Persuasion/XIX

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 182-187).
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CHAPITRE XIX


Tandis que l’amiral parlait de Wenvorth, celui-ci était déjà en route. Anna l’aperçut la première fois qu’elle sortit. Elle était avec sa sœur, M. Elliot et Mme Clay ; on traversait la rue Nelson, il commençait à pleuvoir. Les dames entrèrent dans un magasin, tandis que M. Elliot s’avançait vers lady Dalrymph, dont la voiture stationnait à quelques pas de là, et lui demandait de prendre ces dames.

Mais la calèche ne contenait que quatre places, et miss Carteret était avec sa mère.

Une place appartenait de droit à miss Elliot l’aînée ; mais il y eut un débat de politesse entre Mme Clay et Anna, pour la seconde place.

Anna se souciait peu de la pluie et préférait marcher ; Mme Clay ne la craignait pas non plus, et était d’ailleurs solidement chaussée. Mais miss Elliot affirma que Mme Clay avait déjà pris froid ; et M. Elliot soutint que les bottines d’Anna étaient les plus solides ; cela mit fin au débat. Tout à coup, Anna, assise près de la fenêtre, aperçut Wenvorth, qui descendait la rue. Elle ne put s’empêcher de tressaillir, tout en se disant que c’était absurde. Pendant quelques minutes, elle ne vit rien ; tout était confus autour d’elle. Quand elle put se remettre, on attendait encore la voiture, et M. Elliot s’apprêtait à faire une commission pour Mme Clay.

Elle alla vers la porte pour voir s’il pleuvait. Quel autre motif aurait-elle eu ? Le capitaine devait être parti ?

Elle rebroussa chemin en voyant entrer le capitaine Wenvorth lui-même avec plusieurs dames et gentlemen. La vue d’Anna parut le troubler ; il rougit extrêmement.

Pour la première fois, elle trahissait moins d’émotion que lui. Elle avait pu se préparer, et pourtant elle était émue.

Il lui dit quelques mots. Il n’était ni froid ni amical, mais embarrassé.

Anna vit avec peine, mais sans surprise, qu’Élisabeth ne voulait pas reconnaître M. Wenvorth. Il n’attendait qu’un signe d’elle pour la saluer, mais elle se détourna avec une froideur glaciale. Bientôt un domestique annonça la voiture de lady Dalrymph.

La pluie recommençait ; il y eut dans la petite boutique un mouvement qui apprit aux assistants que lady Dalrymph venait chercher miss Elliot. Alors le capitaine, se tournant vers Anna, lui offrit ses services plutôt par son attitude que par ses paroles.

« Je vous remercie, dit-elle. Je ne monte pas en voiture ; il n’y a pas de place, et je préfère marcher. pa — Mais il pleut.

— Oh ! très peu ; je n’y prends pas garde ».

Après un silence, il dit, en montrant son parapluie :

« Quoique arrivé d’hier, je me suis déjà équipé pour Bath. Prenez-le si vous tenez à marcher ; mais il serait plus prudent de me laisser chercher une voiture. »

Elle refusa, disant qu’elle attendait M. Elliot. Elle parlait encore quand il entra. Wenvorth le reconnut, c’était bien celui qu’il avait vu à Lyme s’arrêter sur l’escalier pour admirer Anna. Sa manière d’être et ses façons étaient celles d’un parent, ou d’un ami privilégié. Il lui offrit son bras. En sortant, Anna ne put jeter à Wenvorth qu’un bonjour, accompagné d’un doux et timide regard.

Quand ils furent partis, les dames qui étaient avec le capitaine se mirent à parler d’eux.

« Miss Elliot ne déplaît pas à son cousin, je crois ?

— Oh ! c’est assez clair. On peut deviner ce qui arrivera. Il est toujours avec eux. Il vit à moitié dans la famille. Il a très bon air.

— Oui, et miss Atkinson, qui a dîné une fois avec lui, dit qu’elle n’a jamais vu un homme plus aimable.

— Quand on regarde bien miss Elliot, on la trouve jolie. J’avoue que je la préfère à sa sœur, malgré l’avis général.

— Moi aussi.

— Oh ! sans comparaison. Mais les hommes sont tous enthousiastes de miss Elliot. Anna est trop délicate pour eux. »

Anna aurait bien voulu ne pas causer. Son cousin était plein d’attention, et choisissait des sujets propres à l’intéresser, soit des louanges sensées et justes de lady Russel, soit des insinuations contre Mme Clay. Mais Anna ne pouvait en ce moment penser qu’à Wenvorth. Elle ne pouvait deviner ce qu’il pensait, ni être calme. Elle espérait être sage et raisonnable plus tard ; mais, hélas ! elle devait s’avouer qu’elle ne l’était pas encore.

S’il restait à Bath, lady Russel ne pouvait manquer de le voir. Le reconnaîtrait-elle ? Qu’en résulterait-il ? Déjà elle avait dû dire à son amie que Louisa allait épouser Benwick et avait été gênée en voyant la surprise de lady Russel, qui ne connaissait pas bien la situation.

Le lendemain, Anna, en descendant la rue Pulleney avec lady Russel, aperçut Wenvorth sur le trottoir opposé, et ne le perdit plus de vue. Quand il fut plus près, elle regarda lady Russel et vit qu’elle observait attentivement Wenvorth. À la difficulté qu’elle avait à en détacher ses yeux, Anna comprit qu’il exerçait sur lady Russel une sorte de fascination. Elle paraissait étonnée que huit années passées dans des pays étrangers et dans le service actif ne lui eussent rien enlevé de sa bonne mine.

À la fin, lady Russel détourna la tête :

« Vous vous demandez sans doute ce qui a arrêté mes yeux si longtemps : je regardais à une fenêtre des rideaux dont lady Alis m’a parlé. »

Anna soupira et rougit de pitié et de dédain soit pour son amie, soit pour elle-même. Ce qui la vexait le plus, c’est qu’elle n’avait pu s’assurer s’il les avait aperçues.

Un jour ou deux se passèrent sans le voir, et Anna, s’imaginant plus forte qu’elle n’était, attendait avec impatience un concert donné pour le bénéfice d’une personne patronnée par lady Dalrymph. On disait qu’il serait bon, et Wenvorth aimait passionnément la musique. Elle désirait causer quelques instants avec lui, et se sentait le courage de lui adresser la parole. Ni lady Russel, ni Élisabeth n’avaient voulu le reconnaître, et elle pensait qu’elle lui devait une réparation.

Elle avait promis à Mme Shmith de passer la soirée avec elle. Elle y entra un instant, lui promettant une plus longue visite le lendemain.

« Certainement, dit Mme Shmith ; seulement vous me raconterez tout. Où allez-vous ? »

Anna le lui dit, et ne reçut pas de réponse. Mais quand elle sortit, Mme Shmith lui dit d’un air moitié sérieux, moitié malin :

« Ne manquez pas de venir demain. Quelque chose me dit que bientôt vous ne viendrez plus. »