Plaidoyer pour Quintius (traduction Burnouf)

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Plaidoyer pour Quintius (traduction Burnouf)
Œuvres complètes, Texte établi par NisardGarnier2 (p. 1-26).


PLAIDOYER POUR P. QUINTIUS.

DISCOURS PREMIER.


INTRODUCTION.

Caïus Quintius avait formé une société avec Sextius Névius, ancien crieur public, pour l’exploitation d’un domaine situé dans la Gaule. La société existait depuis plusieurs années, lorsque Caïus mourut dans ce pays, et laissa, par testament, son frère Publius Quintius héritier de ses biens. Celui-ci se transporte sur les lieux, où il demeure près d’un an avec Névius, sans qu’il soit une seule fois question que la société ou la succession de Caïus doive aucune somme à cet associé. Névius offre même à Publius de l’aider de sa bourse pour quelques dettes qu’il avait à Rome. Mais, au moment où celui-ci réclame l’effet d’une promesse qu’il avait crue sincère, Névius déclare qu’il ne lui donnera pas un denier qu’ils n’aient réglé tous les comptes de la société. Quintius, interdit de ce manque de foi, fait vendre à perte du bien qu’il avait dans la Gaule Narbonnaise, paye ses créanciers, et, libre de ce côté, invite de lui-même Névius à terminer à l’amiable toutes leurs discussions d’intérêt. Après plusieurs tentatives de conciliation, que fait échouer la cupidité de Névius, l’affaire est portée en justice.

Tout à coup Névius se désiste de toutes ses prétentions, en déclarant qu’il s’est remboursé sur le produit d’une vente qu’il a faite dans la Gaule, et que la société ne lui doit plus rien. Publius, qui croit l’affaire terminée, part pour la Gaule, afin de visiter ses propriétés particulières. Instruit de son absence, Névius convoque une foule de témoins, se présente devant le préteur Burrhiénus, prend défaut contre Publius, obtient l’envoi en possession de ses biens, et les fait afficher. Alors Sextus Alpbénus, ami commun des deux parties, enlève les affiches, se déclare fondé de pouvoir de Publius, et offre de comparaître pour lui en justice. Pendant que cela se passait à Rome, Névius envoyait en Gaule des agents, qui expulsèrent P. Quintius des propriétés communes.

De retour à Rome, au bout d’environ six mois, celui-ci se présente à un ajournement convenu entre son procureur et son adversaire. Nouveaux délais au moyen desquels Névius l’amuse dix-huit mois entiers par des propositions d’accommodement, sans jamais fixer d’une manière précise la somme qu’il réclamait. Au bout de ce temps, Névius se présente devant le préteur Dolabella, et demande qu’il soit enjoint à Publius de fournir caution pour la somme à laquelle il sera condamné, attendu que ses biens sont restés sous la saisie pendant trente jours. C’était le terme après lequel un créancier avait le droit d’exiger cette garantie ; et en donnant caution, Publius eût reconnu que Névius avait acquis ce droit contre lui. Or, il prétendait que la saisie n’avait été ni légale, ni réelle, puisque Alphénus y avait mis opposition. Que fait le préteur ? Il ordonne que P. Quintius, s’il ne veut donner la caution, attaquera Névius en nullité de la saisie, ce qui changeait entièrement la position respective des deux parties. De défendeur qu’il était, Publius devenait demandeur. Au lieu de cette question : Publius est-il débiteur de Névius ? le procès se réduisait à celle-ci : Les biens de Publius ont-ils été légalement saisis pendant trente jours ? Si elle était résolue affirmativement, il demeurait prouvé que Publius avait fait défaut à un ajournement convenu avec son créancier, ce qui était infamant. C’était d’ailleurs un acheminement à la vente de ses biens, et à ce que nous appelons aujourd’hui expropriation forcée. Or, cette spoliation légale privait un débiteur de certains droits civils et politiques, et le mettait, quant à l’ignominie, dans un état semblable à celui du banqueroutier frauduleux judiciairement condamné. C’est ainsi qu’une simple discussion pécuniaire était devenue en quelque sorte une affaire capitale. Au reste, quoique la condamnation dût entraîner pour Publius une espèce de mort civile, ce n’était pourtant pas un procès criminel, ou, pour parler comme les Romains, une cause publique. Le jugement ne fut donc pas rendu par des jurés, mais par un juge que le préteur désigna, et qui, suivant l’usage, s’adjoignit trois assesseurs.

La cause avait déjà été plaidée par un premier avocat, lorsque Cicéron, alors âgé de vingt-six ans, en fut chargé. Outre les difficultés qu’elle présentait par elle-même, il avait encore à lutter contre le crédit de son adversaire. Névius était un crieur public enrichi par ses intrigues. Attaché d’abord au parti de Marius, quand il l’avait vu près de succomber, il l’avait quitté pour courir sous les drapeaux de Sylla vainqueur. Tous les grands, tous les partisans du dictateur le protégeaient ouvertement. Il avait même pour lui les préteurs et presque tous les gens en place. Hortensius, qui régnait encore sans partage au barreau, portait la parole en sa faveur. Le consulaire Philippe l’appuyait de sa présence et de ses conseils. Une foule de personnages distingués, qui tous s’intéressaient à sa cause, environnaient le tribunal. Le jeune orateur n’en fut point intimidé. Il ne craignit pas de traiter comme le plus vil des hommes ce Névius, qui apparemment était au-dessus de la honte. Il se plaignit même hautement de l’injustice des préteurs Burrhiénus et Dolabella ; en sorte que son plaidoyer est non-seulement un ouvrage de talent, mais encore un acte de courage.

Ce discours, ainsi qu’on le voit au commencement de l’exorde, n’est par le premier que Cicéron ait prononcé ; mais c’est le premier qui ait été conservé. Après l’exorde et la narration, l’orateur pose nettement l’état de la question : Névius n’a point possédé les biens de Quintius aux termes de l’édit du préteur. Il le prouve en établissant trois propositions, dont le développement compose sa confirmation :

1o Il n’était pas fondé à requérir la saisie, parce qu’on ne lui devait rien, et qu’on n’a point fait défaut.

On ne lui devait rien ; car, pendant plus d’un an de séjour dans la Gaule avec Publius, il ne lui a rien demandé (XI et XII).

On ne lui devait rien ; car, aujourd’hui même, il refuse d’entrer en compte, et il épuise toutes les formes de procédure, pour empêcher qu’on ne juge le fond du procès (XIII et XIV).

On n’a point fait défaut ; car, de l’aveu même de Névius, son adversaire n’était pas à Rome à l’époque où l’on veut qu’il ait consenti un ajournement. Et d’ailleurs, eût-il même fait défaut, ce n’était pas une raison pour le traiter avec cette rigueur (XV — XVIII).

2o Névius n’a pu saisir ni posséder aux termes de l’édit ; car, d’après l’édit, les seuls débiteurs dont on puisse saisir les biens sont ; celui qui se sera caché pour frustrer son créancier ; celui qui n’aura point d’héritier connu ; celui qui aura quitté son domicile pour aller en exil ; l’absent qui n’aura pas été défendu en justice. Or rien de tout cela n’est applicable à Publius.

3o Enfin, la saisie, même illégale, n’a pas été consommée. Cette troisième partie de la confirmation est perdue ; mais la fin de la récapitulation y supplée. Cette récapitulation, peut-être un peu détaillée, rappelle tous les arguments qui ont été développés dans le discours. Elle occupe en entier les chap. XXVIII et XXIX. Vient ensuite la péroraison, où l’orateur s’attache à émouvoir la compassion de son juge en faveur de Publius, et à rendre son adversaire odieux.

Cette cause fut plaidée, au rapport d’Aulu-Gelle, XV, 28, sous les consuls M. Tullius Decula, et Cn. Dolabella (l’an de Rome 672), Cicéron étant dans sa vingt-sixième année. On conclut, des termes dans lesquels en parle Aulu-Gelle, que Cicéron la gagna.

N. B. Comme il est plusieurs fois question, dans ce discours, de Caïus Quintius, pour éviter toute méprise, nous nommerons toujours Publius, ou Publius Quintius le client de Cicéron.


I. Les deux puissances qui exercent dans un État l’empire le plus absolu, le crédit et l’éloquence, semblent s’être aujourd’bui réunies contre nous. L’une m’intimide, C. Aquillius, et l’autre m’épouvante. J’éprouve, en pensant à l’éloquence de Q. Hortensius, un trouble qui nuira peut-être à ma défense ; mais je redoute surtout que le crédit de Sextus Névius ne soit funeste à Publius Quintius. Sans doute nous aurions moins à nous plaindre de ce que nos adversaires possèdent ces doux avantages à un si haut degré, si nous-mêmes n’en étions pas entièrement privés. Mais il faut qu’avec trop peu d’expérience et un talent médiocre, je lutte aujourd’hui contre le plus habile des orateurs, et que Publius sans appui, sans fortune, presque sans ami en état de le secourir, combatte un adversaire tout-puissant par son crédit. Pour surcroît de malheur, M. Junius, qui a déjà plusieurs fois plaidé ce procès devant vous, et qui joint à l’habitude du barreau une connaissance approfondie de cette affaire, est absent à cause du nouvel emploi dont il vient d’être chargé. C’est donc à moi qu’on s’est a dressé, à moi qui, en me supposant tous les autres moyens de triompher, n’ai du moins eu que bien peu de temps pour étudier une cause si importante et si compliquée. Ainsi la ressource même à laquelle j’ai recours dans d’autres occasions, me manque dans celle-ci. A défaut de génie, j’ai coutume d’appeler le travail à mon aide ; mais quel peut être ce travail si l’on n’a pour s’y livrer le temps indispensable ? Plus nos désavantages sont nombreux, plus nous vous prions, Aquillius, vous et ceux qui forment votre conseil, de nous prêter une oreille favorable, afin que la vérité, obscurcie par tant de nuages, retrouve enfin son éclat dans les lumières de votre équité. Que si un juge tel que vous, ne protège point, contre le crédit et la puissance, l’homme faible et sans appui ; si, devant un tel conseil, cette cause est pesée au poids de la fortune et non à celui de la justice, hélas ! il sera donc vrai qu’il n’est plus dans Rome de vertus sans tache et sans reproche, et que le faible n’a rien à espérer désormais de la sagesse et de l’impartialité de son juge. Oui, Aquillius, ou la vérité triomphera devant vous et votre conseil, ou, repoussée de ce tribunal par la violence et l’intrigue, elle ne pourra plus trouver sur la terre d’asile assuré.

II. Si je parle ainsi, Aquillius, ce n’est pas que je révoque en doute votre intégrité et la fermeté de vos principes, ou que Publius ne doive une entière confiance aux hommes éclairés que vous avez choisis pour assesseurs. Mais, d’abord, il ne peut envisager sans frémir le danger qu’il court dans un procès où il s’agit de sa fortune et de son état : et cette réflexion le rappelle à l’idée de votre pouvoir, aussi souvent qu’à celle de votre équité. Car tous ceux dont la vie est dans les mains d’autrui, songent plus encore à ce que peut, qu’a ce que doit faire celui de qui dépend leur sort. Ensuite, Publius a pour adversaire, en apparence Névius, mais en effet les hommes les plus éloquents de notre siècle, les citoyens les plus distingués par leur rang et leur caractère, qui rivalisent de zèle et d’efforts pour soutenir Névius, si toutefois c’est le soutenir que de servir sa haine, et de l’aider à terrasser, dans une lutte inégale, celui qu’il veut perdre. Est-il en effet, C. Aquillius, une lutte plus inégale, une procédure plus inique, que celle où nous sommes engagés ? Quoi ! je défends l’existence, l’honneur, la fortune d’un citoyen, et il faut que je parle le premier ! Et cela, lorsque Quintus Hortensius, qui s’est chargé de l’accuser, m’attend pour me répondre avec ce talent et cette éloquence dont la nature a été si libérale envers lui. Ainsi, ce devoir qui m’est imposé d’écarter les traits et de guérir les blessures, je suis forcé de le remplir avant que mon adversaire ait commencé l’attaque ; et l’on donne à nos ennemis, pour frapper, le moment ou il ne nous sera plus permis de repousser leurs coups ; en sorte que s’ils viennent, comme ils y sont préparés, à lancer contre nous les traits empoisonnés de la calomnie, il sera trop tard pour y porter remède. Funeste effet de l’injustice et de la partialité du préteur ! Il a voulu d’abord, sans égard pour l’usage, que l’on prononçât sur l’honneur de mon client, avant de juger le fond de l’affaire. Ensuite il a réglé la procédure de manière que l’accusé fût contraint de se justifier, avant que l’accusateur eût même ouvert la bouche. C’est l’ouvrage du crédit et de l’influence de ces hommes qui servent la passion et la cupidité de Névius avec autant de zèle que s’il s’agissait de leur fortune ou de leur honneur, et qui font l’essai de leur pouvoir dans des affaires ou ils devraient d’autant moins le montrer, que le mérite et la naissance leur en assurent davantage. Découragé, accablé partant de contre-temps, Publius a recours a votre loyauté, à votre justice, à votre humanité. Jusqu’ici la violence de ses adversaires ne lui a permis de trouver ni réciprocité dans les droits, ni liberté dans les poursuites, ni impartialité dans les magistrats. Tout enfin, par la plus grande des injustices, tout semble s’être réuni pour sa perte. Il vous prie donc, Aquillius, et vous qui formez ce conseil, il vous conjure de faire en sorte que l’équité, si cruellement persécutée et battue par tant d’orages, trouve enfin, a l’abri de votre tribunal, un port et un refuge.

III. Pour vous rendre la chose plus facile, je reprendrai cette affaire depuis son origine, et je tâcherai de vous montrer comment elle s’est engagée, et comment elle a été conduite. Caïus Quintius était frère de mon client. L’ordre et la sagesse qui réglaient sa maison ne se démentirent qu’une fois : il eut l’imprudence de s’associer avec Sextus Névius, honnête homme, auquel il manquait pourtant d’avoir appris à connaître les obligations d’un associé et les premiers devoirs d’un père de famille. Ce n’est pas que Névius fût sans esprit ; jamais on ne lui refusa le mérite d’un excellent bouffon et d’un crieur public de bonne compagnie. Mais la nature ne lui avait donné rien de meilleur que la voix, et son père ne lui avait laissé d’autre héritage que la liberté. Il fit donc de sa voix un commerce utile ; et il usa de sa liberté pour lancer impunément ses sarcasmes. En faire son associé, c’était vouloir lui donner des fonds, avec lesquels il apprit à calculer le produit de l’argent. Cependant, séduit par l’habitude d’une liaison trop étroite, Caïus se l’associa pour les affaires qui se faisaient dans la Gaule. Or, Caïus y exploitait de vastes pâturages, des terres bien cultivées et d’un bon rapport. Voilà donc Névius enlevé du milieu des crieurs publics, et transporté des portiques de Licinius au delà des Alpes. Ce changement de séjour ne change rien à son caractère. Accoutumé tout jeune à gagner sans mise de fonds, une fois qu’il eut apporté à la société je ne sais quoi du sien, il était impossible qu’il se contentât d’un bénéfice ordinaire ; et ce n’est pas merveille qu’un homme qui avait trafiqué de sa voix, prétendit retirer de gros intérêts de l’argent que sa voix lui avait procuré. Aussi, je le jure, il ne manquait pas une occasion de grossir son trésor particulier aux dépens de la caisse commune : à voir son activité, on eût dit que la justice n’avait de condamnations que pour les associés fidèles. Au reste, il n’est pas nécessaire que j’entre à ce sujet dans certains détails, que Publius voudrait que je fisse connaître. Sans doute ils seraient utiles à ma cause ; mais comme ils ne sont point indispensables, je les passerai sous silence.

IV. La société durait depuis plusieurs années, et Caïus avait plus d’une fois conçu des soupçons sur Névius : il voyait l’embarras de cet homme à justifier des opérations ou sa cupidité s’était jouée de l’intérêt commun. Cependant Caïus meurt dans la Gaule, Névius étant sur les lieux, et il meurt subitement. Il laissait par testament son héritage à son frère Publius, afin que celui à qui sa mort devait porter le coup le plus sensible, reçut en même temps le gage le plus honorable de sa tendresse. Peu de temps après la perte de son frère, Publius part pour la Gaule. Là, il vécut familièrement avec Névius. Ils passèrent une année ensemble, s’entretenant chaque jour de leurs intérêts communs, et des affaires qu’ils avaient dans ce pays, sans qu’un seul mot de Névius fît soupçonner qu’il lui fût rien dû, soit par la société, soit par la succession de Caïus. Celui-ci avait laissé quelques dettes, pour l’acquittement desquelles il fallait faire des fonds à Rome. Publius affiche dans la Gaule une vente publique qu’il se propose de faire à Narbonne, des biens qui lui appartenaient en propre. L’honnête, le généreux Névius n’oublie rien pour l’en détourner. Il lui représente que les circonstances ne sont pas favorables pour vendre ; que lui-même a des fonds à Rome dont Publius peut disposer. C’est un ami de son frère, c’est un parent qui l’en convie ; en effet, Névius a pour femme une cousine de Publius, et il en a des enfants. Névius promettait ce qu’un homme d’honneur aurait tenu. Publius crut que celui qui imitait si bien le langage des honnêtes gens, en imiterait aussi les actions. Il cesse de penser a la vente et part pour Rome. Névius quitte la Gaule en même temps. Caïus était mort débiteur de Scapula. Ce fut vous, Aquillius, qui réglâtes la somme à payer par son frère aux enfants de ce créancier. Publius eut recours a votre arbitrage, parce qu’à cause de la différence des monnaies, il ne suffisait pas de connaître le montant de la dette, il fallait encore s’assurer du change au temple de Castor. Vous réglâtes donc, comme ami des Scapula, ce qui leur serait compté en espèces romaines.

V. Publius, dans toute cette négociation, ne fit rien que par les avis de Névius ; et il n’est pas étonnant qu’il prit pour conseil un homme dont il se croyait les secours assurés. Névius lui avait promis dans la Gaule, Névius lui répétait chaque jour à Rome, qu’à son premier signal sa bourse lui serait ouverte. Publius lui connaissait les moyens de tenir parole ; il l’y croyait obligé par l’honneur. Il ne le soupçonnait pas de mensonge, puisqu’il n’avait aucun intérêt de mentir. Aussi tranquille que s’il eût eu l’argent dans ses mains, il s’engage avec les Scapula. Il en instruit Névius, et le prie de penser a ce qu’il lui a promis. Alors cet honnête homme ( je crains qu’il ne prenne pour une ironie cet éloge que je lui adresse une seconde fois ), cet honnête homme, qui croyait Publius sans ressource, conçoit le projet de profiter de sa détresse pour l’enlacer dans ses filets. Il déclare qu’il ne lui donnera pas un denier que tous les comptes de la société ne soient réglés, et qu’il ne soit sûr de n’avoir jamais aucune contestation avec Publius. Plus tard nous parlerons de cet objet, dit celui-ci ; maintenant pensez, je vous en conjure, à ce que vous m’avez promis. Névius proteste qu’il ne le peut qu’à cette condition ; qu’il n’est pas plus lié par sa parole que par celle qu’il aurait donnée au nom d’un propriétaire quand il faisait des rentes à l’encan. Publius, consterné de ce manque de foi, obtient des Scapula un délai de quelques jours. Il envoie en Gaule vendre les biens qu’il avait affichés. La vente a lieu en son absence et dans un moment désavantageux. Il s’acquitte avec les Scapula, mais à des conditions plus dures. Alors il s’adresse de lui-même à Névius, et le prie, puisqu’il craint les contestations, d’aviser aux moyens de tout régler au plus tôt, et avec le moins de désagrément qu’il serait possible. Névius prend pour arbitre Trebellius son ami, et nous, un ami des deux parties, élevé dans la maison de notre adversaire, étroitement lié avec lui, notre parent Sextus Alphénus. Toute conciliation était impossible : Publius désirait que sa perte eût des bornes ; la cupidité de Névius n’en avait aucunes. Des ce moment il fallut aller en justice réglée. Après plusieurs remises et beaucoup de temps employé à des négociations qui n’eurent aucun succès, Névius comparut enfin.

VI. Je vous en conjure, Aquillius, et vous qui formez son conseil, redoublez ici d’attention : vous allez connaître un nouveau genre de perfidie ; je vais vous dévoiler une intrigue sans exemple. Névius déclare qu’il a fait une vente publique dans la Gaule ; qu’il a vendu ce qu’il a jugé à propos ; qu’il a pris ses mesures pour que la société ne lui dût rien ; qu’il est décidé à ne plus donner ni recevoir d’assignation ; que si Publius veut lui en demander acte, il ne s’y refuse pas. Celui-ci, qui désirait visiter ses propriétés de la Gaule, ne forme point alors cette demande. Ainsi l’on se sépare sans ajournement de part ni d’autre. Publius reste encore à Rome environ trente jours. Afin de faire sans inquiétude son voyage en Gaule, il obtient un délai de tous ceux avec lesquels il avait engagement de comparaître. Il part ; il sort de Rome le 30 janvier, sous le consulat de Scipion et de Norbanus. Je vous prie de ne pas oublier cette date. Avec lui part un citoyen honorable, L. Albius, fils de Sextus, de la tribu Quirinale. Arrivés aux Gués de Volaterre, ils y rencontrent Publicius, intime ami de Névius, qui lui amenait de la Gaule des esclaves qu’il voulait vendre. Dès son arrivée à Rome, Publicius raconte à Névius dans quel lieu il a vu son associé. Sans ce prompt avis, le procès ne se serait pas engagé si tôt. Alors Névius dépêche ses esclaves chez tous ses amis. Lui-même va chercher ses familiers sous les portiques de Licinius et dans les avenues du marché, et leur donne rendez-vous au bureau de Sextius pour le lendemain à la seconde heure. Ils y viennent en grand nombre, Névius les prend à témoin qu’il a comparu, et que Publius ne l’a pas fait. On dresse un long procès-verbal, auquel ses nobles amis apposent leur sceau. On se sépare. Névius requiert du préteur Burrhiénus, aux termes de son édit, l’envoi en possession des biens de l’absent. Il affiche la spoliation d’un homme dont il avait été l’ami, dont il était l’associé, et dont il ne pouvait cesser d’être le parent, tant que ses enfants seraient en vie. Tant il est vrai qu’il n’y a pas de devoir si saint et si respectable que la cupidité n’outrage et ne foule aux pieds ! Car si la franchise, la loyauté, l’affection, sont les premiers sentiments qu’on doit à un ami, a un associé, à un parent, certes, essayer de ravir l’honneur et la fortune à l’homme revêtu de ces titres sacrés, c’est se proclamer soi-même fourbe, perfide, dénaturé. Sextus Alphénus, fondé de pouvoir de Publius, ami et parent de son adversaire, enlève les affiches, reprend un esclave dont Névius s’était emparé, déclare qu’il se présente comme procureur, prie Névius d’avoir pour l’honneur et la fortune de Publius les égards que l’équité demande, et d’attendre son retour. S’il s’y refuse, s’il s’imagine par ces procédés violents faire la loi à son associé, Alphénus n’implore point de grâce : que l’on attaque en justice ; il est prêt à répondre. Pendant que cette scène se passe à Rome, Publius, au mépris des lois, de la coutume, des édits des préteurs, est chassé violemment, par les esclaves de la société, des terres et des pâturages appartenant à la société.

VII. Je consens, Aquillius, que vous approuviez tout ce que Névius a fait à Rome, si ce qui a été fait dans la Gaule en vertu de ses lettres, vous paraît juste et raisonnable. Dépouillé, chassé de son bien par une si criante injustice, Publius a recours au général C. Flaccus, qui se trouvait alors dans la province, et que je nomme avec le respect dû à son rang. Vous pouvez juger, par ses ordonnances, avec quelle vigueur il a cru devoir réprimer cet attentat. Cependant à Rome, Alphenus était chaque jour aux prises avec ce rusé gladiateur : lutte acharnée, ou certes il avait pour lui le peuple, indigné de voir son ennemi viser toujours au cœur. Névius voulait que le fondé de pouvoirs donnât caution pour l’exécution de la sentence qui serait prononcée. Alphenus répondait qu’il n’était pas juste d’exiger du procureur une caution que la partie ne donnerait pas si elle était présente. On en appelle aux tribuns, et, malgré la demande expresse de leur intervention, le débat finit par la parole que donne Alphenus, que Publius comparaîtra aux ides de septembre.

VIII. Publius vient à Rome ; il comparait. Que fait notre ardent adversaire, ce créancier si pressé de saisir, ce spoliateur, ce ravisseur ? Il reste dix-huit mois tranquille et sans rien demander ; il amuse mon client par de vaines propositions ; enfin il requiert du prêteur Dolabella, que Publius soit obligé de fournir caution pour la somme en litige, d’après la formule, quod ab eo petat, alléguant qu’il avait possédé ses biens pendant trente jours aux termes de l’édit. Publius ne se refusait pas à fournir la caution, mais sous la réserve que cette possession eût été légale et réelle. Le préteur prononce un arrêt ; équitable ? je n’en dis rien ; extraordinaire ? je l’affirme ; encore eussé-je pu me dispenser de le qualifier ainsi : tout le monde peut le juger sous l’un et l’autre rapport. Il prononce que Publius, s’il ne veut donner caution, portera à Névius le défi juridique de prouver que ses biens ont été possédés pendant trente jours d’après l’édit du préteur Burrhiénus. Les amis de Publius s’y opposaient. Il faut, disaient-ils, plaider sur le fond du procès, afin qu’il n’y ait pas de caution, ou que la caution soit réciproque : agir autrement, c’est compromettre sans nécessité l’honneur d’une des parties. Publius criait de son côté que s’il donnait caution, ce serait avouer par le fait que ses biens ont été légalement saisis ; et que s’il entreprenait de prouver qu’ils ne l’ont pas été, il s’exposait, comme l’événement le démontre, à parler le premier dans une cause ou il y allait de son existence. Dolabella lit ce que font tous les nobles : quand ils ont pris un parti, soit bon soit mauvais, ils s’élèvent, dans le bien et dans le mal, à une perfection que ne peut atteindre nul homme de notre classe. Dolabella soutint avec fermeté son injuste décision. Il enjoint à Publius ou de donner caution, ou de plaider sur la saisie. En attendant il repousse durement nos amis qui osaient réclamer.

IX. Publius se retire consterné, et ce n’est pas sans raison. On ne lui laissait que la triste et injuste alternative de se condamner lui-même en donnant la caution, ou de parler le premier dans une affaire capitale, en se soumettant à plaider sur la saisie. Dans le premier cas, rien ne pouvait le soustraire à l’humiliante nécessité de prononcer sa propre condamnation ; dans le second, il lui restait au moins l’espoir d’obtenir un juge au tribunal duquel il trouverait d’autant plus de protection qu’il y aurait apporté moins de crédit. Il s’est donc soumis à plaider sur la saisie. Il vous a pris pour juge, Aquillius, et il a commencé l’instance. Voilà le véritable état de la question ; voilà toute la cause. Vous voyez, Aquilius, qu’il ne s’agit point ici d’une discussion pécuniaire, mais de l’honneur et de l’existence civile de Publius Quintius. Nos ancêtres ont voulu que quiconque défendrait en justice d’aussi grands intérêts, ne parlât qu’après son adversaire ; et l’imposture inouïe de nos accusateurs nous force à parler les premiers. Ces orateurs dont la bouche ne s’ouvre ordinairement que pour défendre, viennent nous accuser ; et la persécution s’arme contre nous de cette éloquence dont tant d’opprimés éprouvèrent les secours généreux. Il ne restait plus à nos ennemis qu’à vous forcer, par ordonnance, de nous prescrire le temps que durerait notre plaidoyer. Hier, ils ont essayé de le faire, et ils l’auraient facilement obtenu du préteur, si vous ne lui aviez appris quels sont vos droits et vos devoirs. Non, excepté vous, il n’est encore personne auprès de qui nous ayons obtenu justice contre eux ; et, de leur côté jamais concession ne put les satisfaire, pour peu qu’elle fût raisonnable. C’est l’injustice qu’ils veulent ; sans elle, ils comptent pour rien le crédit et la puissance.

X. Mais puisque Hortensius vous presse de prononcer la sentence, puisqu’il me somme de ne pas perdre le temps à discourir ; puisqu’il se plaint qu’avec l’orateur qui m’a précédé on n’aurait jamais conclu ; je ne souffrirai pas qu’on nous soupçonne davantage de ne vouloir point de jugement. Je n’ai pas assez de présomption pour me croire capable de plaider cette cause mieux qu’elle ne l’a été avant moi. Toutefois je ne serai pas aussi long, parce que le premier défenseur a suffisamment éclairci l’affaire, et que d’ailleurs n’ayant ni la fécondité, ni les forces nécessaires pour parler longtemps, je suis moi-même très-ami de la brièveté qu’on me demande. Je ferai, Hortensius, ce que je vous ai vu faire souvent : je diviserai tout mon plaidoyer en plusieurs parties distinctes et séparées. Vous le faites toujours, parce que vous le pouvez toujours ; je le ferai dans ce discours, parce que je crois le pouvoir. Ce talent que la nature ne vous refuse jamais, ma cause me le donne aujourd’hui. Je me prescrirai des bornes et des limites que je ne puisse franchir, quand même je le voudrais. Ainsi, j’aurai devant les yeux ce que je dois dire ; Hortensius, ce qu’il devra réfuter ; vous, Aquilius, vous saurez d’avance sur quels objets vous devez nous entendre.

Je soutiens, Névius, que vous n’avez point possédé les biens de Publius Quintius en vertu de l’édit. C’est là ce que mon client s’est engagé à prouver. Je montrerai d’abord que vous n’avez jamais eu de motif pour demander au préteur l’envoi en possession ; ensuite que vous n’avez pu posséder d’après son édit, enfin que vous n’avez point possédé. Je vous prie, Aquilius, et vous qui siégez avec lui sur ce tribunal, de bien graver dans votre mémoire ce que je viens de promettre. Si vous vous eu souvenez bien, vous vous ferez plus facilement une idée de toute l’affaire ; et vos secrètes censures me rappelleront d’elles-mêmes à mon sujet, si j’essayais de franchir la ligne que j’ai tracée autour de moi. Non, il n’a point eu droit de demander la saisie ; non, il n’a pu saisir en vertu de l’édit ; non, il n’a point saisi. Quand j’aurai prouvé ces trois points, je conclurai.

XI. Vous n’avez pas eu de motif pour requérir la saisie. Quelle en est la preuve ? C’est que Publius ne devait rien à Névius, ni comme associé, ni pour son compte particulier. Quel témoin dépose de ce fait ? Celui même qui nous poursuit avec tant d’acharnement. C’est vous, Névius, oui, c’est vous-même que j’appelle ici en témoignage. Publius a vécu avec vous dans la Gaule pendant un an et plus après la mort de son frère. Faites-nous voir que vous lui avez demandé cette somme, énorme sans doute, que vous réclamez ; prouvez-nous que vous ayez dit qu’elle vous était due : je conviendrai qu’il vous la devait. Caïus Quintius meurt. Il vous devait, dites-vous, beaucoup d’argent, et vous aviez des titres authentiques. Son héritier Publius se rend auprès de vous dans la Gaule, sur les terres de la société ; dans le lieu enfin où était non-seulement le bien, mais tous les comptes et toutes les écritures. Est-il un homme si dépourvu d’ordre et d’économie, si peu attentif à ses affaires, si différent, Névius, de ce que vous êtes, qui, voyant les droits de son associé passer entre les mains d’un héritier, ne se hâtât, des la première entrevue, d’avertir cet héritier, de lui présenter sa réclamation, de lui communiquer les comptes, et, si l’on n’était point d’accord, déterminer le différend soit à l’amiable, soit en justice ? Eh, quoi ! ce que font les hommes les plus délicats, ceux qui tiennent le plus à la réputation de chérir et d’honorer leurs parents et leurs amis, Sextus Névius balancerait a le faire, dévoré, comme il l’est, par la cupidité ; résolu comme il l’est, à ne pas abandonner la moindre de ses prétentions, afin de ne pas laisser à son proche parent la moindre partie de sa fortune ? Il n’eût pas exigé le payement d’une dette légitime, celui qui, furieux de ce qu’on ne lui a pas payé ce qu’on ne lui dut jamais, veut arracher a un parent non-seulement ses biens, mais encore sa vie et son existence ? Vous craigniez sans doute de troubler le repos d’un homme auquel vous ne permettez pas aujourd’hui de respirer librement. Vous ne vouliez pas adresser une demande polie à celui que vous voulez maintenant immoler sans pitié. Oui. je le crois : vous ne voyiez en lui qu’un allié plein d’égards pour vous, un homme d’honneur et de probité, respectable par son âge ; vous ne vouliez, vous n’osiez lui rien demander. Plus d’une fois sans doute, après vous être un peu rassuré, après avoir résolu de lui parler d’argent, après l’avoir abordé avec une demande toute prête et un discours étudié, tout à coup, homme timide et d’une pudeur presque virginale, vous vous êtes retenu vous-même. La parole expirait sur vos lèvres ; vous désiriez rompre le silence, mais vous n’osiez de peur qu’il ne vous entendit avec peine. Oui, voila le mystère expliqué.

XII. Nous croirons que Névius a épargné les oreilles de celui dont il demande la tête ! S’il vous avait dû, Sextus, vous auriez réclamé sur-le-champ ; sinon sur-le-champ, au moins peu après ; sinon peu après, au moins au bout de quelque temps, au moins dans les six mois, bien certainement avant la fin de l’année. Mais pendant dix-huit mois entiers, où vous pouviez tous les jours avertir Publius de sa dette, vous n’ouvrez pas la bouche : c’est au bout de près de deux ans que vous parlez enfin. Quel est le dissipateur, le prodigue, qui, je ne dis pas après avoir consommé tout son bien, mais encore dans l’abondance, eût été aussi insouciant que Sextus Névius ? Or, nommer Sextus Névius, il me semble que c’est tout dire. Caius Quintius vous devait, vous ne lui avez jamais rien demandé. Il meurt ; son bien passe à son héritier ; vous voyez celui-ci tous les jours, et c’est au bout de deux ans que vous parlez pour la première fois. Demandera-t-on lequel est le plus vraisemblable, ou que Nevius, s’il était vraiment créancier, l’eut déclaré sur-le-champ, ou qu’il fût resté deux années sans même en parler ? — On n’a pas trouvé le moment d’aborder cette question. — Mais Publius a vécu avec vous plus d’un an. — On ne pouvait pas suivre l’affaire dans la Gaule.— Mais on rendait la justice dans cette province, et il y avait des tribunaux à Rome. Non ; vous ne pouvez avoir été retenu que par une extrême négligence, ou par une générosité sans exemple. Direz-vous que c’est négligence, nous en serons surpris ; bonté, nous en rirons. Je ne vois pourtant pas quelle autre chose vous pouvez dire. Il est assez prouvé qu’il n’est rien dû a Névius, puisqu’il a été si longtemps sans rien demander.

XIII. Et si je fais voir que sa conduite actuelle est une nouvelle preuve qu’il ne lui est rien dû ? Que fait maintenant Sextus Névius ? sur quoi roule la contestation ? quelle est cette procédure qui nous occupe depuis deux ans ? quelle est cette affaire pour laquelle il fatigue la patience de tant de graves personnages ? Il demande de l’argent. Quoi ! maintenant ? Mais enfin il en demande ; écoutons-le. — Il veut discuter les comptes et régler les différends de la société. — C’est un peu tard ; mais il vaut mieux tard que jamais : d’accord.— Non, dit-il, ce n’est pas là ce que je veux ; ce n’est pas de cela que je suis en peine aujourd’hui. Depuis longues années, Publius Quintius se sert de mes fonds : qu’il s’en serve ; je ne les redemande pas. — Pourquoi donc cet acharnement ? Voulez-vous, comme vous l’avez dit plusieurs fois, qu’il soit retranché de la société ? qu’il perde le rang qu’il a soutenu jusqu’ici avec honneur, qu’il cesse de compter au nombre des vivants ? qu’il dispute ici sa vie et tout ce qui peut y ajouter du prix ? qu’il parle le premier devant son juge, et qu’il n’entende, que lorsqu’il n’aura plus rien à dire, la voix de son accusateur ? Eh ! quel est donc votre but ? De rentrer plus tôt dans ce qui vous appartient ? mais si vous l’aviez voulu, la chose serait faite depuis longtemps. D’occuper dans ce combat le poste le plus honorable ? mais vous ne pouvez, sans une impiété horrible, immoler Publius Quintius, votre parent. De faciliter la décision, mais G. Aquillius n’est pas jaloux de prononcer sur la vie d’un citoyen ; et Q. Hortensius n’a pas l’habitude de poursuivre à mort ses adversaires. Nous, de notre côté, Aquillius, que disons-nous ? Il demande de l’argent ; nous soutenons ne lui en devoir pas. Il veut que le jugement se prononce sans retard ; nous ne demandons pas mieux. Que faut-il encore ? S’il appréhende que la sentence rendue ne soit pas exécutée aussitôt, je lui offre caution. Qu’à son tour il me donne caution dans les mêmes termes qu’il la recevra de moi. Tout peut être fini en un instant, G. Aquillius. Vous pouvez quitter l’audience, débarrassé d’une affaire, j’oserai le dire, presque aussi pénible pour vous que pour Publius. Eh bien ! Hortensius, que dirons-nous de cette proposition ? croyez-vous que nous ne puissions point déposer des armes meurtrières, et discuter nos intérêts sans mettre en péril l’état de notre adversaire ? poursuivre nos droits sans ravir à un parent jusqu’à l’existence ? prendre le rôle de demandeur et renoncer à celui d’accusateur ? — Oui, dit-il, je recevrai de vous une caution ; mais vous n’en aurez pas de moi.

XIV. Qui donc nous dicte des lois si équitables ? qui décide que ce qui est juste pour Publius est injuste pour Névius ? Les biens de Publius, dit-il, ont été sous la saisie en vertu de l’édit. — Vous demandez donc que j’en convienne ? que nous confirmions, par notre propre aveu, la vérité d’un fait dont nous soutenons la fausseté devant la justice ? Ne serait-il pas possible, Aquillius, que chacun fit triompher ses droits, sans attaquer l’honneur, la réputation, la vie de personne ? Oui, certes ; s’il était dû quelque somme a Névius, il la demanderait. Il n’épuiserait pas toutes les formes de procédure, pour éluder la seule question d’où dépendent toutes les autres. Vous qui, pendant de longues années, n’avez pas dit un mot de cette dette à Publius, quoique vous puissiez lui en parler tous les jours ; vous qui, depuis le commencement de vos injustes poursuites, avez consumé tout le temps en remises et délais ; vous qui, après un désistement formel, avez, par une insigne perfidie, chassé votre associé du domaine commun ; vous qui, libre de faire juger le fond sans que personne s’y opposât, avez mieux aimé engager un procès de diffamation ; vous enfin qui, rappelé à cette question principale, source et origine de toutes les autres, refusez les conditions les plus équitables ; avouez donc que ce n’est pas de l’argent que vous voulez, mais la vie et le sang de votre adversaire. Ne dites-vous pas ouvertement : « S’il m’était dû, je demanderais ; j’aurais même reçu depuis longtemps ; je n’aurais pas besoin de tant d’intrigues, d’une si odieuse procédure, de l’appui de tant d’amis, si je ne voulais que demander ? Non, il faut faire violence à cet homme, et lui extorquer ce qu’il ne doit pas ; il faut le lui enlever, le lui arracher de vive force ; il faut dépouiller Publius de toute sa fortune ; il faut appeler à mon secours tout ce qu’il y a d’habiles orateurs, d’hommes nobles et puissants ; il faut que la force triomphe de la vérité. Menaces, dangers, terreurs de toute espèce, employons tout pour frapper son imagination, afin que vaincu, épouvanté, il cède de lui-même. » Et certes, quand j’envisage nos adversaires et ceux qui viennent les appuyer devant ce tribunal, l’orage me paraît en effet prêt à fondre sur nous, sans qu’il nous reste aucun moyen de l’éviter. Mais, lorsque je reporte sur vous, Aquillius, mes regards et ma pensée, alors je conçois que plus on fait d’efforts pour nous accabler, plus ces efforts et cet acharnement sont vains et impuissants. Publius ne vous devait donc rien, comme vous en faites hautement l’aveu. Mais quand il vous aurait dû, était-ce une raison pour demander au préteur la saisie de ses biens ? Un tel procédé ne me paraît ni dans l’intérêt de la justice, ni dans le vôtre. Quel est votre prétexte ? Vous dites qu’on a manqué à un ajournement.

XV. Avant de prouver qu’il n’en est rien, je suis bien aise, Aquillius, de rappeler ici les égards qu’on se doit et qu’on se rend tous les jours dans le commerce de la vie, et d’y comparer la conduite de Névius. Un homme, votre parent, votre associé, avec lequel vous étiez lié depuis longtemps par les rapports les plus intimes, a manqué, dites-vous, a un ajournement. Deviez-vous aller aussitôt devant le préteur ? étiez vous fondé à demander sur l’heure la mise en possession de ses biens. Vous vous hâtiez donc de recourir à cette rigueur extrême, à cette dernière ressource de la haine, afin de ne pouvoir plus rien ajouter ensuite à de si odieuses, à de si cruelles persécutions ? Que peut-il en effet arriver à un homme de plus humiliant, de plus malheureux, et de plus déplorable ? Peut-on subir une pareille ignominie, éprouver une si affreuse catastrophe ? Que la fortune ait dépouillé un citoyen de ses biens, ou que l’injustice les lui ait ravis ; si sa réputation est sans tache, l’honneur le console de la pauvreté. Tel autre, déshonoré dans l’opinion, ou flétri par un jugement, jouit encore de ce qu’il a, et n’est pas réduit à la dure nécessité d’implorer des secours étrangers : c’est au moins une ressource, un adoucissement à l’excès de ses maux. Mais celui dont on a vendu les biens, celui qui a vu sa fortune tout entière, sans en excepter ce qui est indispensable pour vivre et se vêtir, livrée par la voix du crieur à l’ignominie d’un encan, celui-là n’est pas seulement retranché du nombre des vivants ; il est rabaissé, si cela est possible, au-dessous même des morts. En effet, un trépas honorable couvre souvent de sa gloire une vie honteuse ; une vie honteuse ne laisse pas même l’espoir d’un trépas honorable. Aussi la saisie, mise juridiquement sur les biens d’un infortuné, frappe en même temps son honneur et sa réputation. Celui qui voit sa honte écrite aux lieux les plus fréquentés de la ville, ne peut pas même périr dans l’obscurité et le silence. Celui auquel la loi donne des syndics et des maîtres, pour lui dicter les conditions de sa ruine, celui dont le crieur proclame le nom et met les propriétés à l’enchère, assiste, tout vivant qu’il est, à ses propres funérailles, si l’on peut appeler ainsi cette scène de pillage, où, au lieu d’amis rassemblés pour honorer sa mémoire, il n’accoure que d’avides acheteurs, qui viennent comme des bourreaux se disputer entre eux les restes de son existence.

XVI. Aussi nos ancêtres ont-ils voulu que ce spectacle fût rarement donné ; les préteurs ont mis à ce droit rigoureux de sages restrictions ; les gens de bien n’en usent que pour déjouer une fraude évidente, et qui échapperait aux poursuites ordinaires. Encore ne s’y décident-ils qu’à regret et avec une lenteur circonspecte. Il faut qu’une impérieuse nécessité les y contraigne, que le débiteur, en faisant défauts sur défauts, ait pris plaisir à se jouer de leur attente. Ils réfléchissent aux conséquences d’un acte par lequel on dépouille son semblable. Oui, l’honnête homme se refuse à immoler un citoyen, même avec justice. Au lieu de cet odieux souvenir : « Je l’ai perdu pouvant l’épargner, » il aime mieux pouvoir rappeler qu’il l’a épargné, quand il pouvait le perdre. Voilà ce que font envers des étrangers, envers de mortels ennemis, ceux qui respectent l’opinion publique, et se souviennent qu’ils sont hommes aussi. Ils ne causent jamais volontairement le malheur de personne, afin que personne n’ait à exercer contre eux de justes représailles. — Il a manqué de comparaître. — Qui ? votre parent. Cette conduite peut être fort blâmable en elle-même ; cependant le nom de parent en diminue l’odieux. — Il n’a pas comparu. — Qui ? votre associé. Vous devriez pardonner un tort plus grave encore à celui avec lequel votre propre volonté ou la fortune vous avait étroitement lié. — Il n’a pas comparu.— Qui ? celui qui fut toujours à vos ordres. Il fallait donc, parce qu’une fois il ne s’y est pas rendu, lancer contre lui tous les traits dont on s’arme contre un adversaire consomme dans la ruse et la mauvaise foi ? Je vous le demande, S. Névius, s’il s’était agi de votre salaire de crieur public ou de quelque mince intérêt, et que vous eussiez craint une surprise, n’auriez-vous pas couru chez C. Aquillius ou chez quelqu’un de nos jurisconsultes ? Et lorsqu’il s’agissait des égards dus à un associé, à un ami, à un parent, lorsqu’il fallait donner quelque chose aux procédés et à l’opinion, loin de consulter Aquillius, ou Lucullus, vous ne vous êtes pas consulté vous-même, vous ne vous êtes pas dit : Voilà la deuxième heure écoulée, et Publius n’a point encore paru ; que dois-je faire ? Oui, si vous vous étiez seulement dit ces deux mots : Que dois-je faire ? la cupidité, la soif de l’or se seraient calmées pour un instant. La raison, la réflexion auraient pu vous ouvrir les yeux ; vous seriez rentré en vous-même et vous ne seriez pas réduit à faire devant de tels hommes le honteux aveu, qu’à l’heure précise où un proche parent a manqué de comparaître, vous avez sur-le-champ pris la résolution de le dépouiller sans pitié.

XVII. Eh bien ! moi, je demande pour vous après coup, et dans une affaire qui n’est pas la mienne, ce conseil que vous avez oublié de demander, en temps opportun et dans votre propre affaire : Répondez-moi, je vous prie, C. Aquillius, et vous Lucullus, Quintius, Marcellus : un homme qui avait pris avec moi l’engagement de comparaître, y a manqué ; c’est un associé, un parent, avec lequel j’ai depuis longtemps des liaisons d’amitié, et depuis peu une discussion d’intérêt : dois-je requérir du préteur la saisie de ses biens ? ou, comme il a dans Rome sa maison, sa femme, ses enfants, ne dois-je pas plutôt lui signifier chez lui mes justes prétentions ? Quel pourrait être votre avis sur une pareille consultation ? Assurément, si je connais bien votre bonté, votre prudence, je ne me trompe guère sur ce que vous pourriez répondre. « Il faut attendre, diriez-vous d’abord ; ensuite, si la personne assignée paraît se cacher pour éluder les poursuites, il faut aller trouver ses amis ; leur demander quel est son fondé de pouvoirs, lui faire une signification à son domicile. » On compterait à peine toutes les démarches que vous conseilleriez de faire, avant d’en venir à un acte qui n’est jamais nécessaire qu’à la dernière extrémité. Que répond à cela Névius ? Il rit sans doute de la folie que nous avons de chercher en lui la délicatesse et la morale des gens de bien, « Qu’ai-je de commun, dit-il, avec ces scrupules et cette rigueur de principes ? Tous ces procédés sont bons pour les honnêtes gens ; mais quand il est question de moi, il ne faut pas faire attention à ma fortune, mais à la manière dont je l’ai acquise. Je me souviens de ma naissance et de mon éducation. Un vieux proverbe dit, que d’un bouffon il est plus aisé de faire un riche, qu’un homme comme il faut. » Voilà sa pensée, et si sa bouche n’ose l’exprimer, ses actions la proclament hautement. Aussi-bien, s’il voulait vivre en honnête homme, il lui faudrait faire deux choses également difficiles à son âge : beaucoup apprendre et beaucoup oublier.

XVIII. Oui, dit-il, mon débiteur a fait défaut, et je n’ai point balancé à publier la saisie de ses biens. C’est agir sans pitié ; mais enfin, puisque vous prétendez avoir ce droit, et que vous voulez en user, nous vous l’accordons. Mais si par hasard il n’y a pas eu défaut ; si ce prétexte n’est qu’une noirceur et une perfidie tout entière de votre invention ; s’il n’y a eu entre Publius et vous aucun engagement de comparaître, comment faut-il vous appeler ? Un méchant homme ? mais, eût-on réellement fait défaut, c’est être plus que méchant de saisir et d’afficher les biens de son adversaire. Un homme rusé ? vous ne vous en défendez pas. Un fourbe ? c’est un titre que vous aimez, dont vous faites gloire. Un audacieux, un avare, un perfide ? ces noms sont usés et vulgaires, votre action est nouvelle, inouïe. Que dirai-je donc ? Oui, je crains que la dureté de mes expressions ne révolte la nature, ou que leur faiblesse ne trahisse ma cause. Vous dites que Publius a manqué à un ajournement. Publius vous a demandé, aussitôt son retour à Rome, quand cet ajournement avait été consenti. Le 5 février, répondîtes-vous. En vous quittant, Publius cherche dans sa mémoire l’époque où il est parti de Rome pour la Gaule. Il consulte son journal : il trouve que c’est le dernier jour de janvier. Si Publius était à Rome le 5 février, nous n’avons plus rien à dire ; il a consenti l’ajournement. Mais comment s’en assurer ? L. Albius, homme de la première distinction, partit avec lui : il déposera devant ce tribunal. Tous deux furent conduits par leurs amis, qui déposeront également. Les lettres de Publius, cette foule de témoins, qui tous ont dû connaître le fait, et n’ont aucune raison de tromper, seront comparés avec celui qui vous prête son témoignage. Et avec de telles preuves, Publius ne serait pas tranquille ! il ressentirait plus longtemps les tourments de la crainte ! le crédit de son adversaire lui causerait plus d’alarmes que l’équité de son juge ne lui apporte de consolation ! Il a toujours mené une vie simple et presque sauvage ; son caractère est sérieux et ami de la solitude ; on ne l’a jamais vu dans les promenades, au champ de Mars, dans les festins ; il s’est appliqué à conserver ses amis par de justes égards, son bien par une sévère économie ; il fut toujours attaché aux mœurs antiques, dont la noble franchise n’est plus de mode aujourd’hui. Oui, un tel homme n’eût-il que des titres égaux à ceux qu’on lui oppose, on gémirait de le voir succomber. Mais sa cause est évidemment la plus juste ; et cependant il ne prétend pas aux mêmes privilèges que son adversaire. Il veut bien être moins favorisé, pourvu toutefois qu’on ne le livre pas, lui, sa réputation et toute sa fortune, à l’avarice et à la cruauté de Névius.

XIX. J’ai tenu, C. Aquillius, ce que j’avais promis d’abord : j’ai fait voir que Névius n’avait aucun motif pour demander la saisie, parce qu’on ne lui devait rien, et que, quand on lui aurait dû, on n’a rien fait pour le pousser à cette extrémité. Maintenant remarquez, je vous prie, que les biens de Publius n’ont pu être saisis aux termes de l’édit du préteur. Greffier, lisez l’édit : Celui qui se sera cache pour frustrer son créancier… Ce n’est pas Publius, à moins que ce ne soit se cacher que d’aller à ses affaires en laissant un fondé de pouvoir. Celui qui n’aura point d’héritier connu… Ce n’est pas encore lui. Celui qui aura quitté son domicile pour aller en exil. Assurément ce n’est pas lui. L’absent qui n’aura pas été défendu en justice… Dans quel temps et comment, Névius, croyez-vous que Publius absent dût être défendu ? Quand vous requériez la saisie ? Personne ne s’est présenté ; car personne ne pouvait deviner ce que vous alliez faire. Et d’ailleurs nul n’avait à réclamer contre une sentence où le préteur disait, non pas de faire la saisie, mais de la faire aux termes de son édit. Quand donc le fondé de pouvoir a-t-il eu, pour la première fois, occasion de défendre l’absent ? Est-ce lorsque vous affichiez l’envoi en possession ? Eh bien ! il s’est présenté ; il s’est opposé à votre entreprise : Alphénus a ôté vos affiches ; le représentant de Publius a fait avec le plus grand zèle le premier acte qu’exigeait son devoir. Voyons la suite. Vous arrêtez sur la voie publique un esclave de Publius, vous cherchez à l’emmener : Alphénus ne le souffre pas ; il vous l’arrache de force ; il le fait reconduire chez son maître. En cela encore il a rempli le devoir d’un procureur zélé. Vous dites que Publius vous doit ; son procureur le nie. Vous proposez un ajournement ; il l’accepte. Vous l’appelez devant le préteur ; il s’y rend. Vous demandez des juges ; il n’en refuse pas. Si ce n’est pas là défendre un absent, je n’y conçois plus rien. Mais quel était ce procureur ? Peut-être un homme sans aveu, sans ressource, sans foi, un plaideur de profession, un homme capable d’endurer les insultes journalières d’un bouffon parvenu. Rien moins que cela. C’était un chevalier romain, riche, et qui savait faire valoir ses grands biens ; c’était enfin celui à qui Névius a laissé dans Rome le soin de ses affaires, toutes les fois qu’il a fait le voyage de la Gaule

XX. Et vous osez, Névius, soutenir que Publius absent n’a point été représenté, quand il l’a été par celui que vous preniez ordinairement vous-même pour votre représentant ! L’homme entre les mains de qui vous remettiez en partant vos intérêts et votre honneur a offert d’être jugé pour Publius, et vous prétendez que personne n’a comparu pour le défendre en justice. Je demandais, dit-il, que l’on donnât caution. — Vous aviez tort de le demander. — On vous ordonnait de le faire. — Alphénus s’y refusait. — Mais le préteur avait prononcé. — Aussi avait-on recours aux tribuns. — Ici je vous tiens, s’écrie-t-il : ce n’est pas vouloir être jugé, ni soutenir une cause en justice, que d’en appeler aux tribuns. — Quand je pense aux lumières d’Hortensius, je ne crois pas qu’il me fasse cette objection ; mais quand j’entends dire qu’il l’a déjà faite, et que j’examine la cause en elle-même, je ne vois pas quelle autre chose il pourrait alléguer. Il avoue qu’Alphénus a enlevé les affiches, consenti un ajournement, accepté le débat judiciaire aux termes que proposait Névius, sans toutefois renoncer aux privilèges de l’usage, et à l’appui des magistrats établis pour protéger les citoyens. Il faut, ou détruire la vérité de ces faits, ou qu’au mépris de son serment, un juge tel qu’Aquillius établisse une nouvelle jurisprudence, et prononce qu’un absent n’est pas défendu, lorsque son fondé de pouvoir s’est déclaré prêt a suivre le demandeur devant tous les tribunaux ; qu’il ne l’est pas, quand ce fondé de pouvoir a osé, du préteur, en appeler aux tribuns ; qu’alors on peut légalement s’emparer de ses biens ; qu’alors il est juste de plonger dans l’opprobre et la misère un infortuné, un absent, qui vit dans une profonde ignorance du malheur qui l’accable. Voilà quels étranges principes il faut approuver, si l’on ne veut pas reconnaître que Publius a été représenté en justice. Mais il a été représenté, ses biens n’ont point été saisis aux termes de l’édit. On dira peut-être que les tribuns ont refusé leur intervention. Si cela est, j’avoue que le fondé de pouvoir a dû se soumettre à l’ordonnance du préteur. Mais s’il est vrai que Brutus a dit hautement qu’il interviendrait, à moins qu’il n’y eût conciliation entre Alphénus et Névius, n’est-il pas évident que l’appel aux tribuns a eu pour but, non d’arrêter le cours de la justice, mais d’obtenir une juste protection ?

XXI. Ce n’est pas tout. Alphénus veut apprendre à tout le monde qu’il répond pour son ami. Afin de mettre à l’abri du soupçon sa propre conduite et la loyauté de Publius, il rassemble un grand nombre d’hommes connus par leur probité. En leur présence il conjure Névius, comme ami des deux parties, de n’exercer contre Publius absent aucune rigueur inutile, protestant que s’il continue de le traiter avec l’acharnement d’un ennemi, il prouvera, par toutes les voies honnêtes et légitimes l’injustice de sa demande ; qu’il est prêt a suivre Névius devant les tribunaux, quelque action qu’il veuille intenter. Les témoins, tous gens d’honneur, scellèrent cette déclaration ; elle ne peut faire la matière d’un doute. Le procès n’était point entamé, les biens de Publius n’étaient ni affichés ni saisis, lorsque Alphénus promit que Publius comparaîtrait ; Publius comparaît deux ans entiers, l’affaire reste en suspens, jusqu’à ce qu’on ait trouvé, à force de ruses, le moyen d’en changer la nature, et de la ramener à la question unique ou Névius la renferme aujourd’hui. Je vous le demande, Aquillius, Alphénus n’a-t-il pas rempli tous les devoirs d’un procureur zélé ? Qu’allègue-t-on pour prouver que Publius absent n’a pas été représenté ? Dira-t-on, ce que les insinuations d’Hortensius et les cris répétés de son client voudraient nous persuader, que sous les chefs qui dominaient alors, Névius ne pouvait lutter sans désavantage contre Alphénus ? Si j’en veux convenir, ils m’accorderont, je pense, que Publius avait un défenseur considéré, bien loin de n’en avoir aucun. Mais il me suffit, pour triompher, qu’un fondé de pouvoir ait été prêt à répondre pour lui. Quel crédit avait-il ? c’est ce qui me paraît indifférent, pourvu qu’il défendit l’absent devant la justice et les magistrats. Il était dites-vous, du parti alors tout puissant. — Pourquoi non ? Il avait reçu vos leçons ; vous l’aviez formé des l’enfance à ne pas reculer devant un noble, fût-il gladiateur. Ce que vous désiriez alors ardemment, Alphénus le désirait aussi. Dans cette rivalité de zèle, vous combattiez vraiment à forces égales. Il était, dites-vous, intime ami de Brutus, et voila pourquoi ce tribun intervenait. Vous étiez, vous, l’ami de Burrhiénus qui ordonnait l’injustice ; vous étiez l’ami de tous ceux qui, à la faveur de la violence et du crime, pouvaient beaucoup alors, et osaient tout ce qu’ils pouvaient. Souhaitiez-vous la victoire a tous ces hommes qui se donnent aujourd’hui tant de peine pour vous faire vaincre ? Osez le dire, non pas tout haut, mais à l’oreille de vos amis qui m’entendent. Non, pour l’attachement au parti, vous ne vous cédiez rien l’un à l’autre ; mais c’est vous, sans contredit, qui avez remporté le prix du génie, de l’expérience, de l’adresse : c’est assez de qualités sans parler des autres. Alphénus a péri avec ceux qu’il aimait, et pour eux. Mais vous, Névius, quand vous avez vu que vos amis ne pouvaient triompher, vous vous êtes fait l’ami de ceux qui triomphaient. Au reste, je ne veux pas rappeler le souvenir d’événements qu’il faudrait, selon moi, ensevelir dans un éternel oubli.

XXII. Je ne dis qu’une chose : si l’influence d’un parti donnait du pouvoir a Alphénus, elle en donnait beaucoup plus à Névius. Si Alphénus usait de son crédit pour demander des choses injustes, Névius en obtenait par le sien de bien plus injustes encore. Vous dites que vous n’étiez pas en état de lutter alors avec Alphénus, parce qu’il n’était pas tout à fait sans appui contre vous, parce qu’il se rencontrait un magistrat dont il pouvait espérer quelque justice. Que doit donc dire aujourd’hui Publius, qui n’a pu jusqu’ici ni trouver un magistrat impartial, ni obtenir une procédure régulière, qui na entendu aucune demande, qui ne s’est vu dicter aucun acte, qui ne fût, je ne dis pas inique, mais inouï et sans exemple ? — Je voudrais bien plaider sur la somme que vous réclamez. — Impossible. — Mais c’est là tout l’objet du procès. — Peu m’importe ; c’est votre tête qu’il faut défendre. — Accusez-moi donc, puisque la nécessité l’exige. — Oui ; mais c’est lorsque, d’après une jurisprudence nouvelle, vous aurez plaidé le premier, vous parlerez malgré vous, et nous fixerons le temps que vous parlerez ; le juge même recevra la loi de nous. Alors vous trouverez sans doute un avocat tel que le barreau en voyait jadis, dont le courage ne sera point intimidé par l’éclat qui nous environne, et saura braver notre crédit. Pour moi, Philippe, que son éloquence, son caractère et ses dignités ont placé si haut dans la république, soutiendra ma cause ; Hortensius, dont vous connaissez le génie, la naissance, la réputation, portera la parole ; avec eux paraîtront de nobles et puissants personnages, dont le nombre et la présence suffiraient pour faire trembler non-seulement Publius, qui a sa vie à défendre, mais tout homme qui ne courrait même aucun danger. Voilà, Névius, un combat vraiment inégal, bien différent de ceux par lesquels vous avez préludé avec Alphénus à cette guerre cruelle ; ici vous ne laissez pas même à votre adversaire une position ou il puisse se défendre contre vous. Je le dis donc : il vous faut ou prouver qu’Alphénus ne s’est pas annoncé comme représentant de Publius, qu’il n’a pas arraché vos affiches, qu’il n’a pas voulu vous répondre en justice, ou, en convenant de tous ces faits, convenir en même temps que vous n’avez jamais possédé les biens de Publius aux termes de l’édit.

XXIII. Répondez en effet : si vous les avez possédés à ce titre, pourquoi n’ont-ils pas été vendus ? pourquoi ses autres créanciers et ceux qui lui servaient de caution ne se sont-ils pas assemblés ? Serait-ce que Publius n’avait pas de créanciers ? Il en avait, et même de nombreux ; car son frère avait laissé des dettes. Eh bien ! ces créanciers ne tenaient à Publius par aucun lien ; il était leur débiteur ; et toutefois il ne s’en est pas trouvé un d’une assez insigne méchanceté pour attaquer l’honneur d’un absent. Un seul, l’allié de sa famille, son associé, son ami, Sext. Névius, débiteur lui-même de la société, a engagé une lutte criminelle, où il dispute, comme un prix digne de toute son ambition, l’affreux honneur de faire tomber un parent sous ses coups, de le dépouiller d’une fortune honnêtement acquise, de lui ravir même la lumière qui nous éclaire. Je le répète : où étaient les autres créanciers ? où sont-ils encore aujourd’hui ? lequel d’entre eux accuse Piiblius de s’être caché par mauvaise foi ? un seul nie-t-il qu’il ait été représenté en son absence ? Aucun. Je dis plus : tous ceux qui ont eu, ou qui ont encore avec lui quelques rapports d’intérêt, prennent sa défense ; sa réputation de loyauté est établie en cent lieux ; tous désirent qu’elle ne soit point ternie par les perfides intrigues de Névius. Voilà les témoins qu’il fallait appeler à ce débat ; et il fallait en trouver parmi eux qui tinssent ce langage : « Publius a manqué à un ajournement convenu avec moi ; il m’a trompé ; il m’a demandé du temps pour une dette qu’il avait niée ; je n’ai pu l’amener devant la justice ; il s’est caché, il a disparu sans laisser de représentant. » Or, c’est ce que personne ne dit. — On fera paraître des témoins qui le diront. — Qu’ils déposent, et nous tâcherons de leur répondre ; en attendant, qu’ils y songent bien : leur témoignage aura tout le poids qu’il mérite d’avoir, s’ils respectent la vérité ; mais s’ils la trahissent, il perdra toute son autorité ; et l’on verra clairement que si la considération personnelle peut prêter à la vérité de nouvelles forces, elle ne saurait faire triompher le mensonge.

XXIV. Je demande donc deux choses : d’abord comment Névius n’a pas consommé l’œuvre qu’il avait commencée, c’est-à-dire, pourquoi il n’a pas vendu les biens judiciairement saisis ; ensuite pourquoi, de tant de créanciers, aucun n’est venu faire reconnaître ses droits ; et je le demande, Névius, afin que vous soyez forcé de convenir, et qu’aucun d’eux n’a eu cette folle présomption, et que vous-même n’avez pu conduire à sa fin votre honteuse entreprise. Et s’il était vrai que votre propre aveu démontrât que les biens de Publius n’ont pas été saisis ? car sans doute votre témoignage, qui serait peu de chose dans l’affaire d’autrui, doit être d’un grand poids dans la vôtre, quand il prouve contre vous. Vous avez acheté les biens d’Alphénus, que Sylla faisait vendre, et vous avez déclaré Publius votre associé dans cet achat. Je n’en dis pas davantage. Vous offriez une association volontaire à celui qui vous avait trompé dans une association héréditaire ; vous donniez une preuve éclatante de votre estime à l’homme que vous croyiez dépouillé de ses biens et de son honneur.

Je l’avouerai, Aquillius, je me défiais d’abord de mes forces, et je craignais de ne pas apporter à la défense de cette cause assez d’assurance et de sang-froid. Effrayé de l’idée qu’Hortensius parlerait après moi, et que j’aurais dans Philippe un auditeur attentif, je tremblais de me déconcerter plus d’une fois. Quand le célèbre acteur Roscius, dont Publius a épousé la sœur, me conjurait de défendre son beau-frère, je lui disais qu’il me serait bien difficile de plaider contre de tels orateurs une cause de cette importance ; qu’à peine oserais-je devant eux proférer une seule parole. Comme il redoublait d’instances, je lui dis avec toute la familiarité de l’amitié, qu’il fallait une présomption peu commune pour essayer un geste en sa présence ; mais que l’acteur qui voudrait rivaliser avec lui, eût-il une réputation de talent et de goût, la perdrait aussitôt. Je crains beaucoup, ajoutai-je, qu’il ne m’en arrive autant, lorsque je parlerai devant un si grand maître.

XXV. Roscius alors fit valoir toutes les raisons qu’il crut propres à m’encourager ; et quand il aurait gardé le silence, la franchise et le zèle avec lesquels il plaidait la cause de son parent, avaient quelque chose d’irrésistible. Car si ce grand acteur semble, par son rare talent, seul digne de monter sur la scène, telles sont aussi ses excellentes qualités, que nul ne paraît plus digne que lui de n’y monter jamais. — Cependant, me dit-il enfin, si vous aviez à soutenir en justice qu’il n’est pas un homme qui puisse, en deux ou trois jours au plus, parcourir sept cents milles, craindriez-vous encore de plaider une telle cause contre Hortensius ? — Non, répondis-je : mais à quoi tend cette supposition ? — C’est là-dessus, reprit-il, que roule tout le procès. — Comment ? Alors il me révéla un trait de Névius qui, fût-il seul, suffirait pour le condamner. Je vous en conjure, Aquillius, et vous ses dignes assesseurs, prêtez-moi une nouvelle attention ; vous serez convaincus que, dès l’origine de cette affaire, la cupidité et l’audace n’ont cessé de livrer la guerre à la franchise et à la probité. Vous demandez qu’il vous soit permis de saisir les biens de Publius aux termes de l’édit. Quel jour le demandez-vous ? C’est vous, Névius, que je veux entendre. Je veux que l’attentat le plus inouï soit attesté par la voix même du coupable. Dites-nous, Névius, le jour de votre demande ? — Le cinq avant les calendes intercalaires. — À merveille. Combien y a-t-il d’ici à vos domaines de la Gaule ? Parlez, Névius. Sept cents milles. Très-bien. On en chasse Publius. Quel jour ? Ne pouvons-nous pas aussi le savoir de vous ? Pourquoi ce silence ? Dites-nous donc le jour. La honte vous en empêche ? Je le conçois ; mais la honte est tardive et inutile. Écoutez, Aquillius. Publius est chassé du domaine la veille des mêmes calendes. C’est en deux jours, ou en supposant qu’un courrier soit parti au sortir de l’audience, c’est en moins de trois jours qu’on parcourt sept cents milles. prodige incroyable ! aveugle passion ! inconcevable rapidité ! les ministres et les satellites de Névius partent de Rome, franchissent les Alpes, et arrivent en deux jours chez les Sébusiens. Heureux Névius, d’avoir à ses ordres de tels messagers, ou plutôt de tels Pégases !

XXVL Oui, quand même tous les Crassus avec les Antoines reviendraient à la lumière ; et vous, Philippe, qui avez brillé parmi ces grands hommes, quand même vous vous uniriez à Hortensius pour plaider cette cause, je triompherais malgré vous. Il n’est pas vrai, comme vous le pensez, que tout soit dans l’éloquence. Il est, oui, il est encore des vérités si lumineuses, que rien ne peut en obscurcir la clarté. Auriez-vous, Névius, même avant votre demande en saisie, envoyé des agents avec ordre de faire chasser un propriétaire de chez lui par ses propres esclaves ? Choisissez entre ces deux moyens : l’un est impossible ; l’autre exécrable ; tous deux inouïs. Voulez-vous qu’on ait parcouru sept cents milles en deux jours ? Répondez. — Non. — Vous avez donc envoé d’avance. Je l’aime mieux ainsi. Car si vous disiez oui sur le premier point, vous mentiriez sans pudeur ; mais en convenant de celui-ci, vous vous ôtez jusqu’à la ressource du mensonge. Une cupidité si ardente, si audacieuse, si téméraire, trouvera-t-elle grâce devant Aquillius et ses assesseurs ? Que signifie cette fureur aveugle, cette étrange précipitation, cette fougueuse impatience ? Violence, crime, brigandage, tout n’est-il pas là-dedans, tout, excepté la justice, la probité, l’honneur ? Vous envoyez avant l’ordre du prêteur. Dans quel dessein ? Vous saviez qu’il donnerait cet ordre ! Eh ! ne pouviez-vous pas attendre qu’il l’eût donné ? Vous alliez le demander ! Quand ? dans trente jours sans doute. Oui, s’il ne vous survenait aucun obstacle, si vous ne changiez point d’avis, si vous ne tombiez point malade, enfin si vous viviez. Le préteur l’eût accordé ! Je le crois ; mais il fallait pour cela qu’il le voulût, qu’il se portât bien, qu’il tînt l’audience, que personne n’arrêtât vos poursuites en consentant à fournir caution, et à courir les chances d’un jugement. Car je vous le demande au nom des dieux : si Alphénus, représentant de Publius, vous avait alors donné caution, s’il eût accepté des juges, s’il se fût soumis à tout ce que vous demandiez, qu’eussiez-vous fait ? Auriez-vous rappelé votre envoyé de la Gaule ? Mais déjà Publius aurait été chassé de son domaine ; un propriétaire aurait été arraché à ses foyers, à ses dieux pénates ; et pour comble d’outrage, c’est la main de ses propres esclaves, qui, sur un simple message de vous, aurait exercé contre lui ces violences. Auriez-vous donc réparé dans la suite ces torts irréparables ? Et vous osez attaquer en justice l’honneur et la vie d’un citoyen ! Ah ! rougissez plutôt de l’étrange aveuglement où vous a plongé votre impatiente avarice, lorsque, sans songer à tous les événements que l’avenir dérobe à notre prévoyance, vous avez placé sur les chances incertaines d’un temps qui n’était pas encore, l’espoir d’un forfait que vous ne vouliez pas différer. Et je parle en ce moment, comme si vous aviez eu le droit et le pouvoir d’employer la force pour déposséder Publius, quand même vous n’auriez envoyé qu’après l’ordonnance de saisie prendre possession du domaine.

XXVII. Oui, Aquillius, tout dans cette affaire montre la mauvaise foi soutenue de la puissance, aux prises avec la vérité sans appui. Comment le préteur vous a-t-il envoyé en possession ? Sans doute d’après son édit. Quels sont les termes du défi juridique sur lequel nous plaidons ? Si les biens de P. Quintius n’ont pas été possédés aux termes de l’édit du préteur. Revenons à l’édit. Comment ordonne-t-il que l’on possède ? N’est-il pas évident, Aquillius, que si Névius a possédé tout autrement que ne porte l’édit, il n’aura pas possédé aux termes de l’édit, et que ma cause est gagnée ? Voyons donc ce qu’il porte. Ceux qui seront entrés en possession d’après mon édit… Il parle de vous, Névius, s’il faut vous en croire ; car vous dites avoir possédé d’après l’édit. Il vous trace des règles de conduite, il vous instruit, il vous donne des leçons. Ceux qui seront entrés en possession d’après mon édit, se conduiront comme il est prescrit… Comment ? Ce qu’ils pourront garder convenablement sur les lieux, qu’ils le gardent sur les lieux. CE QU’ILS NE POURRONT Y GARDER, IL LEUR SERA PERMIS DE L’ENLEVER ET DE LE TRANSPORTER AILLEURS. Que lit-on encore ? ON N’AURA PAS LE DROIT DE CHASSER DE FORCE LE PROPRIÉTAIRE. Oui, celui qui se cache par mauvaise foi, celui que personne ne défend en justice, celui qui se joue de ses créanciers, le législateur défend qu’on le chasse malgré lui de son domaine. Au moment où vous allez entrer en possession, Névius, le préteur lui-même vous dit expressément : Possédez de manière que Publius possède avec vous ; possédez, mais sans user de violence envers Publius. Comment observez-vous cet ordre ? Je ne dis plus : Vous avez employé la violence contre un homme qui ne se cachait pas, qui avait à Rome sa maison, sa femme, ses enfants, son fondé de pouvoir, qui n’avait manqué envers vous à aucun ajournement. Ce n’est plus là ce que je dis. Je dis qu’un propriétaire a été chassé de son domaine ; qu’un maître a vu ses propres esclaves porter sur lui une main criminelle, à la face de ses dieux pénates ; je dis….

XXVIII. J’ai prouvé que Névius n’avait pas dit un mot de sa créance à Publius, quoiqu’ils vécussent ensemble et qu’il pût s’en expliquer tous les jours. J’ai fait voir que, par une odieuse préférence, et afin de perdre son adversaire, il avait mieux aimé affronter les difficultés de la procédure la plus épineuse, que de terminer en un jour une simple discussion d’intérêt, qui de son aveu a donné naissance a toute cette affaire. À cette occasion, je lui ai offert caution pour la somme qu’il disait lui être due, à condition que Publius recevrait pareillement caution, pour ce qu’il pourrait aussi avoir a réclamer. J’ai montré combien de ménagements il fallait employer avant de requérir la saisie contre un parent, et un parent qui avait à Rome sa maison, sa femme, ses enfants, un fondé de pouvoir, ami des deux parties. On veut qu’il y ait eu défaut : j’ai établi qu’il n’y avait pas même eu d’ajournement, et que le jour où l’on prétend qu’il en avait été consenti un, Publius n’était pas à Rome. C’est un fait dont je me suis engagé a produire des témoins, qui doivent le savoir, et qui n’ont aucun intérêt de mentir. J’ai démontré que les biens de mon client n’ont pu être possédés aux termes de l’édit, parce qu’il ne s’est ni caché pour frustrer ses créanciers, ni éloigné de ses foyers pour aller en exil. Restait à dire que personne ne l’a représenté en justice : j’ai soutenu qu’il a été parfaitement représenté, non par un étranger, ni par un plaideur et un intrigant de profession, mais par un chevalier romain, son parent et son ami, par celui-même auquel Névius avait coutume de laisser sa procuration. J’ai dit que son appel aux tribuns n’était pas un refus de se laisser juger ; que le crédit du fondé de pouvoir n’a pas mis en péril les droits de Névius ; que le crédit de Névius, au contraire, qui alors n’était que supérieur au nôtre, nous écrase maintenant et nous anéantit.

XXIX. J’ai demandé pourquoi les biens prétendus saisis n’ont pas été vendus, comment il se fait que de tant de créanciers aucun n’ait alors poursuivi Publius ; qu’aucun ne s’élève maintenant contre lui ; que tous, au contraire, s’intéressent à son triomphe ; et cela dans une cause ou les témoignages des créanciers doivent être du plus grand poids. J’ai confondu mon adversaire par ses propres actes, en rappelant qu’il s’est naguère déclaré l’associé d’un homme qui, à l’entendre aujourd’hui, ne comptait pas même alors au nombre des vivants. J’ai fait connaître son incroyable célérité, ou plutôt son audace inouïe ; j’ai démontré qu’il fallait, ou qu’une route de sept cents milles eût été parcourue en deux jours, ou que Névius eût envoyé des agents pour déposséder Publius, plusieurs jours avant de requérir du préteur l'autorisation de saisir. Ensuite j'ai lu l’édit qui défend, en propres termes, de chasser un propriétaire de son domaine ; et il est demeuré constant que Névius n’a point possédé d’après l'édit, puisque, de son aveu, Publius a été chassé de vive force. J’ai établi enfin que la saisie n’a pas été consommée, puisqu’elle doit embrasser, non une partie seulement, mais la totalité des biens qui peuvent être occupés et possédés. J’ai dit que Publius avait à Rome une maison, à laquelle Névius n’a pas même songé ; beaucoup d’esclaves dont il n’a pas saisi, dont il n’a pas touché un seul ; qu’ayant essayé de mettre la main sur l’un d’eux, il trouva de l’opposition et resta tranquille. Vous savez que dans la Gaule il n’est pas entré en possession des propriétés particulières de Publius ; et que, pour parler seulement du domaine dont il s’est emparé par l’expulsion violente de son associé, il n’en a pas chassé tous les esclaves qui appartenaient en propre à celui-ci : preuves évidentes, qui, approchées des autres paroles, des autres actions, des autres pensées de Névius, démontrent qu’il n’a jamais eu, et n’a encore aujourd’hui, d’autre but que d'usurper en entier, à force de violence, et en abusant des formes de la justice, une propriété commune.

XXX. Je finis, Aquillius ; mais la nature de la cause et la grandeur du danger forcent P. Quintius de vous supplier, vous et vos assesseurs, de vous conjurer, au nom de sa vieillesse et de l’abandon où vous le voyez, de n'écouter en ce moment que votre bonté naturelle. Il a pour lui la vérité, et il espère que sa détresse sera plus puissante pour exciter votre compassion, que le crédit de son adversaire pour armer votre rigueur. Du jour ou nous avons paru devant un juge tel que vous, nous avons commencé à braver leurs menaces, qui auparavant nous faisaient trembler. S’il ne s’était agi que de comparer entre elles les deux causes opposées, il ne nous eût pas été difficile de prouver la bonté de la nôtre à quelque juge que ce fût. Mais dès qu’on met dans la balance les deux manières de vivre, il nous était indispensable de vous avoir pour juge, Aquillius. Il s’agit, en effet, de décider si la sévère économie d’une vie simple et rustique pourra se défendre contre le luxe et la licence ; ou si elle doit être livrée nue, dégradée, dépouillée de tout ce qui faisait son ornement, aux outrages de l’insolence et de l’avarice. Publius ne compare pas son crédit au vôtre, Névius ; il ne vous dispute pas la supériorité des richesses et de l’opulence ; il vous abandonne tous les talents qui vous ont rendu grand. Il avoue qu’il ne possède pas comme vous le don de la parole ; qu’il ne sait point conformer son langage aux circonstances, ni passer de l’amitié malheureuse à une amitié nouvelle, mais triomphante ; qu’il ne vit point dans la profusion ; qu’il n’ordonne point un festin avec luxe et magnificence ; que sa maison n’est point fermée à l’honneur et à la vertu, ouverte ou plutôt prostituée à la cupidité et aux plaisirs ; que les devoirs de la société, la bonne foi, l’ordre, une vie dure et austère firent toujours ses délices ; qu’au reste le système opposé est bien meilleur, et a tout l’avantage dans le siècle où nous sommes. Il le sait ; mais il ne croit pas pour cela, que la fortune et l’existence des gens de bien doivent être livrées à la merci de ceux qui ont renoncé aux principes de l’honneur pour amasser et dissiper comme Gallonius, et se sont même enrichis de qualités que Gallonius n’avait pas, l’audace et la perfidie. S’il est possible de vivre sans l’agrément de Névius ; s’il est une place parmi les citoyens pour celui que Névius n’y veut pas laisser ; s’il est permis à Publ. Quintius de respirer, contre la volonté souveraine de Névius ; si, protégé par votre justice, il peut défendre contre une insolente usurpation ce qu’il s’est procuré par une vie modeste, ce malheureux, cet infortuné peut espérer enfin la tranquillité et le repos. Mais si Névius peut tout ce qu’il voudra, et qu’il veuille tout ce que la justice réprouve, que reste-t-il à faire ? quel dieu faut-il invoquer ? de quel mortel implorer le secours ? quelles plaintes, quels gémissements pourront égaler une telle infortune ?

XXXI. Il est malheureux d’être dépouillé de tous ses biens ; plus malheureux de l’être injustement : il est affligeant d’être trompé ; plus affligeant de l’être par un de ses proches : c’est une calamité de perdre sa fortune ; c’en est une plus grande de perdre en même temps son honneur : il est cruel d’être égorgé par un adversaire courageux et honorable ; plus cruel de l’être par celui qui a prostitué sa voix à crier dans les encans ; on s’indigne d’être vaincu par un égal, ou un supérieur ; on s’indigne davantage de l’être par un rival abject et dégradé : il est déplorable d’être livré, avec tout ce qu’on possède, à la discrétion d’autrui ; plus déplorable de l’être à son ennemi : il est affreux d’avoir à plaider pour sa vie ; plus affreux de plaider avant son accusateur. Publius a jeté les yeux de tous côtés, essayé tous les moyens de salut ; il n’a pu trouver aucun préteur qui lui rendit justice, ou qui lui permît de faire valoir ses droits comme il lui convenait. Souvent il s’est jeté aux pieds des amis de Névius, et, longtemps prosterné devant eux, il les a suppliés, au nom des dieux immortels, ou d’employer avec lui les voies de la justice, ou, si l’injustice était ce qu’ils voulaient, de l’en accabler sans le flétrir. Il a subi jusqu’aux regards superbes de son cruel ennemi ; il a serré, les larmes aux yeux, cette main dont Névius trace, dans des actes barbares, la ruine de ses proches. Il l’a conjuré, par les liens qui l’unissent à la famille de Quintius, par le nom sacré de sa femme et de ses enfants, dont Publius est le plus proche parent, par la cendre inanimée de Caïus, d’ouvrir enfin son cœur à la pitié ; de voir en lui, sinon un allié, du moins un vieillard ; de respecter, sinon l’homme, du moins l’humanité ; de lui imposer toutes les conditions qu’il voudrait, mais de lui laisser l’honneur. Repoussé par Névius, dédaigné par ses amis, rebuté par tous les magistrats avec la dureté la plus effrayante, il n’a que vous désormais qu’il puisse implorer ; c’est à vous qu’il recommande sa personne, sa fortune, son existence ; il remet en vos mains son honneur et l’espoir des jours qu’il a encore à vivre. Abreuvé d’humiliations, poursuivi par l’injustice, ce n’est point un homme déshonoré, c’est un malheureux qui se jette entre vos bras. Chassé violemment d’un riche domaine, accablé des plus sanglants outrages, il a vu ce nouveau maître établi dans l’héritage de ses pères, tandis que lui-même ne pouvait former la dot de sa fille. Il a souffert tous ces maux, et il n’a rien fait qui démentit sa conduite passée. Il vous demande donc en grâce, Aquillius, de pouvoir remporter de votre tribunal cette réputation honorable, avec laquelle il y est venu au déclin de son âge. Que celui dont la probité ne fut jamais équivoque, ne voie pas, à soixante ans, son nom voué au déshonneur et flétri de la tache la plus honteuse ; qu’il ne soit pas donné à Sextus Névius de s’approprier la fortune d’un tel homme, comme une dépouille ennemie, et de vous arracher une sentence qui empêche que l’estime publique, après avoir conduit Publius jusqu’à la vieillesse, ne l’accompagne jusqu’au tombeau.


NOTES
SUR LE PLAIDOYER POUR P. QUINTIUS.

I. Caii Aquilii. C. Aquillius avait été nommé par le préteur Dolabella pour juger ce procès. Dans les causes civiles, le préteur jugeait par lui-même, ou désignait un juge pris dans la liste, qu’il dressait en entrant en charge, de citoyens ayant droit de siéger dans les tribunaux. Le juge, ainsi désigné, prenait pour assesseurs des jurisconsultes de son choix, qui avaient voix consultative, mais non délibérative.

II. De fortunis omnibus. Le mot fortunæ comprend ici non-seulement les biens, mais encore l’état, l’honneur et l’existence civile de P. Quintius.

Priore loco causam dicere. Cicéron est forcé de parler le premier, parce que son client est demandeur. Il est demandeur, parce qu’il attaque Névius en nullité de la saisie que celui ci prétend avoir faite de ses biens. Comment donc Hortensius est-il accusateur ? C’est que pour prouver la validité de la saisie, il accusera Publius d’avoir manqué à un ajournement, et de s’être enfui pour éviter les poursuites de son créancier.

Quum de re. La question soumise au jugement d’Aquillius se réduisait à ceci : Publ. Quintius a t-il perdu son honneur ? ou en d’autres termes : A-t-il laissé prendre défaut contre lui et saisir ses propriétés ? Le fond de l’affaire, au contraire était ceci : Publius est-il, ou non, débiteur de Névius ? C’est ainsi que les formes de la procédure influent sur le résultat d’un procès. Névius, en faisant juger d’abord la question de probro, ajournait la véritable question, celle de savoir si Publius lui devait de l’argent. S’il triomphait dans le premier débat, cette question fondamentale se trouvait préjugée en sa faveur, avant d’avoir été plaidée.

III. Atriis Liciniis. Les portiques de Licinius, atria Licinii, étaient un lieu où les crieurs publics se rassemblaient pour faire les ventes à l’encan. Turnebe veut que ces atria fussent dans le forum, et par conséquent appartinssent a la république. Desjardins, dans les Addenda à son excellent Commentaire des premiers discours de Cicéron, soutient, au contraire, et semble prouver, qu’ils faisaient partie de la maison de Licinius (sans doute Licinius Crassus). Vitruve, Vr, 8, nous apprend en effet que, dans les maisons particulières il y avait des parties réservées au seul propriétaire, et d’autres ouvertes au public. Il n’est pas étonnant que celles-ci servissent à des ventes qui rassemblaient un nombreux concours de peuple. C’était pour ces grands de Rome, dont la vie était tout extérieure et toute politique, un moyen de s’entourer de leurs concitoyens et de se populariser. Au reste, cela n’empêche pas qu’il ne pût y avoir aussi autour du forum des lieux destinés aux encans, atria auctionaria. Il est même certain qu’il se faisait des enchères aux bureaux des banquiers, dont il sera question note 14.

Ad Castoris quæsisset. La dette de Caïus avait été contractée dans les Gaules en monnaie du pays, et elle devait être acquittée à Rome en espèces romaines. Il fallait donc fixer le cours du change, et, pour cela, consulter les banquiers, argentarios, qui avaient leurs comptoirs au forum près du temple de Castor. — Ad denarium. Le denier était une monnaie d’argent valant quatre sesterces. Il est nommé ici pour désigner en général les espèces ayant cours à Rome, par opposition à celles des Gaules.

V. Res esse in vadimonium cæpit. Quand les parties ne pouvaient s’arranger à l’amiable, soit entre elles, soit par la médiation de leurs amis, elles prenaient l’engagement mutuel de comparaître, à un jour fixé, au tribunal du préteur. Cet ajournement s’appelle vadimonium. Celui qui le requiert est dit vadimonium postulare ou vadari ; celui qui le consent, vadimonium promittere. S’y rendre, ou comparaitre en justice, vadimonium sistere, vel obire ; y manquer, ou faire défaut, vadimonium deserere.

VI. Vada Volaterrana. Volaterre, ville d’Étrurie à vingt-cinq milles de la mer en allant vers Sienne, maintenant Volterra. Le territoire de cette ville s’étendait jusqu’à la mer, sur le bord de laquelle étaient des gués, ou endroits couverts d’une eau peu profonde.

Ad tabulam Sextiam. Ce Sextius était probablement un des banquiers, argentarii, dont parle Savary dans le Dictionnaire de Commerce. « Il y avait, dit-il, des espèces de banquiers chez les Romains, mais dont l’emploi et les fonctions avaient bien une autre étendue que celles des banquiers d’aujourd’hui. Ils étaient des officiers publics qui réunissaient, pour ainsi dire, les offices d’agents de change, de courtiers, de commissionnaires et de notaires, faisant le change, se chargeant de dépôts, se mêlant des achats et des ventes, et faisant tous les actes et écritures nécessaires pour tant de diverses fonctions. » Dans les enchères, ils tenaient registre des effets vendus, et en recevaient le prix. C’était à leur bureau qu’on se présentait pour constater un défaut de comparution devant le préteur. Leurs livres faisaient foi en justice. — À la seconde heure, c’est-à-dire, dès le matin ; car on sait que les Romains comptaient douze heures du lever au coucher du soleil.

Ex edicto. Toutes les fois que cette expression se retrouvera dans ce discours, il faut l’entendre de l’édit que le préteur de la ville publiait chaque année en entrant en charge, et par lequel il déclarait quels seraient les principes de sa jurisprudence en matière civile.

Appellantur tribuni. Ceci se passait sous la domination du parti de Marius, par conséquent avant que les tribuns du peuple eussent été dépouillés de leurs privilèges par Sylla.

VIII. Quod ab eo petat. Ce sont les premiers mots de la formule (ou article de l’édit du préteur), ainsi conçue : Quod ab eo petetur, cujus, ex edicto prætoris romani, bona dies XXX possesa erunt, ejus rei nomine judicatum solvi satisdare jubebo. (Note de Desjardins. )

Sponsionem cum Nævio facere. Comme Publius ne voulait point fournir une caution pure et simple, telle que la demandait Névius, le préteur ordonne qu’il attaquera celui-ci en nullité de la saisie : c’est ce qu’il faut entendre par les mots sponsionem cum Nævio facere, si sua bona, etc. Sponsio signifie proprement pari, gageure, promesse de perdre telle ou telle somme, si ce qu’on affirme n’est pas vrai. En justice, c’est un acte par lequel chacune des parties, ou l’une d’elles seulement, s’engage pour une somme déterminée.

IX. Te judicem, C. Aquilli, sumsit. C’est le préteur qui désignait le juge ; mais en ne le récusant pas, les parties étaient censées l’avoir choisi elles-mêmes.

Qui pro capite diceret. Cicéron emploie ici les mots pro capite diceret, qui indiquent ordinairement un procès criminel, et celui-ci n’était pourtant qu’une cause civile. Mais il y allait, pour Publius, de la perte de sa fortune et de ses droits ; et, s’il succombait, il était en quelque sorte capite deminutus, c’est-à-dire, dans une des acceptions de cette locution, mort civilement. L’expression est donc ici rigoureusement exacte.

X. Qui neque excogitare…. multa possum. Cicéron nous apprend, dans son Brutus, chap. 91, que sa complexion était très-faible et très-délicate, ce qui l’obligea, après deux ans de plaidoirie, de faire un voyage en Asie, pendant lequel il s’appliqua tout entier à l’étude de l’éloquence, et se fit un genre de déclamation moins véhément et moins fatigant pour sa poitrine, que celui qu’il avait eu jusqu’alors. 11 apprit aussi à l’école du célèbre Molon de Rhodes, à réprimer ce luxe et cette effervescence d’imagination, que lui-même a fait remarquer dans quelques endroits de ses premiers discours.

Certos mihi fines constituam. Il paraît, par tout ce paragraphe, que la méthode de diviser un plaidoyer en plusieurs points n’était pas généralement en usage. Cicéron dit ailleurs, dans son Brutus, chap. 88, qu’Hortensius avait deux choses qui n’étaient qu’à lui : les divisions, par lesquelles il marquait les différentes parties de son discours ; les résumés, par lesquels il rappelait les arguments de son adversaire et les siens.

XII Tot et tales viros. Tant le juge et ses assesseurs, que les amis puissants qui venaient au tribunal appuyer Névius de leur présence.

XV. Magistri. En style judiciaire, on appelle magister celui qui était désigné par les créanciers, avec le consentement du préteur, pour présider à la vente publique des biens du débiteur insolvable. C’est à peu près ce qu’on nomme chez nous le syndic des créanciers.

XVII. Patrem familias. Pater familias ne signifie pas seulement un père de famille, dans le sens que nous attachons à ce mot ; il se dit en général de quiconque n’est pas en puissance d’autrui (sui juris est), quand même il n’aurait ni femme ni enfants, quand même il serait en bas âge.

Ad solarium. Pline, VI, 60, raconte que le premier cadran solaire fut apporté de Catane à Rome par Valérius Messala, et placé au forum à côté de la tribune aux harangues, l’an 492. Il paraît que cette partie de la place était une promenade fréquentée.

XIX. Ex edicto prætoris Remarquons ici que Cicéron ne dit pas, Névius n’a pu saisir les biens de mon client ; mais, il n’a pu les saisir aux termes de l’édit. C’est sur cette distinction que roule presque toute la cause.

Qui exsulii causa. Après les mots QUI EXSULII CAUSA SOLVM VERTERIT, la plupart des éditions de Cicéron offrent une lacune que Lambin remplit par les mots suivants, qu’il dit avoir trouvés dans des manuscrits, et qui, dans tous les cas, sont nécessaires au sens : Dici hoc de P. Quintio non potest. QUI ABSENS JUDICIO DEFENSUS NOX FUERIT. Ne is quidem.

Ex edicto fieri. La sentence par laquelle le préteur Burrhiénus avait autorisé la saisie ne pouvait être que conditionnelle. Il avait réglé, par son édit annuel, les conditions auxquelles un créancier pouvait saisir : c’était à celui-ci de s’y conformer, sous peine de nullité. C’est à tort que des commentateurs, qui ne comprenaient pas cette distinction, non fieri, sed ex edicto fieri, ont voulu changer le texte.

Illis dominantibus. On voulait donner à ce débat une couleur politique. Au moment où Cicéron parle Sylla est dictateur : Névius est un de ses partisans. Alphénus, au contraire, était partisan de Marius, et la faction de Marius dominait lorsqu’il se portait pour procureur de Publius. On en conclut qu’Alphénus abusait, pour opprimer Névius, de son influence dans le parti qui opprimait la république.

XXV. Kalendas intercalares. Depuis Numa jusqu’à Jules César, l’année romaine fut de trois cent cinquante jours, divisés en douze mois. Pour la faire concorder avec le cours du soleil, on intercalait tous les deux ans, entre février et mars, un mois de vingt-deux jours, et tous les quatre ans, un mois de vingt-trois jours. On sait que les kalendes étaient le premier de chaque mois. On comptait ainsi les derniers jours du mois précédent : V, IV, III avant les calendes, VEILLE des calendes. Entre le V et la veille, il n’y avait donc que deux jours francs.

Sebusianos. Les Sébusiens, ou Ségusiens, comme les nomme Strabon, étaient des peuples de la Gaule Celtique, dépendants des Éduens. Leur ville principale était Lyon. Ils occupaient ce qu’on a depuis appelé le Lyonnais, le Beaujolais, le Forez, partie de la Bresse et du Bourbonnais. (Desjardins.)

XXVII. Hoc dico. La fin, sans doute très-courte, de cette seconde partie est perdue, ainsi que toute la troisième et le commencement de la récapitulation.

XXIX. Bona possessa non esse constitui. Ici commence la récapitulation de ce que l’auteur avait traité dans la troisième partie.


XXX. Gallonii. Gallonius était, comme Névius, un crieur public enrichi, dont le luxe et la dépense étaient en quelque sorte passés en proverbe. Horace en parle dans ses Satires, II, 2, 47 ; et Cicéron, de Finibus, II, 8, cite des vers où Lucilius fait dire à Lélius le sage :

O Publi, o gorges, Galloni, es homo miser, inquit ;
Cœnasti in vit nunquam bene, quum omnia in ista
Consumis squilla, atque acipensere cum decumano.

Ne… arbitratu quidem suo poslularet. Souvent on pouvait intenter diverses actions pour une seule cause, et le demandeur pouvait choisir celle dont il voulait se servir. Par exemple, lorsqu’il s’agissait d’un vol, le demandeur pouvait redemander simplement ce qui lui appartenait, rei vindicatione ; ou le redemander comme un vol, condictione furtiva ; ou enfin poursuivre la peine du délinquant, qui était du double de la valeur de la chose volée, pour un vol non manifeste, et du quadruple pour un vol manifeste, c’est-à-dire, où le voleur avait été pris sur le fait. Celui à qui on avait empêché de force l’entrée de sa propre maison, avait de même double action, action d’injure, ou action de violence ; et ainsi du reste. Le demandeur ayant choisi son action, priait le préteur de lui permettre de l’intenter à sa partie. Cette permission obtenue, il exposait sa prétention selon la formule propre à l’action qu’il intentait ; par exemple, Aio fundum, quem possides, meum esse ; ou, Aio te mihi dare, facere oportere ; ou comme dans l’affaire de Quintius, Nego te bona mea possedisse ex edicto prœtoris. Chaque action avait sa formule, à laquelle on ne pouvait ni ajouter ni retrancher un seul mot, sous peine de perdre sa cause. Ces formules furent en usage au barreau jusqu’à Constantin, qui les abolit entièrement. (Extr. de Beaufort., Rép. Rom., t. iv, p. 134 et suiv.)