Poème sur le désastre de Lisbonne/Édition Garnier/Préface

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 465-469).

PRÉFACE[1]

DU POËME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE.

Si jamais la question du mal physique a mérité l’attention de tous les hommes, c’est dans ces événements funestes qui nous rappellent à la contemplation de notre faible nature, comme les pestes générales qui ont enlevé le quart des hommes dans le monde connu, le tremblement de terre qui engloutit quatre cent mille personnes à la Chine en 1699, celui de Lima et de Collao, et en dernier lieu celui du Portugal et du royaume de Fez. L’axiome Tout est bien paraît un peu étrange à ceux qui sont les témoins de ces désastres. Tout est arrangé, tout est ordonné, sans doute, par la Providence ; mais il n’est que trop sensible que tout, depuis longtemps, n’est pas arrangé pour notre bien-être présent.

Lorsque l’illustre Pope donna son Essai sur l’Homme, et qu’il développa dans ses vers immortels les systèmes de Leibnitz, du lord Shaftesbury[2], et du lord Bolingbroke, une foule de théologiens de toutes les communions attaqua ce système. On se révoltait contre cet axiome nouveau que tout est bien, que l’homme jouit de la seule mesure du bonheur dont son être soit susceptible, etc. Il y a toujours un sens dans lequel on peut condamner un écrit et un sens dans lequel on peut l’approuver. Il serait bien plus raisonnable de ne faire attention qu’aux beautés utiles d’un ouvrage, et de n’y point chercher un sens odieux ; mais c’est une des imperfections de notre nature d’interpréter malignement tout ce qui peut être interprété, et de vouloir décrier tout ce qui a eu du succès.

On crut donc voir dans cette proposition : Tout est bien, le renversement du fondement des idées reçues. « Si tout est bien, disait-on, il est donc faux que la nature humaine soit déchue. Si l’ordre général exige que tout soit comme il est, la nature humaine n’a donc pas été corrompue ; elle n’a donc pas eu besoin de rédempteur. Si ce monde, tel qu’il est, est le meilleur des mondes possibles, on ne peut donc pas espérer un avenir plus heureux. Si tous les maux dont nous sommes accablés sont un bien général, toutes les nations policées ont donc eu tort de rechercher l’origine du mal physique et du mal moral. Si un homme mangé par les bêtes féroces fait le bien-être de ces bêtes et contribue à l’ordre du monde, si les malheurs de tous les particuliers ne sont que la suite de cet ordre général et nécessaire, nous ne sommes donc que des roues qui servent à faire jouer la grande machine ; nous ne sommes pas plus précieux aux yeux de Dieu que les animaux qui nous dévorent. »

Voilà les conclusions qu’on tirait du poème de M. Pope ; et ces conclusions mêmes augmentaient encore la célébrité et le succès de l’ouvrage. Mais on devait l’envisager sous un autre aspect : il fallait considérer le respect pour la Divinité, la résignation qu’on doit à ses ordres suprêmes, la saine morale, la tolérance, qui sont l’âme de cet excellent écrit. C’est ce que le public a fait ; et l’ouvrage, ayant été traduit par des hommes dignes de le traduire[3], a triomphé d’autant plus des critiques qu’elles roulaient sur des matières plus délicates.

C’est le propre des censures violentes d’accréditer les opinions qu’elles attaquent. On crie contre un livre parce qu’il réussit, on lui impute des erreurs : qu’arrive-t-il ? Les hommes révoltés contre ces cris prennent pour des vérités les erreurs mêmes que ces critiques ont cru apercevoir. La censure élève des fantômes pour les combattre, et les lecteurs indignés embrassent ces fantômes.

Les critiques ont dit : « Leibnitz, Pope, enseignent le fatalisme » ; et les partisans de Leibnitz et de Pope ont dit : « Si Leibnitz et Pope enseignent le fatalisme, ils ont donc raison, et c’est à cette fatalité invincible qu’il faut croire. »

Pope avait dit Tout est bien en un sens qui était très recevable ; et ils le disent aujourd’hui en un sens qui peut être combattu.

L’auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne ne combat point l’illustre Pope, qu’il a toujours admiré et aimé : il pense comme lui sur presque tous les points ; mais, pénétré des malheurs des hommes, il s’élève contre les abus qu’on peut faire de cet ancien axiome Tout est bien. Il adapte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu’il y a du mal sur la terre ; il avoue que le mot Tout est bien, pris dans un sens absolu et sans l’espérance d’un avenir, n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie.

Si, lorsque Lisbonne, Méquinez, Tétuan, et tant d’autres villes, furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitants au mois de novembre 1755, des philosophes avaient crié aux malheureux qui échappaient à peine des ruines : « Tout est bien ; les héritiers des morts augmenteront leurs fortunes ; les maçons gagneront de l’argent à rebâtir des maisons ; les bêtes se nourriront des cadavres enterrés dans les débris : c’est l’effet nécessaire des causes nécessaires ; votre mal particulier n’est rien, vous contribuerez au bien général » ; un tel discours certainement eût été aussi cruel que le tremblement de terre a été funeste. Et voilà ce que dit l’auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne.

Il avoue donc avec toute la terre qu’il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien ; il avoue qu’aucun philosophe n’a pu jamais expliquer l’origine du mal moral et du mal physique ; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n’a fait qu’apprendre à douter[4], et qu’il se combat lui-même ; il avoue qu’il y a autant de faiblesse dans les lumières de l’homme que de misères dans sa vie. Il expose tous les systèmes en peu de mots. Il dit que la révélation seule peut dénouer ce grand nœud, que tous les philosophes ont embrouillé ; il dit que l’espérance d’un développement de notre être dans un nouvel ordre des choses peut seule consoler des malheurs présents, et que la bonté de la providence est le seul asile auquel l’homme puisse recourir dans les ténèbres de sa raison, et dans les calamités de sa nature faibles et mortelle.

P. S.[5] — Il est toujours malheureusement nécessaire d’avertir qu’il faut distinguer les objections que se fait un auteur de ses réponses aux objections, et ne pas prendre ce qu’il réfute pour ce qu’il adopte.

  1. Cette préface et la note suivante sont de 1756. (B.)
  2. C’est peut-être la première fois qu’on a dit que le système de Pope était celui du lord Shaftesbury ; c’est pourtant une vérité incontestable. Toute la partie physique est presque mot à mot dans la première partie du chapitre intitulé les Moralistes, section iii, Much is alleg’d in answer to show, etc. « On a beaucoup à répondre à ces plaintes des défauts de la nature : comment est-elle sortie si impuissante et si défectueuse des mains d’un être parfait ? Mais je nie qu’elle soit défectueuse… sa beauté résulte des contrariétés, et la concorde universelle naît d’un combat perpétuel… Il faut que chaque être soit immolé à d’autres, les végétaux aux animaux, les animaux à la terre… ; et les lois du pouvoir central et de la gravitation, qui donnent aux corps célestes leur poids et leur mouvement, ne seront point dérangées pour l’amour d’un chétif et faible animal, qui, tout protégé qu’il est par ces mêmes lois, sera bientôt par elles réduit en poussière. »

    Cela est admirablement dit ; et cela n’empêche pas que l’illustre docteur Clarke, dans son traité de l’existence de Dieu, ne dise que « le genre humain se trouve dans un état où l’ordre naturel des choses de ce monde est manifestement renversé ; » page 10, tome II, deuxième édition, traduction de M. Ricotier. Cela n’empêche pas que l’homme ne puisse dire : « Je dois être aussi cher à mon maître, moi être pensant et sentant, que les planètes, qui probablement ne sentent point » ; cela n’empêche pas que les choses de ce monde ne puissent être autrement, puisqu’on nous apprend que l’ordre a été perverti, et qu’il sera rétabli ; cela n’empêche pas que le mal physique et le mal moral ne soient une chose incompréhensible à l’esprit humain ; cela n’empêche pas qu’on ne puisse révoquer en doute le Tout est bien, en respectant Shaftesbury et Pope, dont le système a d’abord été attaqué comme suspect d’athéisme, et est aujourd’hui canonisé.

    La partie morale de l’Essai sur l’Homme de Pope est aussi tout entière dans Shaftesbury, à l’article de la recherche sur la vertu, au second volume des Caracteristics. C’est là que l’auteur dit que l’intérêt particulier bien entendu fait l’intérêt général. « Aimer le bien public et le nôtre est non seulement possible, mais inséparable : To be well affected towards the public interest and ones own, is not only consistent, but inseparable. » C’est là ce qu’il prouve dans tout ce livre, et c’est la base de toute la partie morale de l’Essai de Pope sur l’Homme. C’est par là qu’il finit.

    That reason, passion, answer one great aim,
    That true self love and social be the same.

    « La raison et les passions répondent au grand but de Dieu. Le véritable amour-propre et l’amour social sont le même. »

    Une si belle morale, bien mieux développée encore dans Pope que dans Shaftesbury, a toujours charmé l’auteur des poèmes sur Lisbonne et sur la Loi naturelle : voilà pourquoi il a dit (pages 441-442):

    Mais Pope approfondit ce qu’ils ont effleuré,
    ....................
    Et l’homme avec lui seul apprend à se connaître.

    Le lord Shaftesbury prouve encore que la perfection de la vertu est due nécessairement à la croyance d’un Dieu : « And thus perfection of virtue must be owing to the belief of a God. »

    C’est apparemment sur ces paroles que quelques personnes ont traité Shaftesbury d’athée. S’ils avaient bien lu son livre, ils n’auraient pas fait cet infâme reproche à la mémoire d’un pair d’Angleterre, d’un philosophe élevé par le sage Locke.

    C’est ainsi que le P. Hardouin traita d’athées Pascal, Malebranche, et Arnauld ; c’est ainsi que le docteur Lange traita d’athée le respectable Wolf pour avoir loué la morale des Chinois ; et Wolf s’étant appuyé du témoignage des jésuites missionnaires à la Chine, le docteur répondit : « Ne sait-on pas que les jésuites sont des athées ? » Ceux qui gémirent sur l’aventure des diables de Loudun, si humiliante pour la raison humaine ; ceux qui trouvèrent mauvais qu’un récollet, en conduisant Urbain Grandier au supplice, le frappât au visage avec un crucifix de fer, furent appelés athées par les récollets. Les convulsionnaires ont imprimé que ceux qui se moquaient des convulsions étaient des athées ; et les molinistes ont cent fois baptisé de ce nom les jansénistes.

    Lorsqu’un homme connu écrivit le premier en France, il y a plus de trente ans, sur l’inoculation de la petite vérole, un auteur inconnu écrivit : « Il n’y a qu’un athée imbu des folies anglaises qui puisse proposer à notre nation de faire un mal certain pour un bien incertain. »

    L’auteur des Nouvelles ecclésiastiques, qui écrit tranquillement depuis si longtemps contre les lois et contre la raison, a employé une feuille à prouver que M. de Montesquieu était athée, et une autre feuille à prouver qu’il était déiste.

    Saint-Sorlin Desmarets, connu en son temps par le poème de Clovis et par son fanatisme, voyant passer un jour dans la galerie du Louvre La Mothe-Le-Vayer, conseiller d’État et précepteur de Monsieur : « Voilà, dit-il, un homme qui n’a point de religion. » La Motte-Le-Vayer se retourna vers lui, et daigna lui dire : « Mon ami, j’ai tant de religion que je ne suis pas de ta religion. »

    En général, cette ridicule et abominable démence d’accuser d’athéisme à tort et à travers tous ceux qui ne pensent pas comme nous est ce qui a le plus contribué à répandre d’un bout de l’Europe à l’autre ce profond mépris que tout le public a aujourd’hui pour les libelles de controverse. (Note de Voltaire.)

    — L’homme connu dont il est parlé dans un des alinéa de cette note est Voltaire lui-même, qui, en 1727, dans la XIe de ses Lettres philosophiques, avait parlé de l’inoculation. (B.)

  3. Ces deux hommes sont Silhouette et l’abbé du Resnel.
  4. Voyez le vers 192.
  5. Ce P. S. est aussi de 1756. (B.)