Persuasion/XIV

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 134-141).
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CHAPITRE XIV


Charles et Marie furent les premiers à retourner à Uppercross. Ils ne tardèrent pas à revenir à Lodge. On sut par eux que Louisa commençait à se lever, mais elle était encore très faible, très impressionnable, et il était impossible de dire quand elle pourrait voyager.

Marie avait eu des ennuis, mais son long séjour prouvait qu’elle avait eu plus de plaisir que de peine. Charles Hayter était venu plus souvent, il est vrai, qu’elle n’aurait voulu ; puis, chez les Harville, il n’y avait qu’un domestique pour servir à table, et au commencement on n’avait pas donné à Marie la première place. Mais on lui avait fait de si gracieuses excuses, quand on avait su de qui elle était fille, et l’on avait été si prévenant ensuite ; on lui avait prêté des livres, et l’on avait fait si souvent de jolies promenades, que la balance était en faveur de Lyme. Tout cela, joint à la conviction d’être très utile, lui avait fait passer une agréable quinzaine.

Anna s’informa de Benwick. La figure de Marie se rembrunit aussitôt. Charles se mit à rire :

« Oh ! Benwick va très bien, dit Marie ; mais c’est un drôle de garçon. Il ne sait ce qu’il veut. Nous lui avons demandé de venir passer quelques jours chez nous ; Charles devait l’emmener à la chasse. Il paraissait très content, quand, mardi soir, il donna une singulière excuse : Il ne chassait jamais ; on ne l’avait pas compris : il avait promis ceci, puis cela, etc. ; enfin il ne venait pas. Il a sans doute craint de s’ennuyer, mais en vérité j’aurais cru que nous étions assez gais au cottage pour le cœur brisé du capitaine Benwick. »

Charles dit en riant :

« Mais, Marie, vous savez bien ce qu’il en est.

« Voici votre œuvre, dit-il à Anna. Il s’imaginait vous trouver ici ; quand il a su que vous étiez à une lieue de nous, il n’a pas eu le courage de venir. Voilà la vérité ; parole d’honneur. »

Marie laissa tomber la conversation, soit qu’elle ne jugeât pas Benwick digne de prétendre à une miss Elliot, soit qu’elle ne reconnût pas à Anna le pouvoir de rendre Uppercross plus attrayant.

Je laisse ce point à décider au lecteur.

Le bon vouloir d’Anna cependant n’en fut point diminué. Elle dit qu’on la flattait trop, et continua à questionner.

« Oh ! il parle de vous dans des termes… »

Marie l’interrompit :

« Je vous assure, Charles, que je ne l’ai pas entendu nommer Anna deux fois.

— Je n’en sais rien, mais il vous admire beaucoup. Sa tête est remplie des lectures que vous lui avez recommandées, et il désire en causer avec vous. Il a découvert… oh ! je ne puis me rappeler quoi, quelque chose de très beau. Il expliquait cela à Henriette, et, parlant de vous, il prononçait les mots : élégance, douceur, beauté. Oh ! je l’ai entendu, Marie ; vous étiez dans l’autre chambre : il ne pouvait tarir sur les perfections de miss Elliot.

— Il faut convenir, dit Marie avec vivacité, que, s’il a dit cela, ce n’est pas à sa louange : sa femme est morte en juin dernier. Un cœur pareil n’est pas désirable ; n’est-ce pas, lady Russel ?

— Et je vous affirme que vous le verrez bientôt, dit Charles, il n’a pas eu le courage de venir au cottage, mais il trouvera quelque jour la route de Kellynch, comptez-y. Je lui ai dit que l’église méritait d’être vue, et comme il a du goût pour ces sortes de choses il aura là un bon prétexte. Il a écouté avidement, et je suis sûr qu’il viendra bientôt. Ainsi je vous avertis, lady Russel.

— Les amis d’Anna seront toujours les bienvenus chez moi, répondit-elle obligeamment.

— Oh ! dit Marie, quant à être une connaissance d’Anna, il est plutôt la mienne, car je l’ai vu tous les jours de cette quinzaine.

— Eh bien, je serai très heureuse de voir le capitaine Benwick comme votre connaissance à toutes deux.

— Vous ne trouverez rien de très agréable en lui, je vous assure : c’est l’homme le plus ennuyeux qu’on puisse voir. Il s’est promené sur la plage avec moi, plusieurs fois, sans dire un mot : Il n’est pas bien élevé, et il est certain que vous ne l’aimerez pas.

— En cela, nous différons, dit Anna. Je crois que lady Russel l’aimera, et que son esprit lui plaira tellement qu’elle ne trouvera aucun défaut à ses manières.

— Je pense comme vous, dit Charles. Il a justement ce qu’il faut pour lady Russel. Donnez-lui un livre, et il lira toute la journée.

— Oui, s’écria railleusement Marie. Il méditera sur son livre, et ne saura pas si on lui parle, ou si on laisse tomber ses ciseaux. Croyez-vous que lady Russel aime cela ? »

Lady Russel ne put s’empêcher de rire : « En vérité, dit-elle, je n’aurais pas supposé que l’opinion d’une personne calme et positive comme moi pût être appréciée si différemment. Je suis vraiment curieuse de voir celui qui peut donner lieu à des idées si opposées. Il faut le décider à venir ici. Soyez sûre, alors, Marie, que je dirai mon opinion ; mais je suis décidée à ne pas le juger d’avance.

— Vous ne l’aimerez pas, je vous en réponds. »

Lady Russel causa d’autre chose. Marie parla avec animation de la rencontre de M. Elliot.

« C’est un homme, dit lady Russel, que je ne désire pas voir. Son refus d’être en bons termes avec le chef de la famille m’a laissé une impression défavorable. »

Cette réflexion abattit l’enthousiasme de Marie et l’arrêta court dans sa description.

Anna n’osa faire de questions sur Wenvorth, mais elle sut qu’il était moins inquiet à mesure que Louisa se remettait. Il n’avait pas vu Louisa et craignait tellement l’émotion d’une entrevue avec elle, qu’il avait résolu de s’absenter une dizaine de jours. À partir de ce moment, lady Russel et Anna pensèrent souvent à Benwick. Lady Russel ne pouvait entendre sonner sans croire aussitôt que c’était lui, et Anna, chaque fois qu’elle sortait, se demandait en rentrant si elle allait le trouver à la maison.

Cependant on ne vit pas Benwick.

Était-il moins désireux de venir que Charles ne le croyait, ou était-ce timidité de sa part ? Après l’avoir attendu une semaine, lady Russel le déclara indigne de l’intérêt qu’il avait commencé à lui inspirer.

Les Musgrove revinrent pour les vacances de leurs enfants et ramenèrent avec eux ceux de Mme Harville, Henriette resta avec Louisa. Lady Russel et Anna allèrent faire visite à Mansion-House : la maison avait déjà repris quelque gaîté. Mme Musgrove, entourée des petits Harville, les protégeait contre la tyrannie des enfants du cottage. D’un côté on voyait une table occupée par les jeunes filles babillardes, découpant des papiers d’or et de soie ; d’un autre, des plateaux chargés de pâtisseries auxquelles les joyeux garçons faisaient fête. Un brillant feu de Noël faisait entendre son pétillement en dépit du bruit. Charles et Marie étaient là aussi ; M. Musgrove s’entretenait avec lady Russel et ne parvenait pas à se faire entendre, assourdi par les cris des enfants qu’il avait sur les genoux. C’était un beau tableau de famille. Anna, jugeant les choses d’après son tempérament, trouvait que cet ouragan domestique n’était guère fait pour calmer les nerfs de Louisa, si elle eût été là ; mais Mme Musgrove n’en jugeait pas ainsi. Après avoir chaudement remercié Anna de tous ses services, et récapitulé tout ce qu’elle-même avait souffert, elle dit, en jetant un regard heureux autour d’elle, que rien ne pouvait lui faire plus de bien que cette petite gaîté tranquille.

Anna apprit que Louisa se rétablissait à vue d’œil. Les Harville avaient promis de la ramener à Uppercross et d’y rester quelque temps.

« Je me souviendrai à l’avenir qu’il ne faut pas venir ici pendant les vacances de Noël, » dit lady Russel une fois montée en voiture.

Peu de temps après, elle arriva à Bath par un pluvieux après-midi, longeant la longue suite de rues depuis Old-Bridge jusqu’à Camben-Place, éclaboussée par les équipages, assourdie par le bruit des charrettes et des camions, par les cris de marchands de journaux et de gâteaux, ceux des laitières et des piétons, elle ne se plaignit pas : non, c’étaient là des bruits appartenant aux plaisirs de l’hiver. Elle se sentait renaître, et, comme Mme Musgrove, elle pensait, mais sans le dire, qu’après avoir été longtemps à la campagne, rien n’était si bon pour elle qu’une petite distraction tranquille.

Anna n’était pas de cet avis : elle persistait dans son antipathie pour Bath. Elle aperçut la longue suite de maisons enfumées, sans éprouver le désir de les voir de plus près : le trajet, quoique désagréable, lui sembla trop rapide, car personne ne la désirait, et elle donna un souvenir de regret à la gaîté bruyante d’Uppercross et à la solitude de Kellynch-Lodge.

La dernière lettre d’Élisabeth lui annonçait que M. Elliot était à Bath. Il était venu plusieurs fois à Camben-Place et s’était montré extrêmement attentif. Si Élisabeth et son père ne se trompaient pas, il les recherchait avec autant de soin qu’il en avait mis à les éviter. Cela était fort étonnant. Lady Russel était très curieuse et très perplexe, et rétractait déjà ce qu’elle avait dit à Anna : « Un homme qu’elle n’avait aucun désir de voir. » Maintenant elle désirait vivement le voir ; s’il cherchait réellement à se réconcilier, il fallait lui pardonner de s’être écarté de la famille. Anna n’y mettait pas autant d’animation, mais elle préférait le revoir, et elle n’aurait pu en dire autant de bien d’autres à Bath. Elle descendit à Camben-Place, et lady Russel à son appartement, rue River.