Poème sur la Loi naturelle/Première partie

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PREMIÈRE PARTIE

Dieu a donné aux hommes les idées de la justice, et la conscience pour les avertir, comme il leur a donné tout ce qui leur est nécessaire. C’est là cette loi naturelle sur laquelle la religion est fondée ; c’est le seul principe qu’on développe ici. L’on ne parle que de la loi naturelle, et non de la religion et de ses augustes mystères.

 
   Soit qu’un Être inconnu, par lui seul existant,
Ait tiré depuis peu l’univers du néant ;
Soit qu’il ait arrangé la matière éternelle ;
Qu’elle nage en son sein, ou qu’il règne loin d’elle[1] ;
Que l’âme, ce flambeau souvent si ténébreux,
Ou soit un de nos sens ou subsiste sans eux ;
Vous êtes sous la main de ce maître invisible.
    Mais du haut de son trône, obscur, inaccessible,
Quel hommage, quel culte exige-t-il de vous ?
De sa grandeur suprême indignement jaloux,
Des louanges, des vœux, flattent-ils sa puissance ?
Est-ce le peuple altier conquérant de Byzance,
Le tranquille Chinois, le Tartare indompté,
Qui connaît son essence, et suit sa volonté ?
Différents dans leurs mœurs ainsi qu’en leur hommage,

Ils lui font tenir tous un différent langage
Tous se sont donc trompés. Mais détournons les yeux
De cet impur amas d’imposteurs odieux[2] ;
Et, sans vouloir sonder d’un regard téméraire
De la loi des chrétiens l’ineffable mystère,
Sans expliquer en vain ce qui fut révélé,
Cherchons par la raison si Dieu n’a point parlé.
   La nature a fourni d’une main salutaire
Tout ce qui dans la vie à l’homme est nécessaire,
Les ressorts de son âme, et l’instinct de ses sens.
Le ciel à ses besoins soumet les éléments.
Dans les plis du cerveau la mémoire habitante
Y peint de la nature une image vivante.
Chaque objet de ses sens prévient la volonté ;
Le son dans son oreille est par l’air apporté ;
Sans efforts et sans soins son œil voit la lumière.
Sur son Dieu, sur sa fin, sur sa cause première,
L’homme est-il sans secours à l’erreur attaché ?
Quoi ! le monde est visible, et Dieu serait caché ?
Quoi ! le plus grand besoin que j’aie en ma misère
Est le seul qu’en effet je ne puis satisfaire ?
Non ; le Dieu qui m’a fait ne m’a point fait en vain :
Sur le front des mortels il mit son sceau divin.
Je ne puis ignorer ce qu’ordonna mon maître ;
Il m’a donné sa loi, puisqu’il m’a donné l’être.
Sans doute il a parlé ; mais c’est à l’univers :

Il n’a point de l’Égypte habité les déserts[3] ;

Delphes, Délos, Ammon, ne sont pas ses asiles ;
Il ne se cacha point aux antres des sibylles.
La morale uniforme en tout temps, en tout lieu,
À des siècles sans fin parle au nom de ce Dieu.
C’est la loi de Trajan, de Socrate, et la vôtre.
De ce culte éternel la nature est l’apôtre.
Le bon sens la reçoit ; et les remords vengeurs,
Nés de la conscience, en sont les défenseurs ;

Leur redoutable voix partout se fait entendre.
   Pensez-vous en effet que ce jeune Alexandre,
Aussi vaillant que vous, mais bien moins modéré,
Teint du sang d’un ami trop inconsidéré,
Ait pour se repentir consulté des augures ?
Ils auraient dans leurs eaux lavé ses mains impures :
Ils auraient à prix d’or absous bientôt le roi.
Sans eux, de la nature il écouta la loi :
Houleux, désespéré d’un moment de furie,
Il se jugea lui-même indigne de la vie.
Cette loi souveraine, à la Chine, au Japon,
Inspira Zoroastre, illumina Solon.
D’un bout du monde à l’autre elle parle, elle crie :
« Adore un Dieu, sois juste, et chéris ta patrie. »
Ainsi le froid Lapon crut un Être éternel,
Il eut de la justice un instinct naturel ;
Et le Nègre, vendu sur un lointain rivage,
Dans les Nègres encore aima sa noire image.
Jamais un parricide, un calomniateur
N’a dit tranquillement dans le fond de son cœur :
« Qu’il est beau, qu’il est doux d’accabler l’innocence,
De déchirer le sein qui nous donna naissance !
Dieu juste, Dieu parfait, que le crime a d’appas ! »
Voilà ce qu’on dirait, mortels, n’en doutez pas,
S’il n’était une loi terrible universelle,
Que respecte le crime en s’élevant contre elle.
Est-ce nous qui créons ces profonds sentiments ?
Avons-nous fait notre âme ? avons-nous fait nos sens ?
L’or qui naît au Pérou, l’or qui naît à la Chine,
Ont la même nature et la même origine :
L’artisan les façonne, et ne peut les former.
Ainsi l’Être éternel qui nous daigne animer
Jeta dans tous les cœurs une même semence.
Le ciel fit la vertu ; l’homme en fit l’apparence.
Il peut la revêtir d’imposture et d’erreur,
Il ne peut la changer ; son juge est dans son cœur.


  1. Dieu étant un être infini, sa nature a du être inconnue à tous les hommes. Comme cet ouvrage est tout philosophique, il a fallu rapporter les sentiments des philosophes. Tous les anciens, sans exception, ont cru l’éternité de la matière ; c’est presque le seul point sur lequel ils convenaient. La plupart prétendaient que les dieux avaient arrangé le monde ; nul ne croyait que Dieu l’eût tiré du néant. Ils disaient que l’intelligence céleste avait, par sa propre nature, le pouvoir de disposer de la matière, et que la matière existait par sa propre nature.

    Selon presque tous les philosophes et les poëtes, les grands dieux habitaient loin de la terre. L’âme de l’homme, selon plusieurs, était un feu céleste ; selon d’autres, une harmonie résultante de ses organes ; les uns en faisaient une partie de la Divinité, divinœ particulam aurœ ; les autres, une matière épurée, une quintessence ; les plus sages, un être immatériel mais, quelque secte qu’ils aient embrassée, tous, hors les épicuriens, ont reconnu que l’homme est entièrement soumis à la Divinité. (Note de Voltaire, 1756.)

  2. Il faut distinguer Confutzée, qui s’en est tenu à la religion naturelle, et qui a fait tout ce qu’on peut faire sans révélation. (Note de Voltaire, 1756.)
  3. Voltaire avait dit dans Sémiramis, acte I, scène v :

    Comme si loin de nous le Dieu de l’univers
    N’eût mis la vérité qu’au fond de ces déserts.


    C’est l’idée de Lucain dans la Pharsale, livre IX, vers 476-477.