Plainte de la France à Rome sur l’assassinat de son ambassadeur

La bibliothèque libre.
Plainte de la France à Rome sur l’assassinat de son ambassadeur
Appendice des Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 367-372).


XII


(Voyez la Notice, p. 20.)
PLAINTE DE LA FRANCE À ROME
sur l’assassinat de son ambassadeur.
élégie.

C’est sous ce titre et avec la signature en toutes lettres de Fléchier que parut pour la première fois la pièce suivante, qui dans ces derniers temps a été généralement attribuée à Corneille[1]. Cette édition originale n’a ni frontispice, ni adresse, ni date ; mais imprimée avec soin et même avec luxe, et formant sept pages in-4o, elle a tous les caractères d’une publication officielle, et est ornée de fleurons de l’Imprimerie royale, ce qui ne laisse aucun doute sur son origine. Dès 1663, elle paraissait, avec la signature de Fléchier, aux pages 217 et suivantes du recueil intitulé : les Délices de la poésie galante, dont nous avons déjà eu occasion de parler (voyez ci-dessus, p. 175). M. Parrelle[2], qui ne connaissait point ces premières impressions, donne cette élégie comme « extraite d’un Recueil de pièces en prose et en poésie imprimé en Hollande en 1664. » Il veut sans doute parler d’un Recueil de quelques pieces nouvelles et galantes tant en prose qu’en vers… À Cologne, chez Pierre du Marteau, 1664, in-12. On y trouve en effet, aux pages 167 et suivantes, la Plainte de la France à Rome, par Monsieur Corneille. Élégie[3]. Mais ces impressions sans autorité ne peuvent prévaloir contre l’édition originale et officielle dont nous venons de parler. Cette pièce de vers a d’ailleurs toujours figuré dans les Œuvres complètes de Fléchier ; on la trouve à la page 151 de la première partie du tome V de l’édition publiée à Nîmes en 1782, et à la page 175 du tome IX de l’édition publiée à Paris en 1828. Ce n’est au contraire que depuis peu de temps qu’elle fait partie des éditions de Corneille. L’abbé Granet s’est gardé de l’admettre dans ses Œuvres diverses, et je la trouve pour la première fois, en 1817, dans l’édition des Œuvres complètes donnée par Ant.-Aug. Renouard. Si du reste on examine de près le style de ce morceau, on remarque que la facilité élégante avec laquelle il est écrit n’a aucun rapport avec la manière plus large, plus éloquente, mais moins dégagée et moins vive, et, pour tout dire en un mot, moins moderne, que nous observons chez notre poëte. — Nous reproduisons le texte qui a été attribué à Corneille par ses derniers éditeurs ; il diffère notablement de celui de l’impression originale (in-4o) et des éditions de Fléchier, et il a dix vers de moins à la fin.

Cette Plainte de la France a pour objet l’attentat des Corses de la garde d’Alexandre VII, qui, le 20 août 1662, tirèrent sur le carrosse du duc de Créqui, ambassadeur de France, dont ils tuèrent un page et blessèrent plusieurs domestiques. Le pape offrit à ce sujet toute espèce de réparation, et cette injure fut oubliée à la condition que des excuses seraient faites par le cardinal Chigi, neveu du saint-père, qui vint en effet les porter au Roi en 1664, et qu’une pyramide élevée à Rome constaterait la réparation accordée.


Lorsque sous le plus juste et le plus grand des princes
L’abondance et la paix régnent dans mes provinces,
Rome, par quel destin tes Romains irrités
Arrêtent-ils le cours de mes prospérités ?
Après avoir gagné victoire sur victoire, 5
Et porté ma valeur au comble de la gloire,
Après avoir contraint par mes illustres faits
Mes rivaux orgueilleux à recevoir la paix,
J’espérois d’établir une sainte alliance,
D’unir les intérêts de Rome et de la France, 10

Et de porter bien loin, par mes rares exploits,
La gloire de mes lis et celle de la croix.
Mon monarque, chargé de lauriers et de palmes,
Voyoit tous ses États et ses provinces calmes,
Et disposant son bras à quelque saint emploi, 15
Ne vouloit plus combattre et vaincre que pour toi.
Il t’offroit son pouvoir et sa valeur extrême ;
Mais tu veux l’obliger à te vaincre toi-même,
Et par un attentat et lâche et criminel,
Tu fais de ses faveurs un mépris solennel : 20
On voit régner le crime avec la violence,
Où doit régner la paix avecque le silence ;
On voit les assassins courir avec ardeur
Jusqu’au palais sacré de mon ambassadeur,
Porter de tous côtés leur fureur vagabonde, 25
Et violer les droits les plus sacrés du monde.
Je savois bien que Rome élevoit dans son sein
Des peuples adonnés au culte souverain,
Des héros dans la paix, des savants politiques,
Experts à démêler les affaires publiques, 30
À conseiller les rois, à régler les États ;
Mais je ne savois pas que Rome eût des soldats.
Lorsque Mars désoloit nos campagnes fertiles,
Tu maintenois tes champs et tes peuples tranquilles :
Tout le monde, agité de tant de mouvements, 35
Suivoit le triste cours de ses déréglements ;
Toi seule, dans le port, à l’abri de l’orage,
Tu voyois les écueils où nous faisions naufrage ;
Des princes irrités modérant le courroux,
Tu disposois le ciel à devenir plus doux ; 40
Et sans prendre intérêt aux passions d’un autre,
Tu gardois ton repos et tu pensois au nôtre.
Tu voyois à regret cent exploits inhumains,
Et tu levois au ciel tes innocentes mains ;
Tu recourois aux vœux quand nous courions aux armes : 45
Nous répandions du sang, tu répandois des larmes ;
Et plaignant le malheur du reste des mortels,
Tu soupirois pour eux au pied de tes autels.
Tu demandois au ciel cette paix fortunée,
Et tu me la ravis dès qu’il me l’a donnée. 50
À peine ai-je fini mes glorieux travaux,
Que tu veux m’engager à des combats nouveaux
Reine de l’univers, arbitre de la terre,

Tu me prêchois la paix au milieu de la guerre ;
J’ai suivi tes conseils et tes justes souhaits, 55
Et tu me fais la guerre au milieu de la paix.
Détruisant les erreurs et punissant les crimes,
J’ai soutenu l’honneur de tes saintes maximes ;
J’ai remis autrefois, en dépit des tyrans,
Dans leur trône sacré tes pontifes errants ; 60
Et faisant triompher d’une égale vaillance,
Ou la France dans Rome, ou Rome dans la France,
J’ai conservé tes droits et maintenu ta foi,
Et tu prends aujourd’hui les armes contre moi !
Quel intérêt t’engage à devenir si fière ? 65
Te reste-t-il encor quelque vertu guerrière ?
Crois-tu donc être encore au siècle des Césars,
Où parmi les fureurs de Bellone et de Mars,
Jalouse de la gloire et du pouvoir suprême,
Tu foulois à tes pieds et sceptre et diadème ? 70
Dans ce fameux état où le ciel t’avoit mis
Tu ne demandois plus que de grands ennemis ;
Et portant ton orgueil sur la terre et sur l’onde,
Tu bravois le destin des puissances du monde,
Et tu faisois marcher sous tes injustes lois 75
Un simple citoyen sur la tête des rois.
Ton destin ne t’offroit que d’illustres conquêtes,
Ta foudre ne tomboit que sur de grandes têtes,
Et tu montrois en pompe aux peuples étonnés
Des souverains captifs et des rois enchaînés. 80
Mais quelques grands exploits que l’histoire renomme,
Tu n’es plus cette fière et cette grande Rome :
Ton empire n’est plus ce qu’il fut autrefois,
Et ce n’est plus un siècle à se moquer des rois ;
On ne redoute plus l’orgueil du Capitole, 85
Qui fut jadis si craint de l’un à l’autre pôle ;
Et les peuples, instruits de tes douces vertus,
Adorent ta grandeur, mais ne la craignent plus.
Que si le ciel t’inspire encor quelque vaillance,
Va dresser tes autels jusqu’aux champs de Bisance ; 90
Anime tes Romains à quelque effort puissant,
Et va planter ta croix où règne le croissant.
Remplis les premiers rangs d’une sainte entreprise,
Et voyons marcher Rome au secours de Venise.
Pour tes sacrés autels toi-même combattant, 95
Commence ces exploits que tu nous prêches tant ;

Ou laisse-moi jouir dans la paix où nous sommes
D’un repos que je viens de procurer aux hommes.
J’ai vu de tous côtés mes ennemis vaincus,
Et je suis aujourd’hui ce qu’autrefois tu fus. 100
Les lois de mon État sont aussi souveraines ;
Mes lis vont aussi loin que tes aigles romaines ;
Et pour punir le crime et l’orgueil des humains,
Mes François aujourd’hui valent les vieux Romains.
L’invincible Louis, sous qui le monde tremble, 105
Ne vaut-il pas lui seul tous les héros ensemble ?
La victoire, sous lui ne se lassant jamais,
Lui fournit des sujets de vaincre dans la paix.
Dans ce comble d’honneur où lui seul peut atteindre,
Tout désarmé qu’il est, il sait se faire craindre ; 110
Il dompte ses rivaux et sert ses alliés,
Voit, même dans la paix, des rois humiliés.
Il auroit su venger tant de lois violées,
Et tu verrois déjà tes plaines désolées,
Tu verrois et tes chefs et tes peuples soumis ; 115
Mais tu n’as pas pour lui d’assez grands ennemis ;
Et dans le mouvement de gloire qui le presse,
Tu tiens ta sûreté de ta seule foiblesse.
Que n’es-tu dans le temps où tes héros guerriers
Eussent pu lui fournir des moissons de lauriers ! 120
Pour arrêter sur toi ses forces occupées,
Où sont tes Scipions, tes Jules, tes Pompées ?
Tu le verrois courir au milieu des hasards,
Affronter tes héros, et vaincre tes Césars,
Et par une conduite aussi juste que brave, 125
Affranchir de tes fers tout l’univers esclave.
Mais puisque ta fureur ne peut se contenir,
Après tant de mépris il faudra te punir :
La gloire des héros n’est jamais assez pure,
Et le trône jaloux ne souffre point d’injure. 130
Ne te flatte plus tant sur ton divin pouvoir :
On peut mêler la force avecque le devoir.
Des monarques pieux, des princes magnanimes
Ont révéré tes lois en punissant tes crimes ;
Ils ont eu le secret de partager leurs cœurs, 135
D’être tes ennemis et tes adorateurs,
De soutenir leur rang, et sauver leur franchise,
En se vengeant de toi, mais non pas de l’Église ;
Ils ont su réprimer ton orgueil obstiné

Sans choquer le pouvoir que le ciel t’a donné, 140
Et séparer enfin, dans une juste guerre,
Les intérêts du ciel d’avec ceux de la terre.
Sur l’exemple fameux de ces rois sans pareils
Inspire à mon héros ces fidèles conseils.
Prince, dont la valeur et la sagesse est rare, 145
Ménage ta couronne avecque ta tiare ;
Donne aux siècles futurs un exemple immortel ;
Garde les droits du trône et les droits de l’autel ;
Qu’à ton ressentiment la piété s’unisse.
Louis, fais grâce à Rome en te faisant justice ; 150
Pense aux sacrés devoirs d’un monarque chrétien ;
Fais agir ton pouvoir, mais révère le sien ;
Et mêlant au courroux le respect et la crainte,
Punis Rome l’injuste, et conserve la sainte.



  1. Nous devons nous accuser ici d’avoir partagé l’erreur commune dans un passage de la note 1 de la page 1 du tome VIII.
  2. Œuvres de Corneille, édition Lefèvre (1855), tome XII, p. 101, note 1.
  3. Bibliothèque impériale, Y 6121 A.