Poèmes et Poésies - Préface

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Derniers Poèmes, Texte établi par (José-Maria de Heredia ; le Vicomte de Guerne), Alphonse Lemerre, éditeurL’Apollonide. La Passion. Les Poètes contemporains. Discours sur Victor Hugo (p. 222-230).







Les pages qui précèdent les Poèmes Antiques m’ont attiré de sévères admonestations, tempérées d’ailleurs, je le reconnais volontiers, par beaucoup de bienveillance pour mes vers, ce qui m’a surpris et touché. Les objections qui m’ont été faites peuvent se résumer en peu de mots. On m’avertissait qu’en haine de mon temps je me plaisais à repeupler de fantômes les nécropoles du passé, et que dans mon amour exclusif de la poésie grecque, j’en étais arrivé à nier tout l’art postérieur. Qu’il me soit permis de répondre brièvement à ces graves reproches.

Ranimer les ossuaires est un prodige qui ne s’était point représenté depuis Ézéchiel. Je ne me suis jamais illusionné sur la valeur de mes poèmes archaïques au point de leur attribuer cette puissance, aussi ne me restet-il qu’à remercier ceux qui la leur ont accordée. Plût aux dieux, en effet, que je me fusse retiré au fond des antres de Samothrace ou des sanctuaires de l’Inde, comme on l’a prétendu, en affirmant que nul ne me suivrait dans mon temple ou dans ma pagode. J’ai peu le goût du prosélytisme, et la solitude ne m’effraie pas ; mais je suis trop vieux de trois mille ans au moins, et je vis, bon gré mal gré, au dix-neuvième siècle de l’ère chrétienne. J’ai beau tourner les yeux vers le passé, je ne l’aperçois qu’à travers la fumée de la houille, condensée en nuées épaisses dans le ciel ; j’ai beau tendre l’oreille aux premiers chants de la poésie humaine, les seuls qui méritent d’être écoutés, je les entends à peine, grâce aux clameurs barbares du Pandémonium industriel. Que les esprits amoureux du présent et convaincus des magnificences de l’avenir se réjouissent dans leur foi, je ne les envie ni ne les félicite, car nous n’avons ni les mêmes sympathies ni les mêmes espérances. Les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique m’émeuvent médiocrement, et toutes ces périphrases didactiques, n’ayant rien de commun avec l’art, me démontreraient plutôt que les poètes deviennent d’heure en heure plus inutiles aux sociétés modernes. De tout temps, ils ont beaucoup souffert sans doute ; mais, dans leurs plus mauvais jours, au milieu des angoisses de l’exil, de la folie et de la faim, la légitime influence de leur génie était du moins incontestée et incontestable. Voici que le moment est proche où ils devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle. Et c’est parce que je suis invinciblement convaincu que telle sera bientôt, sans exception possible, la destinée inévitable de tous ceux qui refuseront d’annihiler leur nature au profit de je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l’industrie, c’est par suite de la répulsion naturelle que nous éprouvons pour ce qui nous tue, que je hais mon temps. Haine inoffensive, malheureusement, et qui n’attriste que moi. S’il arrive donc que nous ne devions plus rien produire qui soit dû à nos propres efforts, sachons garder le souvenir des œuvres vénérables qui nous ont initiés à la poésie, et puisons dans la certitude même de leur inaccessible beauté la consolation de les comprendre et de les admirer. Le reproche qui m’a été adressé de préférer les morts aux vivants est on ne peut plus motivé, et j’y réponds, par l’aveu le plus explicite. Quant à la seconde objection, elle n’est pas précisément aussi fondée.

En général, tout ce qui constitue l’art, la morale, et la science était mort avec le Polythéisme. Tout a revécu à sa renaissance. C’est alors seulement que l’idée de la beauté reparaît dans l’intelligence et l’idée du droit dans l’ordre politique. En même temps que l’Aphrodite Anadyomène du Corrège sort pour la seconde fois de la mer, le sentiment de la dignité humaine, véritable base de la morale antique, entre en lutte contre le principe hiératique et féodal. Il tente, après trois cents ans d’efforts, de réaliser l’idéal platonicien, et l’esclavage va disparaître enfin de la terre.

Ce n’est pas que je veuille insister ici sur la valeur morale du Polythéisme dans l’ordre social et religieux. L’étude de cette théogonie, l’examen des faits historiques et des institutions, l’analyse sérieuse des mœurs, suffisent à la démonstration d’une vérité admise par tout esprit libre d’idées reçues sans contrôle et de préventions aveugles. L’art antique, lui seul, en est une révélation permanente. Je me bornerai donc au monde de l’art.

La poésie est trois fois générée : par l’intelligence, par la passion, par la rêverie. L’intelligence et la passion créent les types qui expriment des idées complètes ; la rêverie répond au désir légitime qui entraîne vers le mystérieux et l’inconnu. Aussi l’Antiquité, libre de penser et de se passionner, a-t-elle réalisé et possédé l’idéal que le monde chrétien, soumis a une loi religieuse qui le réduisait à la rêverie, n’a fait que pressentir vaguement. C’est donc dans ses créations intellectuelles et morales qu’il faut constater la puissance de la poésie grecque. Or, les deux épopées ioniennes, le Prométhée, l’Œdipe, l’Antigone, la Phèdre, contiennent, à mon sens, ce qui sera éternellement donné à l’esprit humain de sentir et de rendre ; et il en serait de même des Itihaças hindoues, rattachées si étroitement à l’œuvre homérique par le lien des traditions communes, si elles réunissaient au même degré l’ordre, la clarté et, l’harmonie, ces trois qualités incomparables du génie hellénique.

Les figures idéales, typiques, que celui-ci a conçues, ne seront jamais ni surpassées ni oubliées. Elles ne pourront qu’être reproduites avec des atténuations nécessaires. Depuis, il n’y a rien d’égal. Le monde moderne, il est vrai, a créé la Vierge, symbole de pureté, de grâce et surtout de bonté, qui est la plus excellente des vertus ; mais cette protestation du sentiment féminin ne tient plus à la terre, et fait maintenant partie du dogme. Je l’appelle une protestation ; car, en effet, l’ Éternel féminin dont Goethe a parlé, chassé du vieil Olympe avec tous les types artistiques qu’il entraînait à sa suite, Pénélope, Antigone et tant d’autres, y retrouve en elle sa place et s’y assied définitivement, grâce au merveilleux instinct des races gréco-latines.

Quant aux créations des poètes postérieurs, elles ne présentent pas ce caractère un et général qui renferme dans une individualité vivante l’expression complète d’une vertu ou d’une passion idéalisée. Et l’on pourrait dire, du reste, que le monde moderne ne réussit à concevoir des types féminins, qu’à la condition d’altérer leur essence même, soit en leur attribuant un caractère viril, comme à lady Macbeth ou à Julie, soit en les reléguant dans une sphère nébuleuse et fantastique, comme pour Béatrice.

Celle-ci n’est qu’une idée très vague, revêtue de formes insaisissables. Qu’elle soit une personnification de la théologie ou l’ombre de celle qu’a aimée Dante, nous ne l’avons jamais vue, et c’est à peine si nous l’entendons. Elle n’est le symbole spécial d’aucune des forces féminines ; et, certes, il n’en est pas ainsi de l’Hélène d’Homère, à la fois si vivante et si idéale. En second lieu, la satire politique et la controverse théologique, continuées au delà de ce monde, ne constituent pas une étude de l’homme. Aussi peut-on affirmer que l’homme est absent de la Divine Comédie, à laquelle devaient nécessairement manquer les formes précises et ordonnées, toujours dépendantes de la conception précises et de la langue. Or, ce cauchemar sublime ponte partout l’empreinte d’une grande confusion d’idées, de sentiments et d’impressions, et toute pleine qu’elle est d’énergie, de verve et de couleur, la langue de Dante est à peine faite.

Shakspeare a produit une série très variée de caractères féminins ou virils ; mais Ophélia, Desdemona, Juliette, Miranda, sont-elles des types dans le sens antique, c’est-à-dire dans le sens uniquement vrai du terme ? Non, à coup sûr. Ce sont de riches fantaisies qui charment et qui touchent, mais rien de plus. À l’exception d’Hamlet, qui échappe à toute définition par son extrême complexité, les caractères virils me semblent de beaucoup supérieurs aux figures féminines. Othello, Macbeth, Richard III, sont conçus avec une grande puissance.

Plus tard, si Milton eût emprunté à l’humanité le magnifique symbole de l’orgueil vaincu mais non humilié, il eut produit un type nouveau analogue au Prométhée. Si Byron, avec ses incontestables qualités de lyrisme et de passion, eût possédé comme Shakspeare quelque force objective, le Giaour, Manfred et Caïn ne fussent pas restés d’uniques épreuves de sa personnalité. Seuls, au dix-septième siècle, Alceste, Tartufe et Harpagon se rattachent plus étroitement à la grande famille des créations morales de l’antiquité grecque, car ils en possèdent la généralité et la précision. Enfin, pour le compte de l’époque contemporaine, j’affirme qu’il y a aussi loin de Prométhée à Mercadet, que de la lutte contre les dieux aux débats de la police correctionnelle. Or, s’il y a décadence dans l’ordre des conceptions typiques, que dirais je des grandes compositions elles-mêmes ?

Déjà transformée dans la Divine Comédie et dans le Paradis Perdu, l’épopée a cessé d’être possible. Faust en est la dernière et la plus éclatante preuve. Artiste admirablement doué, possédant une immense somme intellectuelle, Gœthe a moins créé qu’il n’a pensé ; et il s’est trouvé que cet esprit si clair et si maître de soi, sachant tout et disposant à son gré de sa force encyclopédique, n’a conçu, définitivement, qu’un poème plein d’abstractions et d’obscurités mystérieuses à travers lesquelles il est tellement difficile de saisir sa pensée, qu’il le nommait lui-même le livre aux sept sceaux.

Il faut bien reconnaître, en face de tels exemples, que les plus larges sources de la poésie se sont affaiblies graduellement ou taries, et ce n’est pas que je veuille en conclure à l’abaissement du niveau intellectuel dans les temps modernes ; mais les éléments de composition épiques n’existent plus. Cet nobles récits qui se déroulaient à travers la vie d’un peuple, qui exprimaient son génie, sa destinée humaine et son idéal religieux, n’ont plus eu de raison d’être du jour où les races ont perdu toute existence propre, tout caractère spécial. Que sera-ce donc si elles en arrivent à ne plus former qu’une même famille, comme se l’imagine partiellement la démocratie contemporaine, qu’une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder ? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le bien-être des peuples, heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l’intelligence. Je ne crois donc pas qu’il soit absolument impossible que l’épopée renaisse un jour de la reconstitution et du choc héroïque des nationalités oppressives et opprimés.

Je n’ai nié aucune des époques de l’art. J’admire et je respecte les grands poètes qui se sont succédés depuis Homère ; mais je ne puis me dissimuler que leurs travaux se sont produits à des conditions on ne peut plus défavorables. Je crois que les Ioniens et les Latins possédaient deux idiomes bien supérieurs aux langues modernes en richesse, en clarté et en précision. Je crois, enfin, qu’à génie égal, les œuvres qui nous retracent les origines historiques, qui s’inspirent des traditions anciennes, qui nous reportent au temps où l’homme et la terre étaient jeunes et dans l’éclosion de leur force et de leur beauté, exciteront toujours un intérêt plus profond et plus durable que le tableau daguerréotypé des mœurs et des faits contemporains.

Je souhaite, en finissant, que l’aveu sincère de mes prédilections et de mes regrets n’arrête pas le lecteur au seuil de mon livre. À l’exception des deux poèmes qu’il contient, de quelques pièces grecques et d’un certain nombre d’études d’art, il n’est cette fois que trop personnel. Çunacépa m’a été inspiré par un épisode à peine indiqué du Ramayana, et le Runoïa, par les dernières lignes d’une légende finnoise, qui symbolise l’introduction violente du Christianisme en Finlande.

Quelle que soit d’ailleurs la destinée de ce livre, qu’il mérite ou non le succès inespéré de mon premier recueil, il sera le dernier d’ici à quelques années. J’espère achever, dans cet intervalle, un poème plus étendu et plus sérieux, où je tenterai de renfermer, dans une suite d’actions et de récits épiques, l’histoire de l’ère sacerdotale et héroïque d’une de ces races mystérieuses venues de l’antique Orient pour peupler les déserts de l’Europe.

  1. Paris, Dentu, éditeur, 1855.