Persuasion/XVIII

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Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 170-181).
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CHAPITRE XVIII


On était au commencement de février. Anna était depuis un mois à Bath, et attendait impatiemment des nouvelles d’Uppercross et de Lyme. Depuis trois semaines elle n’en avait pas reçu : elle savait seulement qu’Henriette était de retour à la maison et que Louisa était encore à Lyme. Elle y pensait un soir plus que de coutume, quand une lettre de Marie lui fut remise avec les compliments de M. et Mme Croft.

« Comment ! les Croft sont à Bath ? dit Sir Walter ; que vous envoient-ils ?

— Une lettre d’Uppercross-Cottage, mon père.

— Oh ! ces lettres sont des passeports commodes pour être reçus. Néanmoins, j’aurais en tout cas visité les Croft. Je sais ce que je dois à mon locataire. »

« Ma chère Anna, disait la lettre, je ne m’excuse pas de mon silence, parce qu’on ne doit guère se soucier des lettres à Bath. Vous êtes trop heureuse pour penser à Uppercross. Notre Noël a été très triste, les Musgrove n’ont pas donné un seul dîner. Je ne compte pas les Hayter. Les vacances sont enfin finies. Nous n’en avons jamais eu d’aussi longues quand nous étions enfants. La maison a été débarrassée hier, excepté des petits Harville, et vous serez surprise d’apprendre qu’ils ne sont pas venus chez moi une seule fois. Mme Harville est une étrange mère de s’en séparer si longtemps. Ce ne sont pas de jolis enfants, mais Mme Musgrove semble les aimer autant et même plus que les siens.

« Quel affreux temps nous avons eu ! Vous ne vous en apercevez pas à Bath avec vos pavés propres. À la campagne, c’est autre chose.

« Je n’ai pas eu une seule visite depuis la deuxième semaine de janvier, excepté Charles Hayter, qui est venu trop souvent.

« Entre nous, c’est grand dommage qu’Henriette ne soit pas restée à Lyme aussi longtemps que Louisa, cela l’aurait tenue loin de lui. La voiture vient de partir pour ramener demain Louisa et les Harville. Nous ne sommes invités à dîner avec eux que le surlendemain, tant on craint la fatigue du voyage pour Louisa, ce qui n’est pas probable si l’on pense aux soins dont elle est l’objet. J’aimerais bien mieux y dîner demain.

« Je suis bien aise que vous trouviez M. Elliot si aimable, et je voudrais le connaître aussi. Mais j’ai la mauvaise chance de n’être jamais là quand il y a quelque chose d’agréable. Je suis la dernière de la famille dont on s’occupe.

« Quel temps immense Mme Clay passe avec Élisabeth ! A-t-elle l’intention de s’en aller jamais ? Pensez-vous que nous serions invités si elle laissait la place libre ? Je puis très bien laisser mes enfants à Great-House pendant un mois ou six semaines.

« J’ai entendu dire que les Croft partaient pour Bath : ils n’ont pas eu l’attention de demander mes commissions ; ils ne sont guère polis ! Nous les voyons à peine, et c’est réellement de leur part un manque d’égards.

« Charles se joint à moi pour vous dire mille choses amicales.

« Votre sœur affectionnée,
« Marie M.

« P. S. — Je suis fâchée de vous dire que je suis loin d’aller bien, et Jémina vient d’apprendre chez le boucher qu’il y a beaucoup d’angines ici. Je crois que j’en aurai une, car mes maux de gorge sont toujours plus dangereux que ceux des autres. »

Ainsi finissait la première partie, à laquelle avait été ajouté ceci :

« J’ai laissé ma lettre ouverte afin de vous dire comment Louisa a supporté le voyage ; et j’en suis très contente, car j’ai beaucoup à ajouter. D’abord j’ai reçu hier un mot de Mme Croft, demandant si j’avais quelque chose à vous envoyer : une lettre très bonne, très amicale, et adressée à moi, comme cela doit être. L’amiral ne semble pas très malade, et j’espère sincèrement que Bath lui fera du bien. Je serai vraiment heureuse quand ils reviendront : nous ne pouvons pas nous passer d’une si aimable famille.

« Maintenant, parlons de Louisa : vous serez bien étonnée. Elle est arrivée mardi. Le soir, en allant prendre de ses nouvelles, nous fûmes surpris de ne pas trouver Benwick, car il avait été invité aussi. Et devinez-vous pourquoi il n’y était pas ? Il fait la cour à Louisa, et n’a pas voulu venir avant d’avoir reçu la réponse de M. Musgrove à sa demande écrite. Je serais surprise que vous sachiez cela, car on ne m’en a rien dit. Nous sommes très contents, car ce mariage, quoique moins bon que celui du capitaine Wenvorth, est un million de fois meilleur que celui de Charles Hayter. M. Musgrove a donné son consentement. On attend le capitaine Benwick.

« Charles se demande ce que dira Wenvorth mais vous vous souvenez que je n’ai jamais cru à son attachement pour Louisa.

« Et voilà la fin de la supposition que Benwick était votre adorateur !

« Il est incompréhensible pour moi que Charles ait pu se mettre cela dans la tête. »

Jamais Anna ne fut plus surprise. Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove ! C’était trop étonnant pour le croire.

Sir Walter désirait savoir si les Croft voyageaient à quatre chevaux, s’ils allaient habiter un assez beau quartier pour qu’on pût aller les voir.

« Comment se porte Marie ? » dit Élisabeth. Et sans attendre la réponse :

« Qu’est-ce qui amène les Croft à Bath ?

— C’est à cause du général, qui a la goutte.

— La goutte et la décrépitude ! dit Sir Walter, pauvre vieux gentilhomme !

— Connaissent-ils quelqu’un ici ? demanda Élisabeth.

— Je ne sais pas. Mais, à l’âge de l’amiral et avec sa profession, il ne doit pas manquer de connaissances dans une ville comme Bath.

— Je pense, dit posément Sir Walter, que l’amiral sera connu ici comme locataire de Kellynch. Élisabeth, pouvons-nous nous aventurer à les présenter à Laura-Place ?

— Je ne crois pas ; nous sommes cousins de lady Dalrymph, et nous ne devons pas lui imposer des connaissances qu’elle pourrait désapprouver. Il vaut mieux laisser les Croft avec leurs égaux. »

Ce fut tout l’intérêt qu’Élisabeth prit à la lettre de Marie, et quand Mme Clay se fut informée poliment de Mme Musgrove et de ses charmants enfants, on laissa Anna tranquille.

Une fois dans sa chambre, elle chercha à comprendre. Peut-être Wenvorth, s’apercevant qu’il n’aimait pas Louisa, s’était-il retiré ? Elle ne pouvait admettre l’idée de légèreté ou de trahison.

Le capitaine Benwick et Louisa Musgrove ! La vive et gaie Louisa, et le triste et sentimental Benwick ! les derniers entre tous qui semblaient se convenir ! Mais ils s’étaient trouvés ensemble pendant plusieurs semaines ; ils avaient vécu dans le même petit cercle. Louisa relevant de maladie était plus intéressante, et Benwick moins inconsolable. Anna, au lieu de tirer du présent les mêmes conclusions que Marie, soupçonnait que Benwick avait eu un commencement d’inclination pour elle. Mais elle n’en tirait point vanité. Benwick lui avait été reconnaissant de la sympathie qu’elle lui avait montrée. Il avait un cœur aimant.

Elle pensait qu’ils pouvaient être heureux : lui gagnerait de la gaîté, elle de l’enthousiasme pour Byron ou Walter Scott. Mais c’était déjà fait probablement ; la poésie avait rapproché leurs cœurs. L’idée de Louisa, devenue personne littéraire et sentimentale, était amusante.

L’accident arrivé à Lyme avait pu avoir une influence sur sa santé et son caractère aussi bien que sur sa destinée.

Non, ce n’était pas le regret qui, en dépit d’elle-même, faisait battre le cœur d’Anna et lui mettait la rougeur aux joues, quand elle pensait que Wenvorth était libre ! Elle avait honte d’analyser ses sentiments. Ils ressemblaient trop à de la joie : une joie immense.

Les Croft, à la parfaite satisfaction de Sir Walter, se logèrent dans Gay-Street. Dès lors il ne rougit pas de les connaître, et parla beaucoup plus de l’amiral que celui-ci n’avait jamais parlé de lui. Les Croft apportaient à Bath leur habitude de province d’être toujours ensemble. La marche était ordonnée à l’amiral pour guérir sa goutte, et Anna les rencontrait partout. Ils étaient pour elle l’image du bonheur. Elle les suivait longtemps des yeux, ravie de pouvoir s’imaginer ce qu’ils disaient marchant côte à côte, heureux et indépendants ; ou de voir quelle cordiale poignée de mains l’amiral donnait à un ami, et le groupe animé qu’il formait parfois avec d’autres marins. Mme Croft, au milieu d’eux, paraissait aussi intelligente et aussi fine qu’aucun des officiers qui l’entouraient.

Un matin, Anna, traversant Milton-Street, rencontra l’amiral ; il était seul, et si occupé à regarder des gravures, qu’il ne la vit pas d’abord. Quand il l’eut aperçue, il dit avec sa bonne humeur habituelle : « Ah ! c’est vous. Vous me voyez planté devant ce tableau : je ne puis passer ici sans m’y arrêter. Mais est-ce là un bateau ? Regardez. En avez-vous jamais vu un pareil ? Vos peintres sont étonnants, s’ils croient qu’on voudrait risquer sa vie dans cette vieille coquille de noix informe. Et cependant, voilà deux personnages qui y semblent parfaitement à l’aise. Ils regardent les rochers et les montagnes comme s’ils n’allaient pas être culbutés, ce qui arrivera certainement. Maintenant, où allez-vous ? Puis-je vous accompagner, ou faire quelque chose pour vous ?

— Non, merci, à moins de faire route avec moi. Je vais à la maison.

— Certainement, de tout mon cœur. Nous ferons une bonne promenade, et j’ai quelque chose à vous dire. Prenez mon bras ; je ne me sens pas à l’aise si je n’ai pas le bras d’une femme.

— Vous avez quelque chose à me dire ?

— Oui ; mais voici un ami, le capitaine Bridgdem. Je veux seulement lui demander comment il va, en passant. Il est surpris de me voir avec une autre femme que la mienne. La pauvre âme est prise par la jambe ; elle a au talon une ampoule presque aussi large qu’une pièce de cinq francs. Voyez-vous l’amiral Brand qui vient vers nous avec son frère ? Habits râpés tous deux ; je suis content qu’ils soient de l’autre côté de la rue. Sophie ne peut pas les souffrir. Ils m’ont joué autrefois un vilain tour, je vous conterai cela. Voici le vieux Sir Archibald et son petit-fils. Regardez, il nous voit. Il vous envoie un baiser, et vous prend pour ma femme. Ah ! la paix est venue trop tôt pour ce jeune homme. Pauvre vieux Sir Archibald !

« Aimez-vous Bath, miss Elliot ? Bath me convient très bien ; nous rencontrons toujours quelque vieil ami. On est sûr de pouvoir bavarder, puis, rentrés chez nous, nous nous plongeons dans nos fauteuils, et nous sommes aussi bien qu’à Kellynch. »

Anna le pressa de lui dire ce qu’il avait à lui communiquer. Mais elle fut obligée d’attendre, car l’amiral s’était mis en tête de ne parler que sur la place Belmont.

« Maintenant, dit-il, vous allez entendre quelque chose de surprenant ; mais d’abord dites-moi le nom de la cadette des misses Musgrove. Je l’oublie toujours. »

Anna la nomma.

« Oui, Louisa Musgrove, c’est cela. Si les jeunes filles n’avaient pas d’aussi beaux noms, et s’appelaient simplement Sophie ou Marie, je ne me tromperais jamais. Eh bien ! nous pensions que cette miss Louisa allait épouser Frédéric. Depuis quelque temps il lui faisait la cour. On se demandait seulement pourquoi ils attendaient, quand arriva l’accident de Lyme. Frédéric, au lieu de rester à Lyme, alla à Plymouth, puis il partit pour aller voir Édouard, et il y est encore. Nous ne l’avons pas vu depuis novembre. Sophie elle-même n’y comprend rien, Mais aujourd’hui les choses ont pris le tour le plus étrange, car cette jeune miss Musgrove, au lieu d’épouser Frédéric, se marie avec James Benwick. Vous le connaissez ?

— Un peu.

— Eh bien, ils doivent être mariés déjà, car je ne vois pas pourquoi ils attendraient.

— Le capitaine Benwick est un homme très aimable, et on lui donne un excellent caractère.

— Oh ! oui, il n’y a rien à dire contre lui. Il n’est commandant que de l’année dernière, il est vrai, et le moment est mauvais pour avoir de l’avancement, mais je ne lui connais pas d’autre défaut. C’est un excellent garçon, un officier actif et zélé, plus que vous ne le croyez, peut-être, car son air tranquille ne lui rend pas justice.

— Vous vous trompez, monsieur ; les manières du capitaine ne me font pas supposer qu’il manque d’énergie. Je les trouve très agréables, et je suis sûre qu’elles plaisent généralement.

— Bien, bien ; les dames sont les meilleurs juges ; mais James Benwick est un peu trop tranquille pour moi. C’est probablement l’effet de notre partialité, mais Sophie et moi, nous préférons les manières de Frédéric.

— Je n’avais pas l’intention, dit Anna après un peu d’hésitation, de comparer les deux amis. »

Mais l’amiral l’interrompit :

« La nouvelle du mariage est certainement vraie, il n’y a pas là de cancans. Nous le savons par Frédéric lui-même, qui l’a écrit à sa sœur. Je pense qu’ils sont tous à Uppercross ? »

Anna ne put résister à la tentation de dire :

« J’espère, amiral, qu’il n’y a rien dans la lettre du capitaine qui puisse vous faire de peine. Il semblait exister un attachement entre lui et Louisa à l’automne dernier ; mais j’aime à croire qu’il s’en est allé de part et d’autre sans déchirement ! J’espère que le capitaine n’a à se plaindre de personne.

— Non, certainement ; Frédéric n’est pas un homme à gémir et à se plaindre. Il a trop d’esprit pour cela. Si la jeune fille en préfère un autre, qu’elle le prenne.

— Vous avez raison ; j’espère seulement que le capitaine n’a pas à se plaindre de son ami. Je serais bien fâchée que leur amitié fût détruite, ou même refroidie par une chose semblable.

— Oui, oui, je vous comprends. Mais sa lettre n’en dit rien. Il ne témoigne pas même le plus léger étonnement. »

Anna ne fut pas aussi convaincue que l’amiral. Mais il était inutile d’en demander davantage.

« Pauvre Frédéric, dit l’amiral ; il faut qu’il recommence à nouveaux frais. Sophie doit lui écrire de venir ; il y a ici de jolies filles, il me semble. Il serait inutile d’aller à Uppercross à présent, car l’autre miss Musgrove est recherchée par son cousin, le jeune ministre. Ne pensez-vous pas, miss Elliot, qu’il fera mieux de venir à Bath ? »