger les papiers qui étaient sur mon bureau : « soie, thé, opium, riz. » Je voyais les mots, mais je ne comprenais rien à ce que je lisais. Machinalement je Répétais cette phrase, qui terminait un avis de mon agent de Saigon : « je me félicite d’avoir, par la consciencieuse exécution de vos ordres, contribué au succès de l’affaire dont vous m’entretenez, et je me mets entièrement à votre disposition pour de nouvelles commandes. » Je n’avais plus d’ordres à donner, de commandes à faire. Pourquoi en avais-je donné ? A quoi bon le travail auquel je m’étais livré ? Le monde était transformé ; il ne m’intéressait plus. Je tournai ma chaise vers la fenêtre, de manière à cacher mon visage à Matthisson, s’il revenait à mon bureau ; puis doucement je retirai la lettre de Mme de Norman de ma poche, et, faisant un grand effort sur moi, je la lus avec attention du commencement jusqu’à la fin. Je m’aperçus vaguement que Matthisson remuait les papiers d’affaires étalés sur mon bureau, et je l’entendis regagner sa chaise ; je ne levai pas la tête et ne me retournai pas.

La lettre de Mme de Norman était longue, écrite avec soin ; l’écriture était ferme et décidée comme chacune des expressions dont elle se servait. Il n’y avait pas d’hésitation, pas de rature ; un malentendu était impossible. Elle débutait par des excuses et des explications de son long silence ; elle ajoutait quelques mots sur les soucis d’une mère, unique gardienne de deux jeunes filles, et abordait sans transition le véritable but de sa lettre en m’annonçant brièvement qu’un M. de Cissaye venait de demander Jeanne, sa fille aînée, en mariage, et que cette demande avait été agréée. « Je n’ai point influencé le choix de ma fille, écrivait Mme de Norman ; mais je l’approuve, et je dois m’en réjouir. M. de Cissaye est d’une bonne famille, d’un caractère irréprochable ; le mariage se fait sous les plus heureux auspices. Il est vrai qu’il détruit un projet que depuis deux ans j’avais caressé au fond de mon cœur, et qui m’était devenu cher… »

La lettre m’échappa des mains ; je restai à la fenêtre, voyant des formes vagues glisser devant mes yeux, mais ne me rendant aucun compte de ce que je voyais, n’entendant rien, ne pensant à rien. Soudain je me sentis toucher au bras. Je me retournai lentement. Matthisson était derrière moi. Il recula et me regarda un instant d’un air effrayé. — Que vous est-il arrivé ? dit-il enfin. Vous êtes malade ; avez-vous reçu de mauvaises nouvelles ? — Je ne sais comment les paroles me vinrent. — J’ai perdu tout mon bonheur ! m’écriai-je ; — puis je cachai ma tête entre mes mains et me mis à pleurer. Matthisson s’approcha, et je sentis sur mes épaules la pression amicale de ses deux mains. — Lisez les autres lettres, lui dis-je sans me retourner ; je voudrais monter dans ma chambre. — Je l’entendis ramasser les papiers et s’approcher de la porte qui, de mon cabinet, conduisait à son bureau.

Nicolas Gogol a écrit une petite histoire intitulée le Manteau. Un pauvre employé russe qui veut acheter un manteau neuf s’impose dans cette intention les plus grands sacrifices, pour amasser la somme d’argent nécessaire. Enfin il la possède. Pour en arriver là, plus d’une fois il n’a pas mangé à sa faim, il n’a pas bu à sa soif ; mais tout cela, il l’a supporté stoïquement. Le dimanche arrive ; il sort pour montrer le précieux vêtement dans les grandes rues de Moscou. En regagnant le soir son domicile, il est attaqué par des voleurs qui le dépouillent de son cher manteau. C’est trop de misère pour le cœur du pauvre homme. Il en tombe malade, se met au lit et meurt. Je pensais à cet infortuné personnage, et je répétais : — On m’a volé mon manteau. — Il me semblait qu’il ne me restait plus autre chose à faire qu’à mourir. Au bout de quelque temps, je me reprochai ma faiblesse ; j’eus peur de montrer ma douleur à des étrangers. Je ne voulais pas de leur pitié ni de leurs consolations.

La nature humaine, grâce à Dieu, est trop faible pour résister longtemps aux grandes souffrances ; on en guérit ou bien on en meurt. Ma guérison fut lente. Je n’ai pas recouvré tout à fait la santé, et ce que j’avais de meilleur en moi a été brisé ; j’ai repris cependant assez de forces pour pouvoir vivre sans que l’existence me soit à charge. Ainsi, lorsqu’on a perdu le bras droit, il faut apprendre à écrire de la main gauche ; c’est moins commode, mais on s’y fait.

Je renonçai au projet de me fixer dans cette Europe qui m’était devenue odieuse, je résolus de rester en Chine et d’y chercher les distractions que j’avais jusqu’alors dédaignées. Mes chevaux de course furent bientôt cités comme les meilleurs, mes maîtresses comme les plus jolies. Je me disais quelquefois que c’était profaner ma douleur que de vivre ainsi ; j’avoue pourtant que je n’en eus jamais de remords. On m’avait trahi ; moi, je ne trahissais personne ; je ne faisais de mal à qui que ce fût. Je me mis à voyager, je parcourus la Chine dans tous les sens.

Un jour, j’étais parti de Shanghaï en bateau d’excursion pour aller voir les grands lacs de Woussoung. Le soir, nous jetâmes l’ancre aux abords d’une cité populeuse dont j’ai oublié le nom. Je me levai le lendemain avec l’aube pour visiter la ville avant que les habitans ne fussent sur pied. Mon boy m’accompagnait pour me servir à l’occasion de guide et d’interprète. A l’entrée de la ville, un grand édifice attira mon attention ; c’était une espèce de temple ouvert à tous les vents et surmonté d’une immense toiture que supportaient de massives colonnes peintes en rouge vif, dont les chapiteaux étaient surchargés de sculptures grotesques. Le sol du temple était jonché de paille, et sur cette litière étaient étendus une dizaine d’hommes en haillons. La misère chinoise est horrible à voir. Ces hommes étaient d’une saleté repoussante, à peine vêtus, et plusieurs d’entre eux semblaient rongés par de hideuses maladies. Quelques-uns dormaient encore, d’autres mangeaient du riz dans des écuelles en bois qu’on avait placées à côté d’eux. Un gardien se promenait près de là, fumant une longue pipe en cuivre jaune et veillant à ce que chacun de ses hôtes de passage ne prît que la portion qui lui était destinée. Ils mangeaient avec l’avidité de bêtes affamées, sans faire attention à moi, quoique les Européens viennent rarement dans ce pays, et qu’ils y soient d’ordinaire l’objet d’une grande curiosité. L’un de ces malheureux, ayant fini avant les autres, leva ses yeux caves sur moi, et avec un sourire hébété il me tendit un bras décharné pour demander l’aumône. Je questionnai mon boy pour avoir l’explication de ce que je voyais là. Il m’apprit que l’établissement était un asile de charité fondé, aux portes de la ville, par un riche marchand, et où l’on donnait deux repas aux vagabonds qui y arrivaient le soir et qui devaient repartir le lendemain. Il attira ensuite mon attention sur une tablette en bois verni placée entre deux colonnes et sur laquelle on lisait cette inscription : « reposez-vous ici, voyageurs fatigués. » Pendant que j’étais encore occupé à contempler ce triste spectacle, le gardien s’approcha tour à tour des voyageurs et réveilla ceux qui dormaient en les poussant du pied, sans brutalité toutefois. Chacun d’eux prit alors son plat de riz, le dévora rapidement et se prépara au départ. Un seul resta couché. Le gardien l’appela à haute voix et le poussa rudement ; l’homme ne répondit pas et ne s’éveilla pas davantage. Il était mort. — Repose-toi, voyageur fatigué ! — Le gardien jeta une vieille natte sur le cadavre, ramassa l’écuelle de riz et s’éloigna lentement… Les êtres les plus misérables trouvent le repos à la fin de leur triste journée. Moi aussi, j’ai trouvé le repos.

Depuis longtemps, je vis paisiblement en ces parages ; je passe l’hiver à Hongkong, l’été au Japon. J’ai refait deux fois le voyage d’Europe. Je n’ai pas revu Mme de Norman ni sa fille, et je n’ai pas cherché à les revoir. Je ne craindrais pas de rencontrer Mme de Cissaye, et je ne crois pas que sa présence me causât une vive émotion. Tout le mal que cette femme pouvait me faire, elle me l’a fait il y a longtemps. Souvent cependant il m’arrive de panser à elle. Je ne m’imagine point qu’elle ait des remords, sa vie est calme et heureuse, je l’espère ; mais lorsque je relis sa lettre, que j’entends sa voix me dire : — Henri, ne m’abandonnez pas, — lorsque je pense que je n’ai travaillé que pour elle, que j’aurais voulu lui consacrer toute ma vie, lorsque le souvenir du passé me revient, le souvenir de l’amour qu’elle avait juré et qu’elle a renié, je sens un frisson parcourir mes veines.

Je suis souvent seul, et dans ces momens-là elle m’apparaît quelquefois sans ; que mon imagination l’évêque, malgré moi en quelque sorte. Elle n’est point changée, elle est pâle et belle comme le soir où je lui dis le dernier adieu. Elle s’avance lentement ; lorsqu’elle m’aperçoit, elle s’arrête. Une frayeur mortelle semble la clouer au sol. Ses yeux sont grands ouverts, et son regard reste fixé sur moi. Je passe en saluant ; mais soudain j’entends une voix qui m’appelle : « Henri ! Henri ! » Alors je songe aux années lointaines de ma pauvre jeunesse. Je suis vieux. Personne ne m’appelle plus Henri. Je suis L’Hermet ou M. L’Hermet pour tous ceux qui m’approchent. « Henri ! » le souvenir renaît avec la vivacité des premiers jours ; mon cœur se gonfle à rompre ma poitrine, je me sens étouffer de joie et de douleur. Je m’approche d’elle pour lui parler ; à ce moment, je vois Jeanne disparaître comme dans un nuage, je m’éveille, et le songe reste inachevé ; mais il ne m’abandonne pas complètement, il fait partie de mon être. Il me semble qu’il reparaît depuis quelque temps plus fréquemment qu’autrefois, et je suis convaincu qu’il reviendra pour la dernière fois lorsque je serai sur mon lit de mort.

L’Hermet se tut, et demeura quelques instans absorbé dans un douloureux silence. La lune était parvenue au zénith ; le pays d’alentour donnait à cette calme et douce lumière. Le domestique japonais, qui s’était éveillé, allait et venait autour de la table, implorant par sa mine fatiguée la permission d’aller goûter le repos. Un papillon de nuit, s’étant imprudemment approché de la bougie qui nous éclairait, se débattait impuissant contre le feu qui le consumait. L’Hermet prit une allumette, et, afin d’abréger les souffrances de l’insecte à moitié brûlé déjà, il le poussa dans le foyer de la flamme. — Pauvre petit être, dit-il, si tu n’avais pas quitté ton coin obscur, tu aurais pu y mourir sans connaître la douleur. La brillante lumière t’a séduit, et tu meurs pour y avoir touché un instant. — Puis il vint à moi, me souhaita une bonne nuit, et nous nous séparâmes.

Le lendemain je quittai le Japon. La dernière malle vient de m’apporter la nouvelle de la mort de mon ami L’Hermet.


RODOLPHE LINDAU.

  1. Un proverbe danois dit : « Au-dessus de nous le ciel, sur la terre Hang et Son. »