Pierre Curie (Langevin)

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PIERRE CURIE



Tout près d’ici, au fond de la vallée, pleine en ce moment de fleurs et de parfums, où s’écoula une grande partie de sa jeunesse, repose maintenant le grand physicien et l’homme excellent que fut Pierre Curie.

Voici bientôt deux mois que nous l’avons conduit pour y dormir de l’éternel sommeil, dans le tranquille cimetière, dominant ces coteaux de Sceaux et de Fontenay où il promena longtemps sa pensée si active. Voici bientôt deux mois que, comme par brutale et stupide vengeance, la matière aveugle, mère de la vie et de la douleur, détruisait le cerveau qui la comprenait, la dominait et l’aimait le mieux. Dans un moment de la lutte que nous poursuivons contre elles, les forces physiques affirmaient une fois de plus leur pouvoir sur la plus belle de toutes leurs floraisons, sur l’intelligence et la bonté humaines.

Voici bientôt deux mois, et cependant ceux qui vivaient près de lui, qui avaient coutume de lui soumettre leurs idées et leurs doutes, ont peine encore à croire à sa perte, à la « réaliser », comme disent les Anglais. L’heure où l’on savait pouvoir le rencontrer et où il aimait à causer de sa science, le chemin qu’on faisait d’ordinaire avec lui, viennent chaque jour rappeler son souvenir, évoquer sa physionomie bienveillante et pensive, ses yeux lumineux, sa belle tête expressive modelée par vingt-cinq années passées au laboratoire, par une existence de travail opiniâtre, d’entière simplicité, laborieuse et contemplative à la fois, par son continuel souci de beauté morale, par une élégance d’esprit qui avait créé chez lui l’habitude de ne rien croire, de ne rien faire et de ne rien dire, de ne rien admettre dans sa pensée ni dans ses actes, qui ne lui fût parfaitement clair et qu’il ne comprît entièrement.

C’est ce constant besoin de vérité et de clarté, étendu à tous les domaines, qui le fit, de manière naturelle et simple, maintenir toujours sa pensée dirigée vers les préoccupations les plus hautes, qui donna tant de noblesse et de force d’exemple à sa vie de courageux et libre examen, à l’atmosphère vivifiante et saine qu’il créait autour de lui.

C’est la même discipline, appliquée par lui dans toute sa vie mentale, qui nous donnera la clef de toutes ses attitudes, qui le maintint toujours tellement éloigné de l’agitation et de l’arrivisme, dans la sérénité d’une existence entièrement consacrée à la science et aux gens qu’il aimait, dans le calme du laboratoire où la gloire vint le chercher pour troubler un instant l’admirable unité de sa vie. Il écrivait par exemple en toute sincérité :

On m’a dit que l’un des professeurs donnerait peut-être sa démission et que je dois poser ma candidature à la succession. Vilaine corvée que celle d’un candidat à une place quelconque : je ne suis pas habitué à ce genre d’exercice démoralisant au premier chef. Je regrette de vous en avoir parlé. Je crois que rien n’est plus malsain pour l’esprit que de se laisser aller à des préoccupations de ce genre, et d’écouter tous les potins que l’on vient vous raconter.

C’est dans son laboratoire que mes souvenirs, encore si récents, viennent plus volontiers me le représenter, à peine changé, comme il advient pour ceux près desquels on vieillit, par les dix-huit années écoulées depuis que, débutant timide et souvent maladroit, je commençai près de lui mon éducation expérimentale ; je le revois, grand et mince, un peu penché d’ordinaire sous le poids du labeur obstiné, les cheveux drus prématurément blanchis sur son front dégagé, les traits fins, un peu amaigris depuis quelque temps par des souffrances physiques subies sans aucune plainte, la face éclairée par un sourire qui reflétait son exquise bonté, égayée par son rire d’enfant, ou attentive dans son désir constant d’observer et de comprendre.

Entouré d’appareils pour la plupart imaginés ou modifiés par lui, il les maniait avec une adresse extrême, dans des gestes familiers de ses longues mains blanches de physicien, l’extrémité des doigts fréquemment douloureuse et rougie, dans les dernières années, à cause du continuel contact des tubes de radium.

Et pourtant, il est vrai que nous devons brusquement renoncer à voir celui qui fut le maître et l’ami, il est vrai que nous avons si vite la douleur de répéter pour lui le geste séculaire par quoi se perpétue la tradition humaine, de défendre contre la mort hostile sa pensée, le meilleur de lui-même, de conserver en nous pieusement son souvenir. Puisque nous nous devons d’entretenir dans la mesure de nos forces la claire flamme d’enthousiasme qui brûlait en lui, le moment peut être venu de dire, au moins de manière provisoire, ce qui lui survivra, autant pour mesurer la grandeur de sa perte que pour comprendre mieux la tâche qu’il nous a laissée.

En disant rapidement ce que je sais de lui et de son œuvre, en essayant de rappeler ce qu’il était et ce qu’il a fait, je voudrais dégager la haute et rare leçon qu’il donne, par son génie pénétrant et surtout par la simplicité et l’unité de sa vie ; car nul n’a mieux su mêler intimement son travail et ses joies, associer plus harmonieusement ses affections et ses pensées. Pour compagnons de travail il a successivement son frère, puis sa femme, et ces deux collaborations, qui jalonnent en quelque sorte l’histoire de sa vie et de sa production, ont créé autour de lui l’atmosphère qu’il aimait et où ses idées ont mûri.

Né le 15 mai 1859, il grandit à Paris, dans la rue Saint-Simon où exerçait son père, le Dr Curie, qu’il laisse derrière lui, vieux de quatre-vingt ans. Sa mère, morte voici huit ans, et son frère Jacques, à peine plus âgé que lui, complétaient le milieu où le docteur, homme de science ennemi de toute servitude morale et matérielle, dogme ou préjugé, le laissa grandir en toute liberté, développant surtout chez les deux frères, grâce à son goût pour l’histoire naturelle, l’amour des faits concrets et la joie d’observer, le contact intime avec la nature, que beaucoup d’enfants connaîtraient si la forme presque exclusivement verbale de notre éducation classique ne venait s’y opposer. Ce fut peut-être une circonstance décisive dans la formation de l’esprit si profondément personnel de Pierre Curie, que ses études furent poursuivies de manière assez irrégulière, et qu’il eut le temps de regarder, de voir autour de lui avec ses propres yeux, de nouer avec les choses une liaison intime et complète dont il conserva toujours l’empreinte, devenu incapable de cette connaissance hâtive, superficielle et insipide qu’on acquiert si bien dans les livres. Le fait est qu’il manifesta quelque répugnance pour les exercices scolaires usuels, et un manque complet de brillant et de vitesse dans l’accomplissement des tâches automatiques ; le reproche de lenteur exagérée lui fut adressé souvent au cours des tentatives faites pour le diriger dans les voies ordinaires.

Il vint assez tard, et dans des leçons particulières, aux mathématiques, qu’il accueillit avec enthousiasme, cherchant à creuser de lui-même les coins qui lui plaisaient. Mais séduit avant tout par la réalité, par les faits qu’il voulait comprendre, il ne consentait à appliquer ses facultés remarquables de représentation abstraite, dont nous verrons des exemples plus loin, qu’aux questions dont il saisissait clairement l’utilité. Rarement un esprit jeune fut autant que le sien rebelle à l’assimilation passive de choses et d’idées dont il n’avait pas une clarté complète et dans tous les sens. Il sut de bonne heure se garder intellectuellement propre et clair, ne permettant l’accès de sa raison qu’à la saine et vive lumière ; il eut de façon simple et naturelle le courage de connaître et de dire ce que son esprit ne comprenait pas, et de se soustraire à la puissance toxique des vérités indigérées.

Au cours de ses recherches de physicien, il se trouva progressivement conduit à développer beaucoup sa culture mathématique déjà très profonde et il le fit avec la souplesse et l’aisance d’un esprit n’obéissant qu’à la force intérieure de son évolution spontanée, ne s’encombrant pas prématurément de surcharge inutile, mais assimilant sans effort quand le besoin s’imposait.

Le soin constant de garder sa raison contre les atteintes du vague ou de l’obscur impliquait une vie intérieure très intense, une jeunesse plus contemplative que remuante ou active, avant qu’il fût arrivé à l’entière maîtrise de lui-même. Comme tous ceux qu’un idéal tourmente, il connut avant d’en approcher comme il parvint à le faire, les inquiétudes et les doutes. Il a laissé vers sa vingtième année, dans quelques notes intimes, la trace de ses luttes contre ce qu’il appelait sa faiblesse mentale. Il souffrait de ne pas se sentir immédiatement égal à la tâche qu’il s’était imposée, de se voir constamment attiré et distrait de sa contemplation par les mille séductions de la vie extérieure si puissantes à son âge. Il s’observait de manière aiguë dans son ascension vers le type de beauté intellectuelle et morale qu’il s’était créé, et qu’il parvint si jeune à réaliser ; il traçait, physicien déjà, la courbe représentant les variations de son niveau moral et s’écriait :

Il nous faut manger, boire, dormir, paresser, aimer, c’est-à-dire toucher aux choses les plus douces de cette vie, et pourtant ne pas succomber ; il faut qu’en faisant tout cela, les pensées antinaturelles auxquelles on s’est voué restent dominantes et continuent leur cours, impassibles dans notre pauvre tête. Il faut faire de la vie un rêve et faire d’un rêve une réalité.

Ces pensées qu’il appelait antinaturelles, ce rêve qui devait bientôt pour lui devenir réalité, le dirigeaient, contre les instincts qu’il jugeait inférieurs, vers les régions sereines de la science où il entrait à ce moment même par sa remarquable découverte des phénomènes piézo-électriques, et où il devait rester jusqu’à la fin, constamment impatient de plus de lumière, et se reprochant par un reste des inquiétudes de sa jeunesse, jusqu’au repos, rare cependant, qu’il prenait.

Là seulement il se sentait à l’aise, dans ce qu’il appelait plus tard encore son rêve scientifique ; là seulement, disait-il, « nous pouvons prétendre à faire quelque chose ; le terrain est ici plus solide, et toute découverte si petite qu’elle soit, reste acquise ».

Et lorsqu’il fut ainsi devenu le maître de son rêve, il consacra sa vie à une activité continue et féconde, il ne quitta plus sans être mal à l’aise les laboratoires où ce rêve l’avait conduit et où il acquit avec une rapidité étonnante son extraordinaire habileté d’expérimentateur.

Mais si, volontairement, il se consacra, d’un élan qui ne faiblit jamais, à la forme d’action qu’il jugeait la meilleure, il restait sensible aux beautés de tout ordre et particulièrement amoureux de musique. Il sentait de manière profonde le charme de cette nature qu’il connaissait si bien, dans l’intimité de qui il avait voulu vivre. Pendant les cours instants de repos qu’il s’accordait, il chercha toujours à revenir près d’elle, aimant la moindre fleur de fraternelle tendresse. Il avait l’habitude, qu’il partagea plus tard avec Mme Curie, de courir en forêt dans les journées prises sur le laboratoire, d’y exalter sa force à côté du travail de la vie végétale, continu, sûr et silencieux comme le sien.

Il trouvait là le calme et la pureté nécessaires à la poursuite de son rêve, s’oubliant des nuits entières à savourer un bonheur qu’il a su traduire dans les lignes suivantes de son journal. Écrites à vingt ans, elles valent qu’on les cite pour montrer un aspect nouveau de sa sensibilité et la manière charmante dont il s’exprimait, également capable, s’il l’eût choisi, de diriger vers la beauté du verbe la marche de son esprit :

Oh quel bon temps j’ai passé là, dans cette solitude bienfaisante, bien loin des mille petites choses agaçantes qui, à Paris, me mettent au supplice. Non, je ne regrette pas mes nuits passées dans les bois et mes journées qui coulaient toutes seules. Si j’en avais le temps, je me laisserais bien aller à raconter toutes les rêvasseries que j’ai faites ; je voudrais aussi décrire ma délicieuse vallée tout embaumée de plantes aromatiques, le beau fouillis si frais et si humide que traversait la Bièvre, le palais des fées aux colonnades de houblon, les collines rocailleuses et rouges de bruyères sur lesquelles on était si bien. Oui, je me souviendrai toujours avec reconnaissance du bois de la Minière ; c’est de tous les coins que j’ai vus jusqu’ici celui que j’ai le plus aimé et où j’ai été le plus heureux. Je partais souvent le soir et je remontais la vallée ; je revenais avec vingt idées en tête.

Attirés de bonne heure vers la recherche, les deux frères Curie firent, tout jeunes, leurs premiers essais au laboratoire de physique du professeur Leroux, dans l’ancienne École de pharmacie, actuellement remplacée par les bâtiments neufs de l’Institut agronomique. La curiosité éveillée et l’esprit aventureux des jeunes expérimentateurs ne suppléait pas toujours à l’insuffisance de leur information ; Jacques ayant eu par exemple l’ingénieuse idée d’augmenter beaucoup la force électromotrice des piles par l’emploi des métaux alcalins, ils se trouvèrent naturellement conduits à plonger une électrode de sodium dans l’acide nitrique concentré. Le dégât qui s’ensuivit fit scandale dans la maison, et la turbulence d’aventures de ce genre éveilla quelque défiance dans l’esprit du maître de céans, qui fut forcé de conclure « qu’on ne ferait jamais rien de ces petits Curie ».

La licence de physique passée, nous trouvons Pierre Curie, dès 1878, à dix-neuf ans, préparateur de Desains à la Faculté des Sciences, dans le laboratoire de l’ancienne Sorbonne, si différent de la somptueuse installation actuelle, fait de pièces et de morceaux pris dans les vieilles maisons de la rue Saint-Jacques sur lesquelles on avait dû empiéter peu à peu.

Moins de deux ans après son entrée, il publie en collaboration avec Desains son premier travail, une étude sur les longueurs d’onde calorifiques, et presque en même temps, avec son frère, l’importante découverte de la piézo-électricité. Jacques, qui travaillait à cette époque dans un autre laboratoire de la Sorbonne, celui de Chimie organique, avait été conduit par Friedel, minéralogiste et chimiste à la fois, à s’occuper de cristallographie physique. L’exemple du maître, qui venait de publier un travail sur la pyroélectricité, sur ce phénomène connu depuis l’antiquité, l’électrisation spontanée de certains cristaux par échauffement, mit les deux frères, qui travaillèrent longtemps en commun, sur la voie d’un fait plus général et entièrement nouveau celui-là, le dégagement d’électricité par compression des milieux cristallisés.

Avec une habileté surprenante à leur âge, les jeunes physiciens surent faire rapidement une étude complète du phénomène, déterminer les conditions de sa production, les familles cristallines qui devaient le présenter, et donner ses lois quantitatives remarquablement simples, en même temps que sa grandeur absolue.

Cette découverte devait exercer une profonde influence sur l’esprit de Pierre Curie, l’amener à réfléchir aux lois de symétrie, à se rendre familier comme bien peu l’ont été avec leur édifice compliqué, et à énoncer plus tard un principe général, d’importance essentielle en physique comme en cristallographie.

Ces travaux poursuivis dans diverses directions, ces réflexions théoriques qu’il n’abandonna jamais complètement et auxquelles il revenait avec une prédilection marquée, occupent surtout plusieurs années au cours desquelles, en 1882, il quitte la Sorbonne pour entrer comme chef des travaux à l’École de physique et de chimie industrielles, que la ville de Paris fondait à ce moment sous l’ardente impulsion des chimistes de l’école atomiste, de Friedel en particulier, et dont Schützenberger prenait la direction.

Pierre Curie devait rester vingt-deux ans, la presque totalité de sa vie scientifique, dans les vieux bâtiments du collège Rollin où la nouvelle école s’installa, un peu sommairement tout d’abord. Il revenait ainsi sur le versant tranquille de la butte Sainte-Geneviève, tout peuplé de couvents où dormait l’esprit du passé, dans le vieux quartier des Postes, à deux pas de la rue de l’Arbalète où se trouvaient l’ancienne École de pharmacie et son premier laboratoire.

Il n’aura pas eu le temps de voir s’en aller la maison séculaire où il passa ces vingt-deux années, et qu’on rasera bientôt pour faire place à de nouveaux laboratoires après l’avoir longtemps étayée pour l’empêcher de glisser jusqu’aux catacombes. Nul n’y vécut plus complètement que lui et ces murs qu’il devait illustrer sont pour nous tout pleins de son souvenir. Il y passait ses journées tout entières, ne rentrant que le soir à Fontenay, puis à Sceaux où il vint successivement habiter avec ses parents après que le Dr Curie eût cessé d’exercer à Paris. Il y passait aussi les vacances, pendant lesquelles son frère, maitre des conférences à Montpellier depuis la soutenance de sa thèse, venait le retrouver pour reprendre la collaboration féconde que cette séparation seule avait pu interrompre, où ils retournaient à l’union active et curieuse de leurs jeunes années, Jacques plus vif et plus ardent, d’aspect plus robuste aussi, Pierre plus enclin à la méditation et volontiers contemplatif.

Il se trouvait, à vingt-trois ans, dans ses nouvelles fonctions, à peine plus âgé que les élèves dont il fut le camarade et l’ami autant que le maître, et qu’il sut immédiatement s’attacher autant par sa science que par sa bonté. Il se trouva immédiatement à l’aise, servi par le garçon qu’il avait amené de la Sorbonne avec lui et dont il ne devait jamais se séparer, seul dans son laboratoire pour s’occuper d’un nombre restreint d’élèves, sous la discipline paternelle de Schützenberger. Celui-ci donnait l’exemple d’une présence continuelle à son laboratoire ; une atmosphère de travail et de mutuelle confiance emplissait la maison, créant un milieu propice à la recherche. Curie y fut extrêmement sensible et le disait avec émotion en terminant sa brillante conférence sur le radium, à la Sorbonne, il y a deux ans :

Je désire rappeler ici, disait-il, que nous avons fait toutes nos recherches à l’École de physique et de chimie de la ville de Paris.

Dans toute production scientifique, l’influence du milieu dans lequel on travaille a une importance très grande, et une partie des résultats est due à cette influence. Depuis plus de vingt ans je travaille à l’École de physique et de chimie. Schützenberger, le premier directeur de l’École, était un homme de science éminent. Je me rappelle avec reconnaissance qu’il m’a procuré des moyens de travail alors que j’étais préparateur. Plus tard, il a permis à Mme Curie de venir travailler près de moi, et cette autorisation à l’époque à laquelle elle a été donnée était une innovation peu ordinaire.

Schützenberger nous laissait à tous une grande liberté, et son action se faisait surtout sentir par sa passion communicative pour la science.

Les professeurs de l’École de physique et de chimie, les élèves qui en sortent, constituent un milieu bienfaisant et productif qui m’a été très utile.

C’est parmi les anciens élèves de l’École que nous avons trouvé nos collaborateurs et nos amis. Je suis heureux de pouvoir, ici, les remercier tous.

Il est difficile de dire par quels sentiments d’affectueuse admiration étaient payés chez ses élèves son attachement à l’École et son dévouement. Il avait vingt-neuf ans lorsque j’entrai moi-même comme élève ; la maîtrise que lui avaient donnée dix années entièrement passées au laboratoire s’imposait même à nous malgré notre ignorance, à travers la sûreté de ses gestes et de ses explications, à travers l’aisance nuancée de timidité de son attitude. On retournait avec joie dans ce laboratoire, où il faisait bon travailler près de lui parce que nous le sentions travailler près de nous, dans la grande pièce claire emplie d’appareils aux formes encore un peu mystérieuses où nous ne craignions pas d’entrer souvent pour le consulter, où il nous admettait aussi quelquefois pour une manipulation particulièrement délicate. Les meilleurs souvenirs peut-être de mes années d’école sont ceux des moments passés là, debout devant le tableau noir où il prenait plaisir à causer avec nous, à éveiller en nous quelques idées fécondes, à parler de travaux qui formaient notre goût des choses de la science. Sa curiosité vivante et communicative, l’ampleur et la sûreté de son information faisaient de lui un admirable éveilleur, d’esprits.

Dans un dîner récent, offert par l’Association des anciens élèves au nouveau Directeur de l’École, il rappelait lui-même ces choses, disait de sa manière simple et pénétrante l’intimité intellectuelle dans laquelle il aimait à vivre avec nous, indispensable, à son sens, entre le maître et l’élève et qui se développe quand tous deux vivent au laboratoire. Il racontait aussi un trait montrant bien la simplicité qui présidait à ses relations avec nous : attardé un jour à l’heure du déjeuner devant son tableau à la recherche d’un problème avec deux élèves des toutes premières promotions, il trouva la porte fermée par le garçon et ils durent tous trois, comme trois écoliers, descendre du premier étage le long d’un tuyau voisin de sa fenêtre. Il disait surtout la nécessité de l’affection mutuelle, simple et transparente chez lui, si bien rendue par les vingt générations d’élèves et d’amis qui l’applaudissaient d’enthousiasme ce jour-là.

Il resta treize ans dans ce même poste de chef de travaux, tant il se sentait parfaitement heureux entre sa famille, ses élèves et son laboratoire, dans la fécondité de son travail scientifique dont il ne songeait même pas à tirer parti pour améliorer une situation très modeste, craignant surtout de perdre, en changeant, la liberté de sa vie laborieuse.

Riche déjà d’une production de premier ordre, il lui répugnait de quitter en solliciteur l’atmosphère du laboratoire ; il profitait de la facilité avec laquelle on oublie les meilleurs quand ils vivent à l’écart. À son père qui s’inquiétait parfois de ne pas le voir docteur, il répondait que rien ne le pressait et qu’il se trouvait bien ainsi.

Il consentit enfin, en mars 1895, à présenter comme thèse son travail commencé depuis plusieurs années, chef-d’œuvre d’habileté expérimentale, sur les propriétés magnétiques des corps à diverses températures.

Cette époque marque un changement profond dans son existence par son mariage avec Mlle Marie Sklodowska. La jeune physicienne, après de brillantes études à la Sorbonne, était restée au laboratoire des recherches de M. Lippmann, et Curie connut là celle qui devait être la compagne de son rêve.

Me voici conduit à dire quel fut dans la vie de Pierre Curie le rôle de cette noble femme qui le pleure aujourd’hui, et qui, debout dans sa douleur, poursuit leur œuvre commune, présente tout le jour, comme aux temps meilleurs, dans le laboratoire où les souvenirs évoqués par les objets et les lieux familiers viennent à la fois la soutenir et la navrer. Elle sait rendre par là le plus pieux hommage à celui qui n’est plus et dont l’esprit survit en elle, après un déchirement d’autant plus cruel que leurs cerveaux s’étaient unis par les sentiments comme par les pensées, qu’ils avaient toutes mises en commun.

Il est difficile, en effet, d’imaginer une union plus intime que celle, plus étroite chaque jour, où ils eurent tous deux la joie de vivre onze ans. Avec la clarté de son esprit sincère, Curie avait senti ne pouvoir réaliser entièrement sa vie que grâce à une femme qui fût en même temps sa collaboratrice. « Ce serait une belle chose à laquelle je n’ose croire, écrivait-il quand il eût trouvé celle qu’il espérait, de passer la vie l’un près de l’autre hypnotisés dans nos rêves. »

Et l’événement se chargea de montrer à quel point ils furent bien inspirés tous deux ; lui, sérieux, contemplatif et tendre, physicien de science profonde et d’habileté consommée, donnait une famille, un pays d’adoption à la jeune étudiante polonaise, lucide et sincère, de volonté droite et ferme dans la conscience passionnée des Slaves, toute vibrante encore sous les meurtrissures causées dans son enfance par la servitude qui pèse sur sa patrie.

En échange elle lui donnait le bonheur d’une existence d’exceptionnelle unité, la joie de vivre près d’une intelligence éprise comme la sienne d’absolue clarté, de compréhension complète et profonde, près d’une volonté capable de le soutenir, d’une affection prête à calmer ses inquiétudes de rêveur. Elle décuplait sa puissance et achevait d’en faire le grand homme que nous pleurons ; enfin elle s’engageait la première dans l’étude des corps radioactifs, lui ouvrant la voie et lui donnant ainsi l’occasion des découvertes qui devaient les illustrer tous deux. Elle voulut qu’il fût grand et que rien ne vint, en dispersant ses forces ou gaspillant son temps, retarder ou compromettre son libre développement. Dans ce sens elle eut beaucoup à lutter, à partir du moment où l’attention générale fut attirée sur eux de manière plus indiscrète encore que tardive. Elle le défendait contre la curiosité beaucoup mieux qu’il ne savait le faire lui-même.

Du jour de leur mariage, rien, avant la mort, ne vint les séparer, ni une idée, ni un sentiment, ni même un seul jour. Ils mirent en commun leur travail, théorique ou expérimental, la préparation des cours et des examens, passant leurs journées de repos ou de vacances dans quelque solitude, en forêt ou au bord de la mer, à discuter ensemble et à s’efforcer de comprendre, parfois en compagnie d’un ami, quelque importante question.

Ils vécurent d’abord à Sceaux, puis jugeant que cela même leur prenait trop de temps, vinrent s’installer rue de la Glacière, près du laboratoire de l’École de physique, où nous avons vu que Schützenberger leur permit de travailler tous deux, organisant leur vie avec la plus extrême simplicité, dominés qu’ils étaient par l’unique préoccupation du travail.

Enfin, peu de temps après la naissance d’Irène, leur fille aînée, dans le désir de lui donner plus d’air et de lumière, et pour prendre avec eux le Dr Curie, devenu veuf à la même époque, ils vinrent habiter, près du parc de Montsouris, la maison du boulevard Kellermann, que le deuil vient de frapper et où seuls les huit ans d’Irène et les dix-huit mois de sa petite sœur Ève mettent encore un peu de joie.

Autour de cette maison, leurs amis qu’ils voulaient peu nombreux par le même souci de sincérité qui dominait toute leur vie morale, n’aimant pas plus disperser leurs affections que leur esprit, leurs amis avaient commencé de former une petite colonie. Il venait là Debierne, l’ami le plus intime et le collaborateur pour les longs traitements que la préparation des sels de radium exigeait, Perrin, voisin immédiat depuis un an, Sagnac, Urbain. Voisin moi-même, j’ai passé là de bien bons moments ; j’aimais aller le soir les trouver, toujours prêts aux longues causeries, dans la pièce du premier où ils travaillaient ensemble, au-dessus du jardin que le grand-père cultivait. Nous poursuivions leur continuel travail d’examen des idées et des faits, travail que guidait la finesse d’esprit de Curie, que soutenait le persévérant besoin de clarté de sa femme. Nous touchions à tout, mais nous revenions de préférence au merveilleux mouvement qui emporte en ce moment la physique et où leur œuvre commune tient une si grande place. Quelle amertume à penser que tout cela est fini, que ces moments sont passés et que nous ne sentirons plus, après trop peu d’années d’un délicieux commerce, s’exercer sur nous la force d’impulsion que dégageait Curie.

Ces causeries se poursuivaient aussi en route ou dans le laboratoire, soit à l’École de physique, dans le grand bâtiment de planches à demi détruit par le temps où ils avaient dû, tant bien que mal, abriter leurs traitements de matières radioactives, où elle revêtait la blouse de chimiste, tandis que lui se couvrait chaudement, sensible aux rhumatismes dont le menaçait l’humidité du lieu ; soit dans leur nouveau laboratoire du P. C. N. où ils s’étaient exclusivement installés depuis deux ans et où ils ont à peine eu le temps d’amorcer une nouvelle période de tranquille travail.

Les charges nouvelles imposées par son mariage, auxquelles vinrent ensuite s’ajouter d’autres charges de famille qu’il accepta joyeusement, ne lui permettaient plus de vivre avec ses appointements de chef de travaux, étant donnée son absence complète de ressources personnelles.

Une amélioration légère à sa situation lui vint de la création pour lui, à l’École de physique, du Cours d’électricité générale qu’il conserva pendant huit ans, de 1895 à 1903. Alors qu’en général les physiciens français, prévenus de sa valeur, ne se souciaient pas d’éveiller en lui le concurrent redoutable qu’il eût pu devenir, cette nomination fut due en grande partie à l’influence qu’exerça par l’intermédiaire éclairé de M. Mascart (dont l’appui n’a jamais manqué lorsqu’il fut nécessaire plus tard de trouver des ressources pour les coûteux traitements des minerais de radium), le grand physicien écossais Lord Kelvin. Vivement frappé par la découverte des faits piézo-électriques dont il proposa une interprétation, il avait fait à ce propos connaissance avec les frères Curie, et avait eu diverses occasions d’apprécier la haute valeur de Pierre, entre autres celle-ci qui faisait autant d’honneur à la science du jeune Français qu’à la grandeur d’esprit de l’illustre étranger.

À une séance de la Société de physique, Pierre Curie présentait, sur la construction et le mode d’emploi des condensateurs étalons à anneau de garde, une remarque ingénieuse qui supposait une rare profondeur de connaissances en électrostatique, science peu répandue surtout à cette époque où on lui attribuait assez peu d’importance, tandis qu’elle a depuis reconquis une place toute prépondérante.

Sur l’un des deux plans de verre parfaitement parallèles recouverts d’argenture qui constituent le condensateur étalon, un fin trait circulaire au diamant sépare la région centrale de la portion périphérique formant anneau de garde. Ces deux portions sont nécessairement mal isolées l’une de l’autre par le sillon étroit et long qui les sépare, de sorte que la mesure est par là rendue très difficile quand on réunit le disque central à un électromètre.

Par une application assez cachée d’un théorème de réciprocité sur les coefficients d’influence, Curie montra qu’on supprimait d’un coup toute difficulté d’isolement en reliant l’électromètre à l’autre plateau non muni d’anneau de garde et susceptible d’un excellent isolement par les cales de quartz qui le séparent du premier. La différence de potentiel qui sert à faire la mesure, au lieu d’être établie entre les deux plateaux, existe maintenant entre le disque central et son anneau, mais bien que ce dernier ne fonctionne plus du tout à la manière ordinaire, le résultat, la charge appelée par influence sur le plateau isolé, reste rigoureusement le même que dans le premier montage.

Lord Kelvin, père des électromètres et des anneaux de garde, présent à la séance, crut à une erreur et le dit à Curie. Mais le lendemain, l’illustre savant, presque septuagénaire, venait lui-même voir à son laboratoire le jeune préparateur pour retirer ce qu’il avait dit la veille, aussi simplement que Curie l’eût fait lui-même. Il n’a laissé passer aucune occasion de manifester la haute opinion qu’il avait de mon maître, et c’est aussi beaucoup à lui que Curie doit d’avoir été, beaucoup plus vite qu’en France, apprécié à sa valeur dans le milieu scientifique anglais. De là sont partis les honneurs qu’on a voulu lui rendre.

En mai 1903, sur l’initiative de Kelvin, l’Institution royale de Londres invitait Curie à venir faire une de ses conférences du vendredi, dans la chaire où enseignait Faraday, et cet honneur est à lui seul une consécration. La réception faite à cette occasion à Curie et à sa femme fut réellement un triomphe. Le plus délicieux souvenir que j’en aie conservé est celui de l’affection touchante que témoignait Kelvin et du respect filial dont il était payé. Je les vois encore tous deux, Curie soutenant la marche un peu pénible de l’illustre vieillard, descendre l’escalier qui conduit au laboratoire où le professeur Dewar avait fait préparer la mesure de la chaleur que dégagent les sels de radium plongés dans l’hydrogène liquide.

Je me rappelle aussi avec quel orgueil Lord Kelvin, chez lui où nous étions allés le lendemain, me montra un échantillon de baryum radifère daté de 1900, hommage de son hôte, qui lui permit à cette époque d’être le premier en Angleterre à posséder le précieux produit.

Dirai-je enfin que le noble vieillard, à quatre-vingt-deux ans, tint à venir exprès de Cannes à Paris le jour où il apprit la fatale nouvelle du deuil qui nous frappait.

Le cours d’électricité en près de cent vingt leçons dont Curie avait maintenant la charge, fut l’occasion pour lui de fournir un travail considérable de réflexion et de classement, puisque jusque-là, à part quelques conférences faites accidentellement aux promotions dont j’étais, jamais il n’avait eu à s’occuper d’enseignement. Il dut, pour satisfaire son besoin de rigueur et de clarté, tirer presque tout de lui-même. Incapable de se contenter d’à peu près, soucieux de tracer un tableau fidèle de l’état des idées et des connaissances, de ne point exagérer le degré de certitude des résultats et de souligner clairement toutes les hypothèses, il édifia un cours plein de choses originales, pénétré de son sens des faits expérimentaux, et que de tous côtés on désire voir publier par Mme Curie.

Son extrême simplicité, son aversion profonde pour toute espèce de cabotinage, lui faisaient fuir l’allure solennelle, impérative et doctorale sans laquelle certains élèves, habitués de bonne heure à l’assimilation passive et dogmatique, se refusent à fournir l’effort de comprendre.

Il avait toutes les qualités qui font le véritable maître, la scrupuleuse conscience d’abord, puis la science et l’amour de son rôle. Il les apporta plus tard dans son enseignement de la Sorbonne, plus anxieux d’en maintenir le niveau élevé que de sacrifier à une popularité facile. Je sais de lui telle communication à la Société de physique sur les transformations successives de l’émanation et de la radioactivité induite du radium, qui par la beauté de la forme et de l’ordonnance, par l’habileté de la partie expérimentale, est supérieure à tout ce que j’ai entendu ou vu en matière d’enseignement.

Au moment où il achevait de mettre son cours sur pied, où il reprenait un travail sur la genèse des cristaux, sur l’inégale vitesse de formation des diverses faces dans une même solution, il se trouva conduit à changer complètement de direction pour suivre la veine que Mme Curie venait de rencontrer, où ce n’était pas trop de leurs forces unies, et qui devait aboutir de 1898 à 1900 à la découverte du polonium et du radium.

Quelques mois avant leur première publication sur ce sujet, affirmant l’existence de matières nouvelles fortement radioactives, l’œuvre scientifique déjà considérable de Pierre Curie ne fut cependant pas jugée suffisante pour imposer sa nomination à la chaire de chimie physique, devenue vacante à la mort de Salet, et où il avait dû poser sa candidature, contraint par la naissance récente d’Irène de se trouver de nouvelles ressources.

Il se vit préférer Perrin dont les brillantes recherches sur les rayons cathodiques et les rayons de Röntgen avaient vivement attiré l’attention, Perrin qu’il ne connaissait pas alors et qui devait plus tard compter parmi ses amis les meilleurs. Je cite ce fait pour montrer qu’un échec, si sensible qu’il fût pour lui, était incapable d’éveiller dans son esprit un ressentiment personnel ; il se serait cru injuste en rendant un concurrent heureux responsable de l’oubli dans lequel on le laissait et qu’il savait dû à une faiblesse générale des caractères et des institutions. Cet oubli se prolongea encore après la publication des travaux sur la radioactivité, tant que les témoignages d’admiration venus de l’étranger n’eurent pas ému l’opinion.

Le contact d’êtres exceptionnels comme Pierre Curie avec un milieu permet de juger celui-ci par les réactions qu’ils y provoquent, par la difficulté de leur adaptation.

Voici un homme de tout premier ordre, le meilleur de son pays, sinon de son temps, dans sa spécialité, qui vient de consacrer vingt ans de son existence aux recherches les plus hautes et les plus désintéressées pour aboutir à la plus remarquable peut-être des découvertes modernes, que son attachement à l’œuvre entreprise, que sa haute probité mentale et sa sincérité ont empêché de se ménager des influences utiles ou des amitiés puissantes, qui ne fait partie d’aucune famille en place ou d’aucune coterie. Et les choses se trouvent arrangées de telle sorte que non seulement nul ne songe à lui assurer la tranquillité matérielle où puisse librement se développer son génie, mais encore que les hommes se détournent de lui, lorsqu’il descend vers eux, riche de ses pensées tranquilles et du fruit de son labeur, sur lequel il n’apprit jamais les moyens d’attirer l’attention.

Il fallut encore une fois l’intervention d’étrangers pour déterminer un nouveau progrès dans sa situation, à laquelle cependant s’étaient ajoutées, seulement en mars 1900, deux années après son échec de 1898, des fonctions de répétiteur à l’École polytechnique où il ne resta d’ailleurs que six mois.

Vers ce moment, en effet, l’Université de Genève fit les plus grands efforts pour se l’attacher ainsi que Mme Curie, et il fallut cette pression, jointe à celle d’une opinion publique commençant à peine à s’émouvoir, pour qu’on lui donnât le poste qu’il demandait au P. C. N., en juillet 1900, au moment du Congrès international de physique.

Joint à celui de l’École de physique, le nouvel enseignement dont il se chargeait, fatigant surtout en raison du grand nombre des auditeurs, aurait suffi pour absorber l’activité d’un autre. Et cependant, rarement production scientifique fut plus intense et plus haute que celle de Curie pendant les trois années suivantes.

Il semble que ces années-là marquent le point culminant de sa trop courte carrière ; il est à ce moment en pleine possession de lui-même et de son habileté, égal à la grandeur du sujet qu’il travaille, entouré par sa femme et des amis dévoués, et point encore importuné par une célébrité qu’il ne désirait pas.

Il voit, à ce moment, sous son effort continu, s’éclairer progressivement le mystère qui entourait les propriétés des corps radioactifs ; il contribue pour une large part à édifier le monument scientifique commencé, il y a juste dix ans, par la découverte des rayons de Röntgen et dont le développement d’inouïe rapidité n’a pas d’équivalent dans l’histoire des sciences.

Nul ne songeait cependant en France à diminuer le poids d’un double service d’enseignement qui, joint à sa production rendue plus rapide par la poussée du mouvement scientifique étranger, le fatiguait prématurément et précipitait le retour de crises douloureuses dont il commençait à souffrir.

Il venait de demander, inutilement encore, la chaire de minéralogie de la Sorbonne quand une troisième fois, et de manière décisive, l’admiration des savants étrangers intervint pour lui faire obtenir enfin une situation digne de lui.

En 1903, vinrent successivement l’invitation dont j’ai parlé de l’Institution royale, puis, quelques mois plus tard, la grande médaille Davy de la Société royale de Londres, et, huit jours après, le prix Nobel, qui déchaîna le torrent des admirations.

Il sut conserver, dans le bruit qui se fit autour de lui et qui lui causa surtout de la fatigue, la même simplicité d’âme et la même bonté, trop habitué à juger de la valeur des choses, trop au-dessus des vanités et trop clairvoyant pour se laisser griser.

De même qu’il ne gardait aucune ombre d’aigreur des années difficiles qu’on lui avait laissé passer, de même trois années de gloire n’ont pu le modifier, troubler un instant le pas tranquille et sûr dont il s’avançait vers la vérité, dont il marchait au milieu du rêve de sa jeunesse, la main sur celle de sa femme, tel que je le revois dans une attitude familière.

La distance immense qu’il avait ainsi parcourue et qui le séparait du reste des hommes devint surtout sensible dans la surprise qu’éveillèrent certains de ses actes, dans la manière dont furent généralement méconnus les mobiles de sa conduite. Il évita autant qu’il le put les honneurs et les distinctions dont il n’avait pas compris l’utilité, fidèle en cela à la règle suprême de sa vie. Il détestait tout ce qui touche de près ou de loin au snobisme ou à la vanité, au besoin qu’ont les hommes d’affirmer par des signes extérieurs leur supériorité réelle ou supposée.

Il trouvait naturellement en lui le tranquille et rare courage d’agir conformément à ce qu’il croyait juste, sans pose et sans orgueil, par unique souci de mettre sa conduite en accord avec ce qu’il avait toujours dit et pensé.

Il avait cru pouvoir, sans désaccord avec lui-même et malgré la perte de temps que cela représentait, faire partie de l’Institut, espérant trouver là le moyen de faire œuvre utile. Très touché par une première démarche de la section de physique qui, spontanément, à l’unanimité, était venue lui demander de poser sa candidature, il avait, comme on sait, préparé son échec en faisant surtout, dans ses visites, l’éloge de son concurrent. Après le prix Nobel, la mort de Potier lui fournit l’occasion d’être élu, non sans quelques difficultés cependant, dues surtout à ce qu’il ne croyait pas raisonnable de recommencer une série de visites chez des personnes auxquelles il s’était présenté récemment pour sa première candidature ; il jugeait leur temps et le sien assez précieux pour ne pas devoir être émietté par pur respect d’une tradition.

Il n’a pas eu le temps d’utiliser le supplément de puissance qu’il acquérait par cette élection, d’apporter dans ce milieu nouveau pour lui le sain exemple d’une action dirigée uniquement par des préoccupations élevées, sans aucun souci d’échanger des complaisances ou de ménager des gens influents. Il voulait servir la science qu’il aimait et à laquelle il ne trouvait pas que notre société, plus avide de bien-être que de nobles pensées, fît une place suffisante. Il pensait que les hommes de laboratoire, créateurs de richesse et de beauté matérielle et morale, ne sont pas partagés comme ils le devraient être, que leur fonction, essentielle pourtant, n’est pas classée dans notre organisation universitaire, exagérément scolastique encore. Il n’admettait pas qu’on les épuisât dans leur jeunesse par des besognes d’enseignement souvent ingrates, ni lorsqu’ils ont malgré tout montré leur goût pour la recherche et commencé à porter quelques fruits, qu’on gaspillât leur temps sous prétexte d’honneurs.

Il commençait à prendre l’influence qu’exercent, malgré leur mépris des habiletés, les gens d’esprit sincère et désintéressé ; il allait pouvoir, de manière efficace, défendre les idées que je viens de rappeler. Il avait accueilli avec enthousiasme la tentative récente de groupement entre les professeurs des facultés des sciences, surtout parce qu’il comptait pouvoir agir par là contre les traditions, chères aux pays latins, d’une culture presque exclusivement littéraire et verbale, et il n’aurait, pas plus qu’à l’ordinaire, hésité à aller dans ce sens jusqu’au bout de sa pensée. Au moment où, mûri par plus de vingt-cinq ans de recueillement volontaire et de contemplation sereine, il avait d’un regard clair examiné toutes ses pensées à la seule lumière de la saine raison, et surtout réussi à mettre ses actes en accord avec elles, au moment où il allait, servi par les circonstances, posséder plus de force d’exemple et de rayonnement, une mort stupide est venue nous l’enlever.

Libéré pour l’année du seul enseignement qu’il ait conservé, celui de la Sorbonne, mieux portant aussi qu’il n’avait été depuis bien longtemps, il venait tout récemment de pouvoir se remettre au travail exclusif du laboratoire, pour la première fois depuis bien des années. Jamais il ne s’était montré plus gai ni plus vivant qu’à cette réunion du groupe dont je viens de parler, cette réunion au sortir de laquelle un accident stupide allait jeter sous la roue d’un camion tout ce que sa belle tête contenait d’espoirs prochains de pensée et d’action.

Je ne sais si la bonté est sœur de l’intelligence et de la clarté, s’il suffit de comprendre pour vouloir et pour faire le bonheur de ceux qui sont autour de nous, si la haine est sœur des ténèbres et si la science affranchira aussi les hommes de ce côté, mais je sais que Curie fut exquisement bon.

Comme si la puissante unité de sa vie morale ne lui eût pas permis de rien faire, de rien être sinon complètement, de même qu’il était intelligent avec profondeur, simple avec courage, il était bon avec un charme qui se dégageait de toute sa personne, qui le fit adorer de tous ceux qui l’approchaient. Autant que vers son génie, c’est vers sa bonté qu’allait l’immense consternation répandue par sa mort, même au loin, même dans le peuple des simples comme lui qui avaient reconnu l’un des leurs par ce que les journaux racontaient de sa vie.

Cette bonté allait volontiers vers les petits, vers les enfants dont il supportait la présence turbulente ; il savait l’art de leur parler et s’occupait volontiers d’eux.

Sa bonté, d’ailleurs, n’était pas faiblesse, et, dans le soin constant qu’il mettait à ne blesser personne, il savait, lorsqu’il le croyait utile, dire franchement aux gens ce qu’il pensait d’eux ; d’autres fois, son sourire bienveillant se faisait malicieux et un mot rapide trahissait sa clairvoyance.

Sa tendresse pour les siens emplit une grande partie de son existence, comme le montre ce journal intime auquel j’ai fait allusion, comme le montre aussi son besoin de vivre au laboratoire auprès de ceux qu’il aimait.

Son dévouement à ses amis était inépuisable, autant qu’était délicate la discrétion qu’il mettait à les aider ; heureux quand il pouvait devancer leurs désirs et leur éviter même d’avoir à lui demander service. J’ai dit qu’il se liait lentement et sérieusement, comme il faisait toutes choses, sans emballements brusques mais sans se retirer quand il s’était donné.

J’ai dit comment le principe directeur autour duquel toute sa vie mentale s’était cristallisée était avant tout cette règle de science et de pure raison, d’éviter la souillure d’une compréhension ou d’une œuvre incomplètes ; toute sa production scientifique gravite autour de cet idéal, et la lecture de ses mémoires montre la scrupuleuse conscience avec laquelle il travaillait, le soin avec lequel il rendait témoignage de ce qu’il avait vu et compris.

Il avait à l’œuvre le plaisir de l’artiste qui crée et voulait n’avoir que celui-là ; il disait à l’un de ses amis les plus anciens, au physicien Guillaume, son scrupule, quand il faisait un travail, à ne jamais se soucier de ce qu’on en penserait ; aucun orgueil ici, mais simplement besoin de ne pas souiller son culte de la science par des vanités étrangères qu’il jugeait mesquines et peut-être nuisibles.

Il apportait à juger les travaux des autres la même conscience que pour les siens propres, n’épargnant aucune peine, aucun effort de réflexion pour comprendre ou pour suggérer. J’ai pu voir, quand il eut à discuter des thèses, comment il s’efforçait de conduire l’auteur au bout de sa pensée, de trouver ou de créer chez les autres les habitudes d’esprit qui lui étaient si chères.

Son soin était le même à suivre et à connaître tout ce qui se faisait, se publiait, sur les questions dont il s’occupait lui-même, autant par souci de rendre à tous justice entière qu’à cause de son intense besoin d’exactitude.

Aussi son érudition était-elle devenue remarquable de profondeur, de sûreté et d’étendue, depuis surtout que grâce à Mme Curie il pouvait rapidement et largement puiser à toutes les sources étrangères.

Le temps que prenait ce travail d’information complète lui faisait choisir de préférence les questions nouvelles, sans bibliographie excessive ; ce fut une des raisons qui le fit s’engager avec Mme Curie dans l’étude des corps radioactifs, à peu près vierge à ce moment. Grâce à eux et à l’impulsion qu’ils ont donnée, la littérature est devenue sur ce sujet tellement abondante qu’il pensait en dernier lieu à changer de domaine, à revenir probablement vers l’étude si difficile mais qui lui était si chère, des milieux cristallisés.

Il était en effet admirablement outillé pour ce genre de recherches dont il déplorait amèrement la disparition en France. En dehors des circonstances qui l’avaient dirigé de ce côté dès le début de sa carrière, il devait à son remarquable esprit mathématique, à sa faculté singulière de vision géométrique intérieure, de se mouvoir avec une véritable aisance dans ce milieu de la symétrie dont la plupart des physiciens ne possèdent qu’une connaissance verbale. Il en connaissait les coins et les détours, avait introduit des notions nouvelles, de dédoublement des axes, de plan de symétrie rotatoire ou translatoire, qui permettaient de généraliser et de simplifier les théorèmes.

Il satisfaisait là son goût de la rigueur qui joint à sa puissance de représentation en eût fait un mathématicien de premier ordre si son éducation première ne l’avait mis en contact intime et profond avec la réalité concrète.

De la même manière et comme prolongement de ses idées sur la symétrie, il avait compris la nécessité, pour éclairer à la fois la mécanique, l’hydrodynamique, la théorie de l’élasticité et de l’électromagnétisme, de réunir en un corps de doctrine qu’il avait approfondi plus que personne et qui lui était entièrement familier malgré sa complexité, toutes les notions relatives aux champs de vecteurs.

Il avait profité de sa première année d’enseignement dans sa chaire magistrale de la Sorbonne pour exposer ces idées, à peu près complètement inconnues ici, sur les lois de symétrie, leur application féconde à la physique, et la théorie des vecteurs et tenseurs. Il m’avait entretenu de son projet de compléter tout cela par un cours plus complet de physique des milieux cristallisés, qu’il était seul ici à pouvoir faire.

Ceux qui d’ordinaire s’occupent de telles questions, abstraites et complexes, sont des physico-mathématiciens, des Gibbs, des Maxwell, des Voigt. Et lui était en même temps un admirable expérimentateur.

Loin d’être émoussée par le poids de son savoir, son originalité se retrempait constamment au contact des faits, source de toute puissance et de toute fécondité. Autant peut-être qu’à ses qualités natives, il devait aux courses vagabondes de sa jeunesse et à toute une vie passée dans son laboratoire, ce sens profond de la recherche grâce auquel, là où d’autres auraient hésité, il voyait de suite l’expérience à faire, et la faisait mieux encore.

Il semble en effet, que grâce à son éducation concrète, il vivait en commerce intime et familier avec les phénomènes, s’en faisait une image très vivante : je vois l’énergie, me disait-il.

Cette intimité lui rendait moins nécessaire l’usage continuel des hypothèses précises et des théories dont beaucoup ont besoin pour soutenir leurs pas et trouver les questions à poser à la réalité. Une compréhension très claire et très profonde des principes généraux lui suffisait d’ordinaire, lui laissant certainement beaucoup plus de souplesse et plus de liberté dans l’observation. Il est certain en effet que la méthode expérimentale qui consiste à partir d’une idée théorique et à procéder par voie de vérification, si elle permet souvent d’aller très vite, ne laisse voir à l’esprit prévenu qu’une partie des faits et porte en elle-même une cause de faiblesse.

Curie a lui-même indiqué en quelque phrases caractéristiques son opinion sur ce sujet, et il ne disait rien qui ne fût l’expression d’une conviction très profonde.

Dans l’étude de phénomènes inconnus, on peut faire des hypothèses très générales et avancer pas à pas avec le concours de l’expérience. Cette marche méthodique et sûre est nécessairement lente. On peut au contraire faire des hypothèses hardies, où l’on précise le mécanisme des phénomènes ; cette manière de procéder a l’avantage de suggérer certaines expériences, et surtout de faciliter le raisonnement en le rendant moins abstrait par l’emploi d’une image. En revanche, on ne peut espérer imaginer ainsi une théorie complexe en accord avec l’expérience. Les hypothèses précises renferment presque à coup sûr une part d’erreur à côté d’une part de vérité. Cette dernière part, si elle existe, fait seulement partie d’une proposition plus générale à laquelle il faudra revenir un jour.

Tout ce qu’il a fait et publié sur les phénomènes de radioactivité est un admirable exemple d’application de cette méthode de travail ou d’exposition. Sa vision claire, sa croissante habileté d’expérimentation lui permettaient d’aborder sans idées préconçues une question aussi touffue, complexe et mystérieuse : il faisait le tour des phénomènes, multipliait sans compter les expériences les plus délicates et ne concluait qu’arrivé à l’entière certitude.

Il voyait cependant avec une sympathie croissante et une curiosité très vive l’énorme développement et la fécondité de l’atomistique actuelle, surpris de la manière parfaite dont elle représentait le résultat même de ses découvertes ; il suivait de très près le développement de théories comme celle de Lorentz, préoccupé des problèmes les plus délicats qu’elle soulève. Les questions d’aberration l’inquiétaient particulièrement et étaient de celles qu’il se proposait d’aborder expérimentalement dans un avenir prochain.

On voit ainsi les causes qui se sont conjuguées dans la formation d’un grand physicien : aux qualités générales de son esprit épris de conscience et de clarté sont venues s’ajouter des facultés mathématiques exceptionnelles de représentation et d’abstraction qui lui permettaient de se sentir à l’aise dans les théories les plus complexes, puis un amour, un sens profond des faits et une habileté manuelle incomparable.

Je voudrais, pour finir, en parcourant rapidement son œuvre en faire voir à la fois la variété et l’importance.

Passons d’abord rapidement sur son travail de début avec Desains qui reste, surtout comme ayant ouvert une voie nouvelle, une des contributions les plus importantes à l’étude du rayonnement calorifique, objet depuis de travaux nombreux.

À partir de ce moment, les deux collaborations avec son frère et sa femme jalonnent l’histoire de sa production, y découpent trois périodes, dont la première, commencée à côté de Jacques, fut consacrée aux recherches sur les cristaux. Puis viennent des années de travail isolé, à la fois théorique et expérimental, qui aboutit en particulier à la création de plusieurs appareils nouveaux et à son travail de thèse.

Enfin avec son mariage commence une nouvelle et dernière période, la plus célèbre, celle des corps radioactifs, dont je ne pourrai m’occuper ici et qui, pour être traitée de façon suffisante, demandera un article entier.

Les recherches sur les cristaux viennent se grouper presque toutes autour du principe de symétrie dont l’énoncé complet fut donné par Curie assez tardivement, mais qui lui avait servi de guide longtemps auparavant.

À ce propos, et malgré de grandes différences tenant à leur originalité même, il peut être intéressant d’établir un rapprochement entre Curie et un autre esprit de conception claire et de compréhension profonde, celui de M. Lippmann. Même confiance et même habileté dans l’emploi de ces principes généraux de l’énergétique, le principe de l’équivalence et le principe de Carnot, dont la science moderne a tiré tant de choses merveilleuses, et qui représentent jusqu’ici le résultat le plus général comme le plus certain des recherches physiques : axiomes en quelque sorte, lentement conquis, d’une géométrie de la physique, simple de lignes et belle de contours, qui doit séduire les esprits assez souples pour en saisir vite les conséquences lointaines.

Tous deux y ajoutent de manière importante : l’un par l’emploi du principe de conservation de l’électricité qui, joint aux deux autres, fournit, entre les mains de ce maître de la physique déductive, le moyen de prévoir qualitativement et quantitativement de nouveaux phénomènes quand le phénomène inverse est connu. L’autre, Curie, vient apporter un principe nouveau, le principe de symétrie, qui contribue comme ses aînés à limiter le champ des phénomènes possibles, en imposant une condition nécessaire, en permettant d’affirmer une impossibilité et d’économiser par là bien des efforts de recherche.

Les deux principes fondamentaux, équivalence et principe de Carnot, affirment, le premier l’impossibilité d’obtenir pour un certain effort plus ou moins qu’un résultat donné, équivalent sous une forme variable à l’effort dépensé ; le second l’impossibilité pour un système isolé de revenir en arrière, de remonter le cours de la vie, de recommencer son évolution.

Plus précis et plus général que l’idée de Pasteur sur le pouvoir rotatoire des cristaux lié à une dissymétrie particulière de la forme extérieure, le principe de symétrie affirme l’impossibilité de voir se produire un phénomène physique donné dans un milieu qui ne présente pas une certaine dissymétrie minima, caractéristique du phénomène, dissymétrie qui ne peut se trouver dans l’effet si elle ne préexiste dans la cause, dans l’état du milieu. C’est là une forme nouvelle et féconde du principe de causalité que Curie fut conduit à énoncer et à utiliser une première fois dans ses études sur l’électrisation des cristaux et qui l’amena à formuler les symétries ou les dissymétries caractéristiques des divers phénomènes.

Comme un corps électrisé qu’on y place est soumis à une force de sens déterminé, un champ électrique, de même qu’une vitesse, une force, un tronc de cône, ne peut présenter de plan de symétrie perpendiculaire à sa direction ; tout plan qui contient celle-ci peut être, au contraire, un plan de symétrie. On en conclura que, dans un milieu qui possède un semblable plan, qui est identique à son image dans un miroir de direction convenable, il ne se produira jamais spontanément de champ électrique perpendiculaire à ce plan et qu’on devra chercher ce phénomène uniquement dans une direction parallèle à la fois à tous les plans de symétrie du système ; si aucune direction de ce genre n’existe, s’il existe des plans de symétrie ne passant pas tous par une même droite, la production spontanée d’un champ électrique est impossible dans le milieu. Mêmes conditions pour les axes de symétrie, puisqu’un champ électrique ne peut être superposé à lui-même que par rotation autour de sa propre direction : il ne peut se produire que si le milieu ne possède pas d’axe ou en possède un seul, et, dans ce dernier cas, le champ électrique doit être parallèle à l’axe unique.

On peut donc prévoir, par application simple, quels sont les cristaux qui pourront présenter la pyroélectricité, l’électrisation par simple échauffement, et dans quelles directions elle pourra se produire. Importante contribution à l’étude d’un phénomène connu depuis l’antiquité, et dont lord Kelvin donne la représentation suivante : toutes les molécules du milieu sont polarisées électriquement dans une direction commune qui peut être un axe de symétrie ou se trouver contenue dans un ou plusieurs plans. De cette polarisation résultent sur la surface du cristal des charges apparentes que neutralisent d’ordinaire, pour l’extérieur, des charges égales et contraires maintenues par attraction électrostatique. Mais si, par échauffement ou refroidissement, le volume du cristal vient à se modifier, la polarisation change dans le milieu, la compensation cesse de se produire, et une électrisation superficielle apparaît, de signes opposés aux deux bouts du cristal, aux deux extrémités de l’axe suivant lequel est dirigée la polarisation.

Cette modification de volume peut être produite par compression ou traction, au lieu d’une variation de température ; tout milieu pyroélectrique est, en même temps piézo-électrique. Tel est le cas pour la tourmaline.

Mais la réciproque ne peut être vraie, car la compression introduit une dissymétrie nouvelle que ne produisait pas le simple échauffement, et tel milieu, comme le quartz, qui ne présente pas de pyroélectricité à cause de ses trois axes de symétrie binaires, peut cependant devenir piézo-électrique quand on le comprime dans une direction qui ne coïncide avec aucun de ces axes ; il n’en subsiste alors aucun, ou bien un seul si la compression lui est perpendiculaire, et la polarisation peut se manifester.

Tels sont les phénomènes que les frères Curie eurent à vérifier expérimentalement.

M. Lippmann, par application des méthodes que je rappelais plus haut, conclut tout de suite à l’existence d’un phénomène inverse dont on pouvait prévoir le sens et la grandeur : la création d’un champ électrique dans une direction convenable à l’intérieur d’un cristal de quartz devait provoquer une déformation, que les deux jeunes physiciens constatèrent, bien qu’elle fût d’une extrême petitesse.

La simplicité de ces phénomènes, la rigoureuse exactitude de leurs lois expérimentales, donna aux deux frères l’idée de les utiliser pour construire un étalon de quantité d’électricité par traction connue d’un morceau de quartz donné, établissant ainsi un appareil nouveau, le quartz piézo-électrique, si précieux pour les mesures absolues en électrostatique et qui devait plus tard rendre à Pierre Curie de grands services dans les mesures relatives aux corps radioactifs.

Sur un sujet voisin, vient encore une ingénieuse explication donnée par Curie de la cause qui dirige la formation des cristaux dans les solutions : si l’on imagine une tension superficielle du cristal variable d’une face à l’autre, la forme stable est celle qui correspond au minimum de l’énergie superficielle totale pour l’ensemble du cristal. Cette idée vaut d’être poursuivie ; elle permet de comprendre, étant donné que la tension superficielle dépend du liquide avec lequel le milieu cristallisé est en contact, comment les corps étrangers présents dans le liquide peuvent influer sur le développement relatif des faces.

À propos du quartz piézo-électrique, il est utile de rappeler quelques-uns des appareils nombreux qu’imagina l’esprit fertile de Curie : tous témoignent du même sens parfait des nécessités expérimentales, et de la même science profonde et sagace. C’est seulement chez les plus grands, chez Kelvin en particulier, que se trouvent réunies, à un pareil degré, les qualités nécessaires pour l’établissement et la discussion d’appareils d’un intérêt aussi général et d’une forme aussi définitive. Un seul obstacle s’est opposé à leur diffusion plus rapide : le désintéressement complet de leur inventeur, qui négligea d’en assurer l’exploitation commerciale.

C’est tout d’abord la remarquable balance à lecture directe, qui permet d’abréger les pesées de manière incroyable en déduisant de l’inclinaison du fléau tous les poids inférieurs au décigramme, et en supprimant les oscillations par un ingénieux amortisseur à air.

Puis le quartz piézo-électrique, le condensateur étalon rappelé plus haut, l’électromètre à quadrants à suspension métallique et amortissement magnétique qui permet d’obtenir à la fois une sensibilité extrême et une stabilité parfaite.

L’étude de la balance est à peu près contemporaine du travail important sur le magnétisme qui remplit une grande partie de la deuxième des périodes que je distinguais plus haut, celle du travail isolé. Travail aussi remarquable par l’extrême habileté du physicien, par la fécondité des ressources expérimentales mises en œuvre que par l’étendue et l’importance des résultats.

Si les travaux de la première période sont d’importance théorique essentielle, ses études magnétiques mettent peut-être mieux en lumière la maturité de l’expérimentateur, l’aisance avec laquelle il résout des difficultés continuelles, la parfaite conscience de l’ouvrier.

Peu de questions en physique sont aussi difficiles et mal élucidées que celle des propriétés magnétiques de la matière, bien plus complexes que les propriétés électriques, pour lesquelles il semble que nous commencions à posséder des représentations assez satisfaisantes.

En magnétisme, tout était encore obscur à l’époque où Curie commença son travail ; à part la conception d’Ampère-Ewing qui rapporte à l’orientation de courants ou aimants particulaires sous l’action d’un champ magnétique extérieur les propriétés des corps fortement magnétiques, ferromagnétiques, nous ne savions à peu près rien sur les corps faiblement magnétiques, de perméabilité peu supérieure à celle de l’éther, ni surtout sur ces singuliers corps diamagnétiques sans équivalent en électrostatique, dont l’aimantation se fait en sens inverse du champ qui produit. Les recherches de Curie nous ont permis d’y voir un peu plus clair en apportant des raisons essentielles de croire à la continuité des phénomènes présentés par les corps faiblement magnétiques et ferromagnétiques, et leur différence profonde avec les phénomènes du diamagnétisme. Un corps faiblement magnétique diffère d’un corps fortement magnétique en ce que l’agitation thermique des aimants particulaires les empêche d’obéir de manière appréciable à l’action directrice du champ extérieur et à leurs actions mutuelles ; cette influence prépondérante de l’agitation thermique est manifeste dans une loi expérimentale découverte par Curie, et qui porte son nom, après laquelle pour tous ces corps faiblement magnétiques la susceptibilité ou coefficient d’aimantation varie comme la densité d’un gaz sous pression constante, en raison inverse de température absolue : la faible orientation moyenne que prennent les aimants particulaires dans le champ extérieur diminue à mesure que l’agitation thermique augmente.

Puis, de même qu’un gaz brusquement se liquéfie quand la température s’abaisse suffisamment, de même le refroidissement vient brusquement permettre, grâce aux actions mutuelles des particules, l’orientation parallèle dans un champ suffisant, l’aimantation à saturation du corps devenu ferromagnétique. Tel le fer primitivement rouge quand il descend à la température de recalescence. Curie lui-même pose ainsi le problème :

À première vue, les trois groupes de corps sont absolument tranchés ; cette séparation supporte-t-elle un examen plus approfondi ? Existe-t-il des transitions entre ces groupes ? S’agit-il de phénomènes entièrement différents, ou avons-nous affaire seulement à un phénomène unique plus ou moins déformé ? Ces questions préoccupai beaucoup Faraday qui y revient souvent dans ses Mémoires. On lui doit sur ce sujet une expérience importante : on savait depuis fort longtemps que le fer perd à la chaleur rouge ses propriétés magnétiques. Faraday a démontré qu’aux températures élevées le fer reste encore magnétique bien que faiblement.

Un corps ferromagnétique se transforme progressivement quand on le chauffe en corps faiblement magnétique et l’on peut donner une image générale des phénomènes en remarquant que la façon dont l’intensité d’aimantation varie sous l’influence de la température et de l’intensité du champ magnétisant rappelle la façon dont la densité d’un fluide varie sous l’influence de la température et de la pression.

Comme dans le cas de la dilatation des gaz, la loi inverse de la température absolue paraît en effet une loi limite vers laquelle tend la loi de variation du coefficient d’aimantation spécifique d’un corps ferromagnétique lorsque la température est suffisamment éloignée de celle de transformation.

Les phénomènes diamagnétiques ont au contraire une allure entièrement différente. Dans presque tous les cas étudiés la susceptibilité négative qui reste absolument invariable quand la température varie dans de larges limites, paraît une propriété spécifique des atomes ou des molécules tout à fait indépendante de leur mouvement d’agitation, caractère remarquable par sa rareté et qui se rencontre uniquement dans les phénomènes intéressant la structure interne de l’atome (raies spectrales, phénomènes radioactifs, action des rayons de Röntgen, cohésion diélectrique, etc.). Quelques exceptions extrêmement curieuses existent à cette loi d’invariabilité ; la principale est celle que présente le bismuth, si singulier déjà par l’ensemble de ses propriétés électriques. À l’état solide, sa susceptibilité magnétique diminue en fonction linéaire de la température, loi toute différente de celle présentée par les corps faiblement magnétiques, puis au moment de la fusion cette susceptibilité du bismuth tombe brusquement à une valeur vingt-cinq fois plus faible pour rentrer maintenant dans la loi générale et rester invariable quand la température continue à monter.

Ces résultats sont en faveur des théories qui attribuent le magnétisme et le diamagnétisme à des causes de nature différente, le magnétisme faible ou fort existant dans les corps dont les molécules possèdent par leur structure un moment magnétique et le champ extérieur ayant l’effet unique de les orienter plus ou moins complètement.

L’action diamagnétique parait toute différente et plus profonde, indépendante en général de la température et de l’état physique ou chimique de la matière (la fusion de l’azotate de potassium, les changements d’état allotropique du soufre n’influent pas sur leurs propriétés diamagnétiques). Il semble qu’il y ait là une action du champ magnétique sur le mouvement des particules intérieures à l’atome et cette conception est encore confirmée par l’extrême petitesse de ces phénomènes. La propriété diamagnétique pourrait, en ce sens, être plus générale que la propriété magnétique qui se superpose à elle pour les corps dont les particules ont, à l’état normal, un moment magnétique différent de zéro. Pour ces derniers, la propriété diamagnétique, toujours très faible, est entièrement masquée par l’autre.

Tels sont les résultats essentiels du travail de Curie, d’importance capitale au point de vue de nos conceptions sur la nature intime des phénomènes magnétiques et qu’a permis d’atteindre un labeur habile et tenace, hérissé de difficultés d’ordre expérimental. Car je n’ai rien dit des procédés qui permirent d’effectuer aux hautes températures des mesures considérées déjà dans les conditions ordinaires comme de la plus grande difficulté, si l’on songe en particulier que les très faibles actions diamagnétiques peuvent être profondément modifiées ou complètement masquées par la présence de traces d’une substance magnétique, de fer principalement.

Laissant de côté diverses contributions théoriques sur le mouvement oscillatoire amorti dont il montra la possibilité d’amener les équations à un type canonique, sur l’équation réduite de Van der Vaals et la loi des états correspondants, et d’autres encore, je viens de rappeler rapidement quels étaient déjà l’acquis scientifique, l’importante production de Curie avant le commencement des recherches de la troisième période, celle des corps radioactifs, où il eut occasion d’utiliser les rares qualités que nous avons vues à l’œuvre pour obtenir des résultats plus surprenants peut-être et surtout mieux faits pour frapper l’imagination, résultats dont les conséquences chaque jour plus nombreuses paraissent toucher aux bases les plus profondes de notre connaissance.

Je n’essaierai point d’examiner ici ce que fut l’œuvre des huit dernières années de sa vie, les faits merveilleux qui sont dans toutes les mémoires ; nous y consacrerons une étude prochaine. J’ai seulement voulu rappeler la partie moins connue de sa production scientifique par laquelle il avait déjà su donner sa mesure.

J’ai surtout voulu, en rassemblant ici ces quelques souvenirs, en un bouquet pieusement déposé sur sa tombe, contribuer, si je le puis, à fixer l’image d’un homme vraiment grand par le caractère et par la pensée, d’un admirable représentant du génie de notre race.

Entièrement affranchi d’antiques servitudes, amoureux passionné de raison et de clarté, il a donné l’exemple, en prophète inspiré des vérités futures, de ce que peut réaliser en beauté morale et en bonté, dans un esprit libre et droit, le courage constant, la propreté mentale, de toujours repousser ce qu’il ne comprend pas, et de mettre sa vie d’accord avec ce rêve.

Paul Langevin.