Plaisirs vicieux/L’Église et l’État

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L’ÉGLISE ET L’ÉTAT


I

La foi, la religion sont le but caché de la vie humaine ; ce sont elles qui donnent la force et l’énergie, qui impriment à la vie sa direction. Tout homme découvre pour lui-même cette signification qui est la base sur laquelle sa vie repose définitivement. Il est matériellement aidé dans cette recherche, la plus importante de toutes, par les efforts et les travaux réunis de l’humanité tout entière. À ce labeur continu, à ces résultats croissants, les hommes sont convenus de donner le nom de révélation. La révélation est donc ce qui vient en aide aux efforts de l’homme pour découvrir le sens caché de la vie ; définition qui explique implicitement les rapports de l’homme avec la foi.

Ceci étant établi, qu’y a-t-il de plus complètement, de plus manifestement absurde, que de voir des hommes soi-disant bien intentionnés, remuer ciel et terre pour obliger, leurs semblables à embrasser telle forme de révélation plutôt que telle autre ; de les voir possédés par cette idée fixe jusqu’à ce qu’elle soit réalisée, jusqu’à ce que ceux qui sont l’objet de leur ardente sollicitude consentent à accepter les formules précises qu’ils leur recommandent sans changement ni modification ; enfin de les voir maudire, mutiler, massacrer les dissidents toutes les fois qu’ils peuvent le faire avec impunité ? Qu’y a-t-il de plus incompréhensible que de voir une catégorie des gens ainsi proscrite, persécutée, traquée jusqu’à la mort, en foire autant dès que l’occasion se présente et à son tour anathématiser, torturer, égorger hommes et femmes réfractaires ? Ainsi tous se maudissent solennellement, s’acharnent les uns contre les autres, se massacrent au nom d’un principe, auquel tous les hommes doivent croire comme ils y croient et pas autrement,

Je suis resté, tout d’abord, confondu devant cette manifeste absurdité, cette contradiction évidente qui ne mènent cependant pas à la destruction de toute croyance. N’est-il pas étrange, pour ne pas dire plus, me suis-je demandé bien des fois, que les hommes gardent la foi dans ces conditions extraordinaires et soient dupes de ces tromperies grossières ? Au point de vue général, la chose est positivement incompréhensible et constitue une preuve irréfragable de la vérité du principe philosophique qui prévaut actuellement dans le monde, savoir, que toute foi est déception et que tout ce qui en sort est superstition. En considérant les choses à ce point de vue, qui est le point de vue général, moi aussi j’ai été irrésistiblement amené à croire que toutes les croyances sont des duperies.

Mais, poussant plus loin l’investigation, il m’a bien fallu admettre qu’au fond de toutes ces tromperies, bien loin au-dessous de la surface, il y a quelque chose qui est éternellement vrai, positif et ne ment pas.




II


Comment, pourquoi, à qui peut-il être nécessaire qu’une tierce personne non seulement croie mais encore proclame sa croyance dans la doctrine que vous ou moi, nous considérons comme la vraie ? L’homme vit-il ? Du moment qu’il vit, il connaît la signification de la vie, il a défini ses rapports avec Dieu, il a découvert la vérité des vérités. L’expression de ces rapports peut varier suivant les peuples, les temps, les pays, mais ils restent, dans leur essence, une seule et même chose, car nous sommes tous des hommes et des frères.

Quel motif, quelle ardeur, quelle nécessité peut-il y avoir, qui me force à insister pour qu’une personne quelconque exprime ce qu’elle croit être la vérité, définisse ses rapports avec la divinité, précisément dans les mêmes termes que je le fais ? Je ne puis la forcer à changer sa croyance, par des moyens violents, par la ruse, par la supercherie (pseudo-miracles). Si sa croyance est sa vie même, si la proposition est une de celles auxquelles il est impossible de refuser son assentiment, comment pourrions-nous songer sérieusement à le priver de tout cela, et proposer de lui donner autre chose à la place ? Je pourrais tout aussi bien lui retirer le cœur, et offrir amicalement d’en mettre un autre et un meilleur à la place.

Cela pourrait encore se faire si la croyance n’était qu’un mot vide de sens et non la base solide de l’existence humaine.

Mais cette intervention est également impossible pour une autre raison : il n’est pas admissible de tromper un homme ou de le forcer à croire ce qu’il ne croit pas, parce que celui qui croit (c’est-à-dire celui qui a déjà déterminé et réglé ses relations avec Dieu et qui comprend en conséquence que la foi est la relation de chaque homme avec Dieu) ne saurait déterminer les relations d’un autre homme avec Dieu, surtout par la ruse et la violence.

Cela, je le maintiens, est impossible, et, cependant, au vu de tous, c’est précisément ce que l’on fait actuellement, ce qui a été pratiqué toujours et partout dans les temps passés.

Expliquons-nous : la chose est impossible et cependant quelque chose de tout à fait semblable a été et est encore perpétré : les hommes obligent leurs frères à montrer un semblant de foi que ces derniers acceptent contre leur gré ; cette simulation n’est qu’une imposture. Une croyance réelle ne peut être imposée à personne. L’acceptation de cette croyance par d’autres ne peut être le résultat de considérations extrinsèques, telles que la violence, la ruse, l’amour du lucre.

Ce que les hommes propagent par des moyens de violence et acceptent par crainte ou par cupidité n’est pas la foi, mais une contrefaçon de la foi. Et cette contrefaçon était la base des conditions des sociétés d’autrefois.




III


En quoi consiste cette apparence ou cette contrefaçon et sur quoi est-elle fondée ? En quoi influence-t-elle le trompeur et la dupe ? Laissant de côté le brahmanisme, le bouddhisme et l’islamisme, je me bornerai à parler du christianisme comme étant la croyance la mieux connue de nous, celle qui nous est la plus nécessaire et la plus chère.

Dans le christianisme tout l’édifice de cette supercherie s’appuie sur l’interprétation fanatique de la signification, du but et de la mission de l’institution qui a nom l’Église, interprétation qui ne repose sur rien et dont l’extrême absurdité est la première chose qui frappe celui qui se met à étudier les origines du christianisme. Parmi toutes les notions, tous les termes impies qui ont été forgés, il n’en existe pas de plus impies que ceux qui se rapportent à l’Église. Nulle autre idée n’a jamais fait naître des maux aussi considérables, nulle autre ne s’est montrée aussi outrageusement et cruellement ennemie des enseignements du Christ que celle de l’Église.

Au fond, le mot « ecclesia » signifie simplement communauté et il est employé, dans ce sens, dans les Évangiles. Dans les langues de tous les peuples modernes, le terme « ecclesia » signifie une maison où l’on prie ; et bien que la fourberie ecclésiastique dure depuis quinze cents ans, dans aucune langue, on n’a trouvé une autre signification au mot « ecclesia ».

À en juger par les définitions des prêtres, auxquels la fourberie ecclésiastique était nécessaire, le terme dont il s’agit parait constituer une formule algébrique servant de préface et qui signifie ceci : « Tout ce que l’Église proclamera maintenant sera la vérité, la pure, la simple, l’absolue vérité ; si vous prétendez la repousser comme indigne de créance, nous vous brûlerons, nous vous maudirons, nous vous causerons des maux de toutes sortes. »

Cette déclaration est un sophisme nécessaire en vue d’atteindre certains buts et il n’est admis que dans les cercles intéressés à la chose. Non seulement dans le peuple, mais même dans ce que l’on nomme la « bonne société », chez des personnes possédant de l’éducation et un esprit cultivé, bien qu’elles aient été saturées des doctrines du catéchisme, nous cherchons en vain cette notion. Il semble que ce soit une simple porte des temps, une peine inutile que d’examiner sérieusement les prétentions contenues dans l’exposé ci-dessus mentionné ; si je le fais cependant, c’est seulement pour les personnes nombreuses et influentes qui soutiennent délibérément ces prétentions comme étant de la dernière importance, et qui refusent de voir que la déclaration de principe en question est absolument fausse, trompeuse, pernicieuse.




IV


Quand on définit « l’Église », en disant que c’est une assemblée de vrais croyants, cela ne modifie en rien l’ensemble de nos idées ; de même si j’affirme qu’un chœur d’église est un corps exclusivement composé de vrais musiciens, je n’ai pas fait autre chose que d’expliquer ce que j’entendais par les mots « vrais musiciens ».

En faisant des recherches, nous découvrons que la théologie définit les vrais croyants comme étant tous ceux qui acceptent les enseignements de l’Église, c’est-à-dire qui sont dans le giron de l’Église.

Sans nous arrêter à considérer le fait qu’il existe une centaine au moins de professions de foi de ce genre, nous dirons que la définition dont il s’agit ne définit réellement rien, laisse les choses au point où elles en étaient auparavant, exactement de même que la définition du chœur d’église. Mais, en examinant les choses d’un peu plus près, nous arrivons à discerner la queue du serpent caché derrière cette grande abondance de mots.

L’Église, en vérité, est la vraie Église ; elle est une et indivisible, composée de pasteurs et d’un troupeau, et chacun de ces pasteurs, tous désignés par Dieu lui-même, enseigne cette unique doctrine : « Secourez-moi, ô mon Dieu ! toute chose enseignée par mes collègues et par moi-même est pure vérité. »

Voilà tout le procédé. Au-dessus et au-dessous de tout cela il n’y a rien. La fourberie tout entière est contenue dans le mot « Église » et dans le sens qui y est attaché, et la principale signification de la tromperie gît dans ce fait qu’elle met en lumière, savoir qu’il existe une nombreuse classe de gens animés d’une ardeur maladive qui les pousse à vouloir faire entrer leurs croyances dans l’esprit des autres.

D’où vient ce désir insensé d’endoctriner ses frères ? Vraiment, si ces gens étaient en possession de la vérité ils sauraient que cette croyance n’est rien autre chose que le sentiment de la signification cachée de la vie elle-même, qu’elle établit les rapports de chaque individu entre lui-même et Dieu, et que cette foi ne peut être en conséquence enseignée ; que ce qu’ils peuvent faire entrer et ce qu’ils font entre dans l’esprit des autres, ce n’est pas la foi, mais un simulacre de foi. Malgré cela ils persistent à enseigner leur doctrine.

Pourquoi le font-ils ? La réponse est tout indiquée ; c’est parce que les prêtres manquent de pain et d’œufs et parce que l’évêque a besoin d’un plat délicat, d’un vêtement de soie.

Cette réponse est encore incomplète. Elle indique assez exactement, sans nul doute, ce qui continue à provoquer sans cesse la fraude ; mais si nous essayons, en nous appuyant sur ce motif d’ordre inférieur, d’expliquer comment il se fait qu’un homme prenne sur lui d’égorger un autre homme contre lequel il n’avait aucun grief, même pas ombre de malveillance, nous reconnaîtrons immédiatement combien cette explication est insuffisante.

Nous devrions, en effet, admettre que celui de ces deux hommes qui met les gens à mort, le fait parce qu’il reçoit une récompense, ce serait une explication pas plus satisfaisante que celle consistant à affirmer que quand un archevêque remplit de foin des sacs et les appelle les reliques des saints, il est incité à le faire exclusivement par le désir de recevoir ses trente mille roubles annuels. Dans ce dernier cas tout comme dans le précédent, les actes mis en discussion sont trop horribles, trop contre nature, pour être expliqués par un mobile si simple, si apparent, si bas. Le clergé expliquera sa conduite en présentant une formidable série d’arguments, principalement tirés de la tradition historique. « Il est absolument nécessaire, dira-t-il, que certaines catégories de gens soient mises à mort ; les gens en question ont été exécutés à toutes les époques de l’histoire du monde, on pourrait même dire depuis que l’homme a paru sur la terre. Si je refuse de faire ce « travail », un autre le fera à ma place. Avec l’aide de Dieu, je le ferai mieux que tout autre ! »

L’archevêque tiendra un langage analogue : « Le culte extérieur de Dieu, affirmerait-il, est une nécessité. Depuis que le monde a été créé les reliques des saints, des hommes pieux ont été vénérées. Les reliques déposées dans les souterrains des saints monastères sont présentement vénérées de la sorte ; le peuple fait jusqu’ici de pieux pèlerinages. Si je n’étais pas le gardien de ces objets, le chef spirituel de ce diocèse, un autre le serait à ma place. J’espère donc, avec l’aide de Dieu, disposer d’une manière plus religieuse que quiconque des fonds réalisés au moyen de cette fraude impie. »




V


Afin de comprendre à quel point la croyance ainsi prêchée et propagée dénature la foi, il nous faut remonter à la source du christianisme même et noter soigneusement ce que nous y trouverons. Je ne traiterai pas ici des découvertes nouvelles, historiques ou critiques, mais simplement de ce que nous savons tous sur le christianisme.

Si nous remontons à la source de la doctrine chrétienne, aux Évangiles, nous constatons l’existence d’un principe qui exclut complètement le culte extérieur, qui le condamne, qui répudie de la manière la plus claire et la plus positive le prosélytisme de tout genre. Plus nous nous éloignons des premiers âges du christianisme, plus nous nous rapprochons de notre époque, plus devient marquée la déviation des enseignements acceptés et leur éloignement de ces simples principes posés par le Christ lui-même.

Cet écart a commencé à se produire du vivant des apôtres et a été particulièrement favorisé par Paul, qui était extrêmement enclin au prosélytisme et aux prédications. Plus le christianisme s’est répandu, plus ces divergences se sont accentuées, jusqu’au moment où il a adopté, comme méthodes faisant partie de son bagage, le culte extérieur, l’enseignement régulier et la prédication, que le Christ lui-même avait répudiés avec tant d’éclat et d’énergie.

Durant ces âges primitifs cependant, le mot « Église désignait tous ceux qui partageaient cette croyance que je regarde encore comme essentiellement vraie, et qui l’a été tant qu’on n’a pas essayé de définir cette croyance par des mots. La foi ne peut être exprimée en paroles. On n’a commencé à le faire qu’à l’apparition des premiers schismatiques, sous le règne de Constantin, au concile de Nicée. C’était une simple notion n’ayant pas dépassé la phase embryonnaire de son évolution.

À partir de l’époque de Constantin et du concile de Nicée, elle a pris corps et s’est définitivement constituée pour devenir matière à tromperie. Ce fut là l’origine d’une longue série d’impostures imaginées par les archevêques en ce qui concerne les reliques, par de simples prêtres en ce qui concerne l’Eucharistie, les miraculeuses icônes de la Vierge, etc., etc., impostures qui nous stupéfient et nous font horreur maintenant et qui ne peuvent être expliquées d’une manière satisfaisante par le seul appât du gain honteux convoité et obtenu par leurs auteurs. Cette supercherie est fort ancienne et elle n’a pas été imaginée par des particuliers dont le seul vice était un amour désordonné et peu scrupuleux pour le gain.

Les causes qui ont amené cette imposture sont de nature mauvaise. « Par leurs fruits vous les connaîtrez. » C’est la haine, l’orgueil humain, enfin un mal incomparablement plus grand que tous les autres : l’alliance impie des chrétiens avec le pouvoir temporel.

L’empereur Constantin qui a personnifié ce pouvoir, qui avait atteint à cette époque, — suivant les notions païennes, — le sommet de la puissance humaine, donna l’exemple à tous ses sujets, convertit le peuple, aida à persécuter les hérétiques et, par un concile œcuménique établit un dogme chrétien « seul vrai et indivisible ».

C’est de la sorte que fut fixé le dogme chrétien catholique, pour tous les temps et pour tous les pays.

Il était si naturel de s’en laisser imposer que, même à l’heure présente, le peuple continue à croire aux effets salutaires de cet événement de la dernière importance. Et cependant, interprété à l’aide des lumières du simple raisonnement non obscurci par les préventions théologiques, le résultat de cet événement fut que la majorité des chrétiens abjura sa foi à ce moment-là. Ce fut là le moment de la ligne de partage des eaux, celui où la cohorte et la file des chrétiens tournèrent de droite à gauche et retournèrent au paganisme.

Charlemagne et Vladimir ont rallié les hésitants.

Quant aux peuples, ils ont continué à marcher fermement dans la même direction. La fourberie ecclésiastique a consisté dans l’adoption du christianisme par le pouvoir temporel, acte qui n’était désirable et utile que pour ceux qui comprenaient la lettre du christianisme, mais n’en comprenaient pas l’esprit.

Enfin la consécration du pouvoir de l’État par le christianisme est une impiété ; c’est plus qu’une impiété : c’est la ruine du christianisme lui-même.





VI


Après avoir vécu quinze cents ans dans l’union sacrilège entre le pseudo-christianisme et l’État, il faut que l’humanité fasse des efforts violents pour oublier tous les sophismes spécieux au moyen desquels, pendant cette période prolongée, les enseignements du Christ ont été tronqués, faussés et contournés dans le but d’imaginer des arguments pour prouver la légalité et la sainteté de l’État et la possibilité pour lui de devenir vraiment chrétien. Sous cet amas de sophismes il y a le fait brutal que ces mots « État chrétien » ont à peu près autant de signification que pourraient en avoir les termes « glace chaude » « ou glace brûlante ». Il n’y a de possible qu’une seule de ces deux alternatives : ou bien il n’y a pas d’État ou bien il n’y a pas de christianisme.

Pour comprendre pleinement la vérité de cet exposé, il nous faut tout d’abord nous débarrasser de toutes les notions fantaisistes que l’on a pris si grand soin de faire entrer dans nos esprits depuis l’enfance et nous poser cette question : quel est le but et l’objet des prétendues sciences, de l’histoire et de la jurisprudence qui nous sont enseignées avec autant de sollicitude que si elles contenaient les secrets de la longévité et du bonheur ?

En réalité, « ces sciences » n’ont aucune base scientifique ; elles ne constituent rien autre chose qu’une apologie déguisée, mais laborieuse, de la violence et de la force brutale.

Laissant de côté l’histoire de toutes les autres nations, jetons un coup d’œil sur celle de l’État qui a été le premier à faire alliance avec le christianisme.

À Rome, nid de voleurs de grand chemin, solidement établis avec le temps, des hommes se sont enrichis grâce au vol, au meurtre, aux violences de toutes sortes et sont devenus si puissants qu’ils ont subjugué des nations tout entières. Ces brigands et leurs descendants, conduits par des chefs, communément appelés Césars, ont tué et pillé des populations dans le but d’assouvir leurs passions.

L’un des héritiers de ces chefs de brigands, du nom de Constantin, ayant lu un grand nombre de livres et satisfait ses passions par une vie de plaisirs, en arriva à cette conclusion : qu’il préférait certains dogmes chrétiens à ses anciennes croyances, c’est-à-dire la messe aux sacrifices humains, un seul Dieu et son fils le Christ au culte de Jupiter, de Vénus et d’Apollon. Il donna en conséquence des ordres pour que cette croyance fût introduite et répandue dans le peuple placé sous sa domination.

« Vous savez que les Princes des gentils exercent une domination sur eux… Mais il n’en sera pas de même parmi vous… Tu ne tueras pas ; tu ne commettras pas l’adultère ; tu n’amasseras pas des trésors sur la terre… Ne jugez pas, ne résistez pas au mal, » dit l’Évangile.

Nul n’a porté son attention sur ces préceptes, mais ce qui lui a été dit par ceux dont le devoir était de faire ressortir les principaux dogmes du Christ, équivalait pratiquement à ceci :

« Vous voulez vous appeler chrétien et continuer en même temps à être un chef de voleurs, à frapper, à brûler, à faire la guerre, à vivre dans les débordements, à égorger, à vivre dans une luxurieuse mollesse ? Tout cela est assez faisable. »

Les Césars ont donc ajusté le christianisme à leurs besoins et à leurs vices en l’arrangeant d’une manière si agréable qu’on n’aurait pu faire mieux.

Ils ont été cependant assez sagaces, pour prévoir qu’en lisant le Nouveau Testament, le peuple s’apercevrait douloureusement parfois de ce que la nouvelle croyance exigeait réellement de ceux qui l’embrassaient, savoir : une vie chrétienne et non pas seulement des temples et de fréquentes visites à ces temples. Ils ont prévu le cas et y ont pourvu en ajoutant au christianisme et en y retranchant avec tant d’ingéniosité ce qu’il fallait pour cela que le peuple a pu continuer à se dire chrétien en vivant comme un païen et sans se douter qu’il y avait contradiction entre sa profession de foi et ses actes.

D’un côté il était évident que le Christ était venu exclusivement dans le but de racheter lui et tous les hommes ; d’un autre côté, le fait que le Christ était mort donnait à Constantin le droit de vivre en harmonie avec ses goûts. Bien plus, il lui suffisait de se repentir et d’avaler un morceau de pain et un verre de vin pour croire qu’il avait le salut sous la dont et que tout lui était pardonné.

Ce ne fut pas tout. Les chrétiens béniront alors et consacrèrent le pouvoir et l’influence de Constantin comme chef de brigands, déclarèrent qu’il était l’élu de Dieu et joignirent des saintes huiles. En échange, Constantin, de son côté, organisa au gré des chrétiens le recrutement du clergé, il régla la nature des rapports de chaque homme avec Dieu et ordonna que son décret fût lu et relu à chacun pour lui servir de guide.

Et chacun fut satisfait, et le dogme ainsi arrangé et remanié a triomphé sur la terre ; car d’autres chefs de brigands ont imité Constantin, ont introduit ce même dogme chez leurs sujets, ont tous été oints en conséquence, toutes ces choses étant faites par obéissance à la volonté de Dieu. Toutes les fois qu’un scélérat a réussi à piller et à ravager, à tuer des milliers et des milliers d’hommes qui ne lui avaient jamais rien fait, on l’a pris et sacré solennellement avec les saintes huiles, car c’était évidemment un homme de Dieu.

En Russie, ce fut l’assassinat des maris et la prostitution personnifiée qui furent d’essence divine[1] ; en France, ce fut Napoléon. Quant au clergé, non seulement il émanait de Dieu, il était d’origine divine, et même il était presque Dieu puisque le Saint-Esprit avait élu domicile dans son sein. D’ailleurs, le Saint-Esprit est aussi présent chez le pape et il éclaire les décisions de notre très saint synode et de ses fonctionnaires.

Toutes les fois que l’oint du Seigneur de l’époque, c’est-à-dire le chef de ces brigands, concevait le désir de frapper son propre peuple ou un peuple étranger, on préparait aussitôt de l’eau bénite pour lui, on en aspergeait la croix (cette croix que le Christ avait portée et sur laquelle il était mort, parce qu’il avait persisté à répudier ces brigands) ; les prêtres la prenaient dans leurs mains, bénissaient cet homme et renvoyaient massacrer, pendre, décapiter au nom du Christ crucifié.





VII


Tout alla bien et prospéra tant que les deux puissances, l’Église et l’État, furent en bon accord ; mais bientôt elles se brouilleront et finirent par s’injurier, par s’adresser réciproquement les épithètes de brigands et de voleurs, ce qu’ils étaient réellement. Sur ces entrefaites, le peuple commença à prêter attention à ces injures et cessa peu à peu de croire aux droits du Seigneur, aux réceptacles vivants du Saint-Esprit et apprit à désigner tous ces gens par les vrais noms dont ils s’appelaient mutuellement avec tant de liberté : brigands, fourbes et assassins.

Cette digression, relative aux brigands, ne touche pas le fond du sujet. Je ne l’ai faite que parce que ce sont ces brigands qui ont tout d’abord démoralisé ceux qui sont devenus plus tard des trompeurs de profession.

La question principale, c’est l’évolution subie par les trompeurs, les pseudo-chrétiens. Nous constatons qu’ils ont dégénéré de ce qu’ils étaient ou de ce qu’ils auraient pu être, par suite de leur union contre nature avec les brigands. Il ne pouvait en être autrement, puisqu’ils ont abandonné la ligne droite à partir du moment où ils ont sacré le premier roi et l’ont assuré qu’en usant de violence il pouvait venir en aide à la foi qui est, dans son essence, humilité, abnégation et patience à endurer les maux.

Tout cela n’est pas l’histoire d’une Église fantastique, mais celle de l’Église telle qu’elle a toujours été réellement depuis que les prêtres sont tombés sous la domination des empereurs et des rois. Son histoire est faite d’une longue série de vains efforts de la part des membres infortunés de cette hiérarchie pour maintenir intacte la vérité de la doctrine du Christ, tout en la prêchant en usant du mensonge et en s’éloignant d’elle par leurs actes.

La signification, la raison d’être du clergé est basée sur celle de la doctrine qu’ils prétendent enseigner. Cette doctrine parle d’humilité, d’abnégation, d’amour, de pauvreté ; et elle est prêchée et propagée par des moyens violents et par des mensonges.

Afin que pour les membres du clergé, il restât quelque chose à enseigner, il leur était absolument nécessaire de rester attachés par certains points (c’est-à-dire, de ne pas la répudier formellement) à la doctrine du Christ ; et afin d’être, d’autre part, en position de défendre leur union illicite avec le pouvoir temporel, les prêtres ont été forcés de recourir aux inventions les plus ingénieuses pour dissimuler l’essence de cette doctrine. À cet effet ils en ont, de propos délibéré, déplacé le centre de gravité qu’ils ont éloigné des principes essentiels dans le sens de la forme et de la manifestation extérieures.

Tout cela a été fait par le clergé, c’est-à-dire par ceux qui étaient une des premières causes de ce dogme falsifié qui est prêché par l’Église. La source elle-même, c’est l’union de la caste cléricale existant sous le nom d’Église, avec cette forme de violence connue sous le nom de pouvoir temporel.

La raison pour laquelle les hommes sont si ardents à enseigner leur religion aux autres, est qu’en face du vrai dogme ils seraient convaincus d’apostasie ; de là vient qu’ils cherchent à remplacer le véritable dogme par celui qu’ils ont adopté, dont le seul avantage est de les laver de leur crime. Donc, la vraie religion peut exister partout, en tout lieu, excepté, bien entendu, là où manifestement une religion fausse tient les hommes sous le joug, c’est-à-dire lorsque domine la religion alliée à la violence, la religion d’État.

Ainsi tous les prétendus schismes et hérésies pouvaient être en possession de la vraie foi, attendu qu’à coup sûr, on ne la trouverait pas dans la religion unie au pouvoir temporel.

Ceci pourra paraître paradoxal, mais néanmoins, rien n’est plus vrai. Les termes de religion « orthodoxe », « catholique », « protestante », qui sont passés dans la langue courante, ne signifient rien autre chose que l’alliance de la religion avec le pouvoir temporel, c’est-à-dire croyance d’État, ou encore fausse religion.




VIII


L’idée d’une Église n’a été mise en usage, durant les deux premiers siècles du christianisme, que comme constituant un des arguments secondaires, un des arguments les moins concluants mis en avant par les dialecticiens dans la chaleur de la controverse.

Paul appuyait son enseignement sur l’autorité directe de Dieu : « Comment se fait-il que par révélation il m’ait fait connaître cela, c’est un mystère. » Un autre fondait ses assertions sur l’autorité de Luc et ils déclaraient tous : « Nos notions religieuses sont vraies, et la preuve en est dans notre nombreuse assemblée, notre Ecclesia ou Église ».

Mais ce fut seulement à partir de l’époque du concile de Nicée, convoqué par Constantin, que la grande majorité des adeptes de la doctrine du Christ ont été appelés à accepter une imposture absolue et raisonnée.

La conception d’une Église ne fut plus dès lors, comme auparavant, un pauvre argument mis en avant pour venir en corroborer d’autres également faibles. Pour certaines personnes l’Église s’identifia avec le pouvoir. Étant unie au pouvoir temporel, elle commença à agir tout comme ce dernier. Or c’est un fait prouvé que toute forme de religion qui s’est une fois alliée au pouvoir séculier, a cessé, par le fait même de cette alliance, d’être une religion et est devenue une imposture.

Maintenant, quelle est la doctrine enseignée par le christianisme, si nous entendons par ce terme l’enseignement de l’une quelconque ou celui de toutes les Églises chrétiennes ? Le mode d’examen importe peu, le critérium que nous pourrons employer pour passer au crible cette doctrine et la classer, est indifférent, car elle s’effondre en vertu de son propre poids spécifique.

En premier lieu nous avons le dogme de la Trinité, puis celui de l’Eucharistie avec ou sans vin sous la forme du pain avec ou sans levain. En second lieu, nous avons le code des préceptes moraux, ordonnant l’humilité, la pauvreté, la pureté du corps et de l’âme, nous défendant de juger les autres, nous pressant de délivrer nos frères de l’esclavage et des fers et de vivre en paix avec tous les hommes.

Ces deux corps de doctrine, malgré les efforts infatigables des prédicateurs et docteurs du christianisme pour les mêler, ne se sont jamais combinés ; ils sont toujours restés aussi distincts l’un de l’autre que le sont une goutte d’huile et une goutte d’eau. La différence entre ces deux aspects de la doctrine du Christ est trop marquée et trop frappante pour passer inaperçue aux yeux de qui que ce soit. Chacun est en mesure de voir et de considérer les résultats obtenus de chacune des deux parties dans l’histoire des nations et, suivant la nature de ces résultats, de tirer ses propres conclusions sur la question de savoir quel est le plus important de ces deux enseignements, ou, s’il m’est permis de parler ainsi, quel est le plus vrai des deux.

Si nous considérons à ce point de vue l’histoire du christianisme, nous sommes épouvantés par ce que nous y voyons. Du commencement à la fin, en allant jusqu’à l’époque présente, de quelque côté que nous tournions nos yeux, quel que soit le dogme que nous choisissions, depuis le tout premier, celui de la divinité du Christ, jusqu’au dernier, que ce soit même celui relatif à la manière dont les doigts doivent être joints en faisant le signe de la croix, ou que ce soit le dogme de l’Eucharistie avec ou sans vin, les résultats de tout le travail d’esprit dépensé pour essayer d’expliquer les dogmes, se nomment sans exception : méchanceté, haine, terreurs, bannissements, supplices par le feu et sur le bûcher, enfin tueries.

Si maintenant nous portons notre attention vers le côté moral de la doctrine chrétienne, depuis la retraite au désert du Christ cherchant à entrer en communion avec Dieu, jusqu’à la coutume consistant à donner des pains aux prisonniers en Sibérie, nous constaterons que les résultats qui s’y rapportent constituent tout notre bagage d’idées modernes en fait de bien, contiennent tous les événements joyeux, consolants, tous les modèles qui embellissent les pages de notre histoire, qui sans eux serait stérile.

Il était bien naturel que ceux qui n’avaient pas clairement devant les yeux ces deux aspects du christianisme pussent tomber dans l’erreur ; il était même à peu près impossible pour eux de ne pas se tromper. S’être mépris à cet égard est également chose excusable pour tous ceux qui, vivant et travaillant honnêtement selon leurs lumières, se sont trouvés engagés dans ces luttes stériles, sans s’apercevoir que, par ces dogmes, ils ne servaient pas Dieu, mais le diable, qu’ils oubliaient ce que le Christ lui-même avait dit : qu’il était venu pour détruire et pour disperser tous les dogmes.

Une autre classe de gens dont l’erreur peut être facilement excusée, comprend ceux qui, ayant hérité de la tradition relative à l’importance de ces dogmes ont eu l’esprit si complètement faussé par l’éducation intellectuelle, irrationnelle, subie par eux, qu’ils ont été incapables de découvrir leur erreur. Sont excusables enfin ces gens ignorants qui n’attachent aucune signification aux dogmes et les regardent comme un assemblage de mots vides de sens.

Mais pour nous qui connaissons la véritable signification de l’Évangile, qui répudions tous les dogmes ; pour nous qui voyons les fruits que ces dogmes ont portés dans tous les temps et dans tous les lieux, nous n’aurions pas d’excuse si nous nous égarions.

Le dogme de l’Immaculée-Conception de la Mère de Dieu est-il indispensable ou non ? Quels résultats sa promulgation a-t-elle produits ? De la haine, des injures, des railleries. En compensation, quels ont été les avantages ? Absolument aucun. L’enseignement contenu dans le refus du Christ de condamner la femme adultère a-t-il produit du bien ou du mal ? Quels en ont été les résultats ? Des milliers et des milliers d’hommes et de femmes ont été attendris et humanisés par ce souvenir.

Une autre considération qu’on ne devrait pas perdre de vue est celle-ci : y a-t-il jamais eu unanimité d’opinions en matière de dogmes ? Il est superflu de répondre que cette unanimité n’a jamais existé.

D’autre part y a-t-il quelque divergence d’avis touchant l’obligation de faire des aumônes aux personnes nécessiteuses qui demandent la charité ? Absolument aucune. Et cependant ce sont les premiers enseignements, — les dogmes,  — qui sont mis en doute par les uns, entièrement rejetés par les autres, froidement acceptés par les troisièmes, ce sont ces dogmes, dis-je, que le clergé met en avant comme étant la partie essentielle de la religion. Quant aux préceptes moraux sur lesquels tous les hommes sont d’accord, qui sont absolument nécessaires et éminemment secourables à chacun, qui contribuent matériellement au salut des hommes, les prêtres, tout en n’allant pas jusqu’à les mettre de côté, n’ont pas eu le courage de déclarer qu’ils constituent l’essence de la doctrine du Christ, attendu que cette doctrine porte en elle-même un jugement qui retombe sur eux.

  1. L’impératrice Catherine. (Note de l’auteur.)