Poètes et romanciers modernes de la France/Alphonse Karr

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POÈTES
ET
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.

XLVII.
M. ALPHONSE KARR.

M. Alfred de Vigny a fait jadis un beau livre qu’il a appelé Servitude et grandeur militaires. C’est une œuvre noblement pensée, écrite avec une tristesse éloquente, où sont révélés les secrets d’une existence qui a été celle de toute une génération. À présent les servitudes et les grandeurs ne sont plus dans l’armée. Ce n’est plus là que les esprits enthousiastes et les cœurs chaleureux vont s’épuiser dans une lutte de chaque jour contre des nécessités implacables. La vie pleine de rayons et d’obscurité, de gloire fugitive et de déceptions amères, de labeur austère et d’activité fanfaronne, d’abnégation courageuse et d’ambition insolente, enfin la vie qui peut développer avec le plus de puissance dans les ames tous les sentimens généreux et toutes les passions mauvaises, s’est retirée d’un monde évanoui avec le soleil qui l’éclairait, pour se transporter là où sont à présent les séductions, les périls, les chances et les aventures : dans le monde littéraire. Depuis que le sang ne ternit plus les belles couleurs des uniformes, que font à la jeunesse ces belles couleurs ? Depuis que les fanfares ne couvrent plus des cris de mort, que fait à la jeunesse le bruit des fanfares ? La jeunesse aime le bruit et l’éclat, mais elle les veut pour des mêlées où il y ait des défaites et des triomphes. Si ceux qui se disputent le Rhin sont des soldats, elle se jettera tout entière dans les rangs des soldats ; si ce sont des penseurs et des poètes, elle se jettera tout entière dans les rangs des poètes et des penseurs. Ainsi donc, s’il y a toujours dissipation de force, d’enthousiasme, de sève, ce n’est plus la vie militaire qu’il faut accuser, c’est la vie littéraire. C’est dans la vie littéraire qu’il faut chercher, à côté des résignations héroïques, les impatiences blâmables entraînant pour le cœur ou pour l’esprit des sacrifices de dignité.

Ainsi, j’écrirais volontiers un livre que j’appellerais, à l’instar de M. de Vigny, Servitude et grandeur littéraires, et en créant à la triste manière des hommes, c’est-à-dire en ne tirant rien de moi, voici comment je m’y prendrais pour faire un des épisodes de ce livre. Je choisirais un héros qui pût représenter à lui seul toute une race d’écrivains : ce ne serait pas un grand poète ni un profond penseur, il y aurait place dans une autre partie de mon ouvrage pour les profonds penseurs et les grands poètes ; ce serait un de ces jeunes gens qui sentent la jeunesse chanter à plein gosier au fond de leur ame, comme chante l’oiseau au milieu des bourgeons et des fleurs d’un arbre caressé par un soleil de printemps ; ce serait un de ces jeunes gens qui ont toute la verve railleuse et toute la charmante mélancolie de leur âge. Ce qui lui manquerait, c’est dans le caractère cette rigidité inflexible, dans le talent cette élévation native qui peuvent seules vous éloigner des portes qu’on franchit en se baissant. Aussi ne s’éloignerait-il pas de ces étroites et basses entrées derrière lesquelles on espère toujours trouver des champs spacieux ; en un mot, il ferait toutes les concessions auxquelles peuvent entraîner les débuts. Au lieu de convertir, comme Joseph Delorme, en enthousiasme vertueux et en exaltation austère la puissance expansive de son esprit, il la tournerait, pour amuser les goûts médisans et les curiosités frivoles, en épanchemens indiscrets, semblables à ceux de l’ivresse par le vide et l’épuisement qu’ils laissent après eux dans le cerveau. Venu au monde avec un pinceau qui n’aurait pu jeter sur un pan de mur toutes les splendeurs vivantes d’une bataille, ou suspendre des figures radieuses dans les profondeurs azurées d’une coupole, mais qui pouvait rendre l’aspect mélancolique du toit de chaume, le regard distrait de la vache, la physionomie joyeuse de l’hôtellerie, il consacrerait toute la fraîcheur de son coloris, toute la vigueur de son dessin à des caricatures grossières, toujours inachevées. Destiné non pas à faire entendre dans un livre les mugissemens d’un fleuve ou le tumulte d’une ville, mais à ajouter quelques pages entraînantes à l’histoire des sentimens intimes et des rêveries de notre cœur, il consacrerait tout ce qu’il y a en lui de grave, de chaleur, de vivacité, de caprice, à augmenter par ses divagations quotidiennes ce nombre déjà si effrayant de phrases frivoles et babillardes que les hommes des petits journaux répandent sur le public comme les nains malfaisans de la vieille Allemagne répandent des poignées de mauvais grains dans les granges pleines d’épis. Ce gaspillage sans frein, cette prodigalité insensée, ce serait la première partie de sa vie. Grace à tant de concessions cruelles, il verrait venir des jours meilleurs, et il se souviendrait de la poésie, sa première compagne, qui l’avait quitté, comme le bon ange du chrétien quitte l’ame qu’elle surveille, à la porte des lieux où elle ne pourrait pas entrer sans souiller ses ailes ; il s’en souviendrait, il la rappellerait, et elle reviendrait à lui : c’est alors que commencerait dans son existence cette action fatale qui est la même pour tous les débauchés, quelle qu’ait été la nature de leur débauche. Les filles de son imagination ressembleraient toutes sans exception à ces belles courtisanes qui ont des joues d’enfant, des cheveux de fée, et, dans le coin des lèvres ou dans le fond des yeux, un signe hideux, trace ineffaçable de leur métier. Lui-même il ressemblerait à l’homme qui a chassé avec le diable ou dansé avec les lutins. Le feu a beau jeter dans le foyer ses lueurs réjouissantes, le livre favori a beau lui sourire à la clarté amicale de la lampe, toute la sécurité domestique, toute la tranquillité intérieure, ont beau l’envelopper tout entier d’un doux et poétique bien-être : si l’heure de la chasse infernale ou de la ronde du sabbat vient à sonner, il regrette les sentiers perdus qu’il suivait derrière la meute haletante, il regrette les marais fangeux où des pieds fourchus se mêlaient aux siens dans des tournoiemens rapides. Aussi il y a encore quelquefois des nuits pendant lesquelles il s’absente, et il arrive un instant où les séductions qui l’ont entraîné jadis reprennent sur son imagination tant d’empire, qu’il abandonne de nouveau pour elles toutes les calmes et honnêtes jouissances de son toit. C’est ce simple et terrible drame qui remplirait la seconde partie de mon histoire. Mon héros subirait dans ses œuvres la peine de ses anciens excès ; cette sagesse de conception, cette vigueur de pensée, cette netteté de langage, enfin toutes ces qualités louables et sérieuses dont l’ensemble est à l’esprit ce que la santé est au corps, lui feraient presque toujours défaut. Et au lieu de chercher à recouvrer les forces perdues, dont il aurait besoin pour sa vie nouvelle, il se laisserait entraîner aux continuelles chutes d’un pécheur mal converti. Il serait délivré des exigences des débuts, des inspirations funestes de l’ambition, des mauvais conseils de la pauvreté, mais cette irrésistible attraction qui conduit le joueur aux lieux où il a perdu sa fortune, le débauché aux lieux où il a perdu sa santé, s’exercerait toujours sur lui, et l’enlèverait à chaque instant aux paisibles études. Enfin, ce serait la troisième partie et le dénouement de mon récit, un jour viendrait où il serait ramené à son point de départ ; il recommencerait avec une nouvelle fureur ses prodigalités, qui auraient perdu le but excusable qu’elles avaient au commencement de sa carrière ; il gaspillerait pour gaspiller, il bourdonnerait pour bourdonner. Semblable à un homme qui jette et les pièces d’or qu’il vient de gagner et celles qu’il a retrouvées au fond de son tiroir, il répandrait également et ses anciennes pensées et ses pensées nouvelles. Pour satisfaire à la fois et ses penchans et ceux de la foule, il ne ferait grace à rien de ce qui se présenterait à lui ; il donnerait tout, et ses lointains souvenirs, et ses rêves de la veille, et ses fantaisies du moment. C’est sur ces tableaux que je m’arrêterais. Eh bien ! cette histoire que je voudrais faire, peut-être est-elle déjà faite ; c’est à ce qui va suivre de le prouver.

M. Alphonse Karr a possédé toutes les qualités que je rêvais pour mon héros. Il avait, à son entrée dans la vie littéraire, cette force, cette grace et cette expansion de jeunesse qu’il n’est pas donné de contenir à tous les fronts de vingt ans. Il était poète par tempérament, non pas à la façon splendide de Byron, mais à la manière plus humble de Sterne. Le coursier écumant qui emportait l’auteur de Lara sur les plages battues du vent ne pouvait convenir à ses modestes allures ; mais je m’imagine qu’assis commodément sur le bidet du bon Yorick, il eût pu trouver çà et là quelques charmantes songeries, quelques dissertations spirituelles et touchantes, tout en chevauchant d’un village à l’autre sur une route garnie de cerisiers. Il y a de petits états aussi bien que de vastes empires dont les chefs ont Dieu seul pour suzerain. M. Karr était assez heureux pour avoir un de ces héritages dont le titre n’est grevé d’aucune servitude.

La critique a d’ordinaire une grande prédilection pour les sciences physiques ; elle a produit plus d’un Linnée distinguant autant de familles d’écrivains qu’il y a de familles de fleurs. Nous goûtons peu ces divisions savantes, nous n’aimons pas plus à mettre des étiquettes sur les poètes que sur les roses. D’ailleurs, quand, au lieu d’avoir cette aversion pour tout ce qui sent l’esprit laborieux de la science, nous aurions l’amour des classifications, le talent de M. Karr déjouerait tous les efforts que nous ferions pour lui assigner une place dans les divisions et subdivisions d’une flore poétique : il est original. Ce qui lui a manqué, c’est cette élévation salutaire qui peut seule remplacer chez l’écrivain l’austérité des principes. Il s’est accommodé sans lutte, sans combat, sans effort, aux exigences les plus tyranniques des débuts, au lieu de reculer devant elles avec une répulsion instinctive. Si par la nature de son esprit M. Karr diffère des écrivains qui l’environnent, on voit que, par la façon dont il a conduit sa vie, il rentre dans une classe nombreuse. Son existence littéraire n’est pas autre chose que ce drame éternel dont nous faisions tout à l’heure l’esquisse à grands traits : la débauche intellectuelle acquérant sur le cerveau, où elle est entrée grace à une folle insouciance ou à des complaisances coupables, une puissance fatale qui lutte contre des instincts généreux, et finit, sinon par les étouffer, du moins par les asservir.

M. Alphonse Karr est né en 1808. Il est le fils d’un artiste, et je l’en félicite, car, après l’épée, c’est le chevalet ou le clavecin que j’aime le mieux voir auprès du berceau. Au reste, voilà à peu près les seuls détails biographiques que j’ai voulu recueillir sur son compte en dehors des actes de son existence littéraire. Ce n’est point que je méprise la lumière dont la vie d’un homme éclaire ses écrits ; c’est plutôt que je pousse le respect de la vie privée jusqu’au dédain des interprétations les plus faciles et des mystères les plus transparens. Je ne recherche pas le secret du nom dont l’auteur lui-même trace les premières lettres en tête de ses livres ; libre à lui de faire servir ses romans au dénouement des drames de son cœur ; un billet d’amour n’en est pas moins sacré parce qu’il est entr’ouvert. Tout ce qu’on a le droit de prendre dans la vie de M. Karr pour expliquer ses romans et ses pamphlets, c’est ce qu’il nous donne lui-même, — peut-être avec une trop grande complaisance, — de détails sur ses travaux et sur ses loisirs. Encore ferons-nous un usage discret de ces confidences, que nous partageons avec tous ses lecteurs. Nous sommes de ceux qui aimeraient autant que Montaigne ne se fût pas donné la peine d’apprendre à la postérité quels étaient les mets les plus agréables à son palais et les exercices les plus salutaires à son estomac. Au reste, c’est plus tard, lorsque nous arriverons à l’instant où M. Karr entreprend de soutenir entre le public et lui un interminable tête-à-tête, que ces réflexions prendront place. En ce moment, nous sommes à ses débuts, débuts dont nous ne recherchons pas les secrètes angoisses, mais que nous jugeons par les faits qui sont à la connaissance de tous. M. Gustave Planche, avec cet impitoyable esprit qui le portait à faire pénétrer partout, chez les vivans et chez les morts, une lumière cruelle, sans se soucier des voiles dont la poésie comme la charité aime à couvrir certaines fautes, M. Planche nous a appris quel commencement avait eu la carrière de ce Chatterton dont M. de Vigny a mis le nom sur le piédestal d’une statue mélancolique et grandiose, qui offre avec le poète anglais une vague ressemblance. Chatterton ne prêtait aux moines des vieilles abbayes la savante éloquence de sa poésie saxonne qu’après avoir infligé le matin au ministre en place sa correction quotidienne. Il se faisait dans son cerveau un profane et continuel mélange des voix calmes du passé et des bruits querelleurs du jour. M. Karr a vécu de cette existence pendant plusieurs années, les dernières de la restauration et les premières de la révolution de juillet. Tout en gardant au fond de son cœur quelques nobles élans et quelques précieuses larmes, il répandait tous les trésors d’une verve de vingt ans dans ces écrits hardis, cyniques et moqueurs, où l’esprit lui-même est étouffé par la licence du langage. L’auteur futur de Fa Dièze était un journaliste du Figaro. Et cependant un beau jour cette vie de dissipation vint à perdre la seule excuse qui pût la justifier. M. Karr sembla délivré de la servitude des débuts. Il fit un ouvrage qui eut du succès et qui méritait d’en avoir. En 1833, il publia son premier roman : Sous les Tilleuls.

On prétend que ce livre avait d’abord été écrit en vers. Je suis assez disposé à le croire. Le langage des vers est le langage de la jeunesse tout comme celui du vieil Olympe, et le roman de Sous les Tilleuls est essentiellement un livre de jeunesse. On y sent cette fièvre du cœur dont on se guérit plus tard en avalant tant de potions amères. Les sources de la tristesse et de la gaieté y sont abondantes et fraîches. Le soleil de mai et les regards de jeunes filles y luisent sans cesse ; il est certaines pages d’où s’exhalent de vraies senteurs de printemps. Qui n’a pas erré, quand ce ne serait que par la pensée, en l’apercevant du fond d’une voiture de voyage, auprès d’une maison blanche qui fuyait, dans l’allée touffue des tilleuls ! Qui n’a point placé sous ces voûtes vertes et parfumées quelques mystérieuses scènes d’amour comme celles qui se jouent à toute heure au fond d’une ame de vingt ans ! Dans ce premier livre de M. Karr, on trouve la poésie réelle, non pas celle dont le pied ne s’est jamais posé que sur les cimes onduleuses des nuages, mais celle qui a si bien erré sur la terre, qu’elle a laissé des lambeaux de robe et des gouttes de sang à tous les buissons des sentiers. Nous avons tous, au fond de quelque tiroir, les lettres de Madeleine ; nous avons tous senti les mêmes déchiremens que Stephen au passage où elle nous prie de sacrifier au bonheur et au repos de son existence tout ce qui peut nous rester dans le cœur d’amour saignant et méconnu. Je ne dirai pas que le roman de Sous les Tilleuls soit une œuvre irréprochable, révélant la main d’un artiste expérimenté ; je dirai que c’est une œuvre faite d’une matière précieuse, car l’or peut aussi bien être jeté dans un moule informe que dans un moule régulier, et ce qui tombait dans le moule plein d’aspérités et de défauts où M. Karr jetait sa pensée, c’était quelque chose qui vaut mieux que l’or, c’étaient les élans, les tristesses, les souffrances, le bonheur, enfin toute la vie et toute la sève de notre ame dans nos jeunes ans.

Eh bien ! malgré tout le charme de ce roman, on sent pourtant, après l’avoir lu, quels obstacles s’élèvent encore entre M. Karr et le but qu’il lui serait peut-être permis d’atteindre. Ces obstacles, c’est lui-même qui se les est presque tous créés. Sans donner à la France un Tristram Shandy, M. Karr aurait pu doter notre littérature, assez pauvre dans le genre humoristique, d’un livre original plein d’amusantes digressions. Chez lui, le regard mélancolique des souvenirs aux yeux noirs, pour me servir d’une expression allemande, se marie heureusement au joyeux sourire des pensées moqueuses. Tout le monde se souvient de maître Kreissler, dont la grande ame d’artiste était si mal à l’aise à la petite cour du duc Irénéus. Maître Kreissler, qui n’est autre que le divin Hoffmann lui-même, éveillait parfois, quand il laissait son esprit parcourir en se jouant toutes les choses de ce monde, des vibrations aussi sonores et aussi profondes que lorsqu’il laissait ses doigts errer à l’aventure sur les touches de son clavecin. Sans atteindre jamais à ces glorieuses hauteurs, M. Karr aurait pu broder çà et là de fantaisies brillantes et légères le thème de ses romans. Enfin, et c’était pour lui un moyen puissant de succès, il possédait dans toute sa force un sentiment que le panthéisme de l’Allemagne inspire à tous les romanciers, mais qui est encore rare en France, je veux parler de cet amour plein de mystérieux désirs et de vagues espérances qu’on ressent pour la nature de l’autre côté du Rhin. Or, voici quelle a été l’influence du pamphlet sur M. Karr : les sentimens qui pouvaient s’épanouir en lui, le pamphlet les a d’abord frappés dans leur forme extérieure, c’est-à-dire dans leur langage, puis il a fini par les altérer dans leur essence. Quelques vers de Virgile retenus des leçons du collége, quelques notions élémentaires de science, voilà d’ordinaire quel est le bagage de tous ceux qui débutent dans la vie littéraire. Est-ce dans ces souvenirs à demi effacés que l’écrivain trouvera la matière dont il a besoin pour tisser le vêtement que sa pensée réclame ? Non, ce vêtement rare et précieux qu’on appelle le style se tisse lentement et avec de patiens efforts. Sa trame, comme celle des étoffes merveilleuses que préparent les fées, se compose de mille rayons divers tirés de tous les objets lumineux de la nature. Je ne sais aucune étude qui ne puisse servir au style, celle des arts, celle des sciences, celle des langues. Certainement il y aurait folie à vouloir exiger de l’écrivain le travail que toutes ces études supposent, mais je crois qu’on peut sans injustice demander à sa jeunesse un travail qui est incompatible avec le métier de journaliste. Encore si les occupations auxquelles se livrait M. Karr eussent agi d’une façon négative sur sa manière d’écrire ; mais elles ont fait plus, elles l’ont gâtée. Ainsi, dans le roman qui nous inspire ces réflexions, une expression empruntée à la langue intempérante du Figaro arrive sans cesse là où il aurait fallu un mot puisé dans un langage expansif, mais contenu.

La grandeur manque aux instans où elle est le plus impérieusement réclamée par le sujet. Lorsque arrive ce moment fatal de l’invocation à la débauche qui dans les drames passionnés du cœur est presque toujours marqué par des notes éclatantes, comme l’appel au démon dans les tragédies musicales ; quand Stephen, après avoir joué le rôle de Claude Frollo dans une scène où la Esmeralda était sa maîtresse et Phoebus son ami, se décide à demander aux joies effrénées du plaisir la guérison ou la mort de son ame, on s’attend à toutes ces splendides descriptions du vice qui peuvent jeter de si belles lueurs dans la poésie et dans le roman ; c’est le moment de faire entendre, comme dans la Confession d’un enfant du siècle, toutes les fanfares de l’orgie, interrompues çà et là par la vibration profonde de quelques accords douloureux qui s’échappent d’une ame repentante ou combattue. Mais, pour produire ces effets de grandiose harmonie, il aurait fallu se servir de l’instrument sonore dont M. de Musset dispose. M. Karr a pris celui qu’il avait sous sa main, l’instrument à la voix perçante et fêlée de ses charivaris quotidiens. Maintenant, pour voir la funeste influence du pamphlet passer du langage dans les sentimens eux-mêmes, il faudrait se transporter aux Guêpes. Dieu merci, nous avons encore plus d’un roman à examiner.

Avec de nouveaux personnages, Une Heure trop tard est la suite de Sous les tilleuls. Il n’y a même pas entre ces deux livres la différence qu’on trouve, dans les tableaux de Léopold Robert, entre le ciel des Moissonneurs et le ciel des Marais Pontins. Le même foyer de lumière jette sur le paysage les mêmes clartés et les mêmes ombres, le même foyer d’amour jette sur les visages les mêmes expressions de joie ou de mélancolie. C’est toujours une scène qui peut se passer dans le rayon de l’université de Goettingue. Il y a partout le même mélange d’humeur vaillante et d’humeur rêveuse. Pour être nourri, comme Stephen, de la lecture d’Uhland, de Berger et de Novalis, Maurice n’est pas moins fort que lui sur les règles du comment, cette bible belliqueuse des enfans de Thor qui fait vivre au sein des universités de la Germanie l’esprit guerrier de ses vieilles forêts. En un mot, c’est toujours un livre jeune avec la préoccupation généreuse du duel et l’amour sentimental des fleurs.

Mais, si les qualités sont communes à ces deux livres, les défauts aussi leur sont communs. Une Heure trop tard, ainsi que Sous les tilleuls, présente des digressions en grand nombre, où quelques traits d’une verve heureuse sont perdus au milieu d’une profusion de plaisanteries banales, réminiscences déjà plus lointaines, quoique toujours obstinées, de la première profession de l’auteur. Les situations et les caractères y sont compris souvent avec autant de vivacité et d’intelligence que dans les œuvres de l’ordre le plus élevé ; le style manque toujours. Il existait chez M. Karr le sentiment d’une poétique raillerie qui, dans un petit monde à part, entre le chevalet, les pots de fleurs, le clavecin, les fleurets et les grandes pipes, aurait pu s’exercer d’une façon charmante sur tous les sujets sérieux et frivoles que soulève dans son cours capricieux une conversation d’artistes. Peut-être aurait-il répandu ça et là, sur des questions abordées par hasard, quelques-unes des lueurs philosophiques dont le sourire de maître Kreissler éclairait bien des choses ; mais il fallait qu’il comprît dans quel espace il devait toujours se renfermer. Le grillon ne doit pas faire entendre ses chants hors de l’âtre où les enfans et les rêveurs cherchent des mirages et des harmonies.

L’originalité est le meilleur bouclier dont un poète puisse se servir pour défendre ses œuvres. Telle tragédie dont les fondemens occupent cinq grands actes de superficie s’écroulera vers par vers quand chacun viendra reprendre la pensée ou l’expression qu’on lui a dérobée ; telle histoire du cœur renfermée dans d’étroites limites bravera, sinon la lente dissolution du temps, du moins la violente destruction de la critique, parce qu’il n’est personne au nom de qui l’on puisse réclamer les élémens dont elle se compose. À ce point de vue, quelques-uns des ouvrages de M. Karr ont leur existence indépendante qu’on est forcé de respecter. Son roman de Fa Dièze, la troisième de ses productions dans l’ordre chronologique, est une bulle si l’on veut, mais une bulle qui tire d’elle-même la fraîcheur et l’éclat des nuances changeantes qu’elle fait briller aux yeux. C’est une songerie comme on peut en avoir au fond d’une chaise de poste, tandis que les grelots des chevaux qui vous entraînent et le roulement de la voiture rendent un son qui berce votre pensée. Pendant ce rêve de quelques heures, le romancier se livre à une course fantasque et désordonnée sur le clavier de l’ame humaine. Tout ce qui remplit notre cœur d’accords, depuis le tintement argentin que font les bruits éloignés de l’enfance jusqu’aux voix mélancoliques et désabusées de l’âge mûr, les accens joyeux, les notes plaintives, s’interrompent ou se succèdent sans ordre, sans suite, mais d’une façon qui trouble et qui séduit. Les livres de cette nature tiennent plutôt à l’art sensuel de la musique qu’à l’art abstrait et sévère de l’écrivain. Ils rappellent aussi le charme des essences, car ils ont la puissance enchanteresse, les exhalaisons enivrantes, enfin toute la douce volupté du narguilé.

Il peut arriver dans une grande ville qu’on traverse un jardin public pour aller d’un carrefour à un autre. Tout à l’heure on marchait sur le pavé boueux d’une rue étroite, on était resserré entre deux haies de maisons moroses pleines de grincemens de scie et de bruits d’enclume, à présent on foule le sable fin d’une allée, des arbres penchent sur votre front leurs feuilles d’où s’échappent mille chants d’oiseaux. Pourtant les voix du dehors ne cessent jamais de vous poursuivre. Aux deux extrémités du jardin on entend retentir leurs glapissemens, au milieu on distingue encore leur confus murmure. Parcourir la carrière littéraire de M. Karr, c’est faire ce trajet. En ce moment, je suis au milieu de ma course. Je cherche à ne plus rien entendre et à ralentir le pas. Quelle délicieuse fantaisie que les Révolutions de Pirmasents ! On retrouve presque la cour du duc Irénéus dans la cour de ce petit prince toujours en querelle avec son bottier et son tailleur. Cette douce ironie d’artiste dont je parlais tout à l’heure y est gracieuse et épanouie. Dernièrement, au milieu de tous les quolibets des Guêpes, j’ai rencontré cette riante bluette. Elle brillait là, comme l’image d’un chaste amour au milieu des folles pensées d’une fille perdue. Vendredi soir, le recueil qui l’a d’abord renfermée et que j’ai à présent sous les yeux, est un recueil rempli, comme Fa Dièze, de l’harmonie lointaine et confuse de mille souvenirs de jeunesse, un de ces livres qui vous causent un plaisir aussi incompatible avec toute idée de critique ou d’analyse que le plaisir dont notre ame peut être remplie par les jouissances de l’ouïe ou de l’odorat.

Le Chemin le plus court, qui fut publié en 1836, n’a plus cette parure de jeunesse qui nous a semblé si attrayante dans Une Heure trop tard et dans Sous les Tilleuls. Quoiqu’il ne se soit écoulé qu’un intervalle de trois ans, le romancier est déjà parvenu à l’époque où les mariages sans amour remplissent, dans les œuvres de l’imagination et dans la vie, le rôle du suicide, pour éteindre les battemens du cœur et amener d’irrévocables dénouemens. L’héroïne du Chemin le plus court ne se tue pas comme Madeleine ; elle se marie. On a prétendu que l’auteur avait fait entrer dans ce roman tous les détails d’une histoire douloureuse de son existence. Nous l’avons dit en commençant, nous laissons toujours au fond des œuvres où ils se cachent les mystères de cette nature. La critique doit obéir à une curiosité plus noble que celle qui porte sur les actes de la vie privée. La vérité qu’elle cherche dans un livre, ce n’est pas celle dont on s’assure par une enquête indiscrète de faits incertains et mal connus, c’est la vérité que chacun peut nier ou reconnaître en examinant les règles éternelles du beau et les sentimens éternels du cœur. Ainsi donc c’est aux caractères seuls que nous nous sommes attaché. Il en est un qui, tracé par un grand écrivain aussi fortement qu’il a été conçu par M. Karr, aurait pu se graver en traits ineffaçables, entre le caractère d’Obermann et celui de René, dans les esprits passionnés et rêveurs. Le rôle de Vilhelm Girl est d’un bout jusqu’à l’autre la glorification d’une paresse intelligente et poétique, dont bien des hommes de notre génération commencent maintenant à s’éprendre. Ce Vilhelm Girl est un poète, mais un poète qui laisse ses vers dans la fumée de son tabac et dans le calice de ses fleurs. Il est le fils de ceux à qui la gloire et la liberté ont menti, et il essaie de l’oisiveté. Ce n’est pas un René, car, si René n’attend plus rien de l’activité humaine, il interroge encore la nature avec inquiétude, il espère toujours du vent qui chasse les nuages et qui souffle la tempête quelque pensée révélatrice, quelque inspiration soudaine et décisive ; Vilhelm ne demande aux brises des mers que de secouer sur son front leurs parfums et leur fraîcheur. Ce n’est pas un Obermann, car, en face des beautés gigantesques et des révolutions éternelles de la nature, Obermann éprouve un sentiment d’oppression douloureuse plutôt que de pacifique admiration. Le vide que son scepticisme fait dans les cieux donne à l’air qui pénètre dans sa poitrine une insupportable pesanteur. Vilhelm n’a pas au fond de son ame plus de croyances qu’Obermann, mais il a une imagination plus calme et plus heureuse ; la nature lui sourit de ce sourire païen dont elle souriait à Goethe.

Vilhelm entend l’existence à la façon royale des lis ; pourtant, comme l’homme est soumis à des besoins qu’une puissance mystérieuse écarte des fleurs, comme il ne peut pas se vêtir avec les rayons du soleil et se nourrir avec la rosée, il faut bien qu’il se résigne quelquefois à rentrer dans cette vie active où il a tant de bonheur à fuir. Alors, ce que j’aime en lui, quand il est réduit à ces nécessités cruelles, c’est la manière calme et fière dont il s’y soumet. Quoiqu’il soit poète, il ne paiera pas d’un secret de son cœur chaque morceau du pain qu’il portera à sa bouche. Il n’évoquera pas les souvenirs sacrés et les chères ombres parce qu’il aura faim. Parce qu’il aura faim, il ne cherchera pas à sentir de nouveau dans ses yeux les larmes divines d’un premier amour, sur ses lèvres le dernier baiser d’une morte. Enfin, quoiqu’il soit poète, ce n’est pas à la poésie qu’il dira de le faire vivre. Il ira au-devant du voyageur pour porter sa malle, ou il prendra un fusil pour tirer les guillemots sur le bord de la mer. Si, par hasard, c’est de la plume qu’il lui prend fantaisie de se servir comme gagne-pain, il s’en sert comme faisait Jean-Jacques quand il n’écrivait ni pour son cœur, ni pour la gloire, c’est-à-dire qu’il l’emploie à une œuvre manuelle et sans valeur. Au lieu de copier de la musique, il rédige les discours du maire et du commandant de la garde nationale d’Étretat, car Vilhelm habite Étretat, quoiqu’il soit d’origine allemande. C’est une pernicieuse manie que celle de vouloir reconnaître à toute force dans les héros de la fiction les hommes qu’on a coudoyés. Il faut se défier d’interprétations que font d’ordinaire la malignité et la sottise. On peut affirmer cependant que Vilhelm existe. Vilhelm n’est plus un homme de vingt ans ; son ame a jadis servi d’écho à d’autres bruits que ceux de la mer. Mais je voulais oublier sa vie et ne plus voir en lui qu’un hardi compagnon et un noble paresseux. Hélas ! c’est chose impossible ; on m’apprend que Vilhelm va quitter de nouveau ce glorieux repos dont il était si fier et qu’il interrompait quelquefois seulement en traduisant à ses amis connus et inconnus quelques-unes de ses rêveries, pour se livrer à une entreprise active et violente parmi toutes les entreprises humaines. Vilhelm s’est mis dans l’esprit d’écrire à lui seul un pamphlet périodique, et pour concilier son amour de l’air, du ciel et de la paresse avec cet amour de bruit et de mouvement qui vient de rentrer dans son cœur, il a imaginé d’écrire sur Paris en restant le plus possible à Étretat. D’où il résulte que le genre de pamphlet qu’il a créé est quelque chose de bizarre et d’inouï. Parfois je me dis : Peut-être, s’il a embrassé ce nouveau métier, c’est qu’il y a maintenant à Étretat un maire et un capitaine de la garde nationale qui rédigent eux-mêmes leurs discours. C’est une industrie qui remplace celle qu’il a perdue. Si je le croyais, je parlerais encore de Geneviève et de Clotilde, puis je finirais là mon article.

Un critique que nous avons déjà nommé se plaignait avec amertume et presque avec désespoir de ce que l’esprit d’analyse s’était emparé avec tant de violence de toutes les facultés de son ame, qu’il lui gâtait la plupart de ses plaisirs C’est lui qui disait d’une femme « La jambe est mauvaise, » et ne pouvait plus aimer cette femme, quoique dans tout le reste de son corps les principes du beau fussent observés. Il y a peut-être quelque ambition à se plaindre d’une souffrance que peu d’hommes seraient en état de ressentir ; mais, en admettant que ces plaintes fussent fondées, et je suis persuadé qu’elles l’étaient, celui qui les faisait entendre souffrait d’un mal bien réel, quoique fort profitable à son métier. Loin d’avoir à faire à notre organisation des reproches de cette nature, nous ne nous sentons au contraire que trop disposé à un abandon complet des règles de l’esthétique en faveur de tout ce qui nous charme et nous émeut. Un sourire qui ne grimace pas dore pour nous des pages entières. Pour nous, une larme efface plus de fautes, dans le livre qui nous l’a fait verser, que les pleurs victorieux de la pénitence n’effacent de souillures devant le tribunal de Dieu. Voilà pourquoi l’expression de la sympathie nous vient souvent là où l’on s’attendrait peut-être à trouver celle du blâme, quand nous parlons des romans de M. Alphonse Karr. L’analyse, comme chacun sait, n’est pas autre chose qu’un scalpel ; comment voulez-vous que j’enfonce un scalpel là où il y a de la chaleur et de la vie ? C’est ce que je me suis déjà dit tout à l’heure, c’est ce que je me dis encore à côté de Geneviève et de Clotilde. J’espérais que c’étaient deux corps inanimés, et qu’il serait facile d’y faire pénétrer les instrumens tranchans de la science ; mais voilà que de ces yeux et de ces lèvres sur lesquels je me penchais comme sur des yeux éteints et des lèvres mortes, il s’est échappé des regards qui m’ont séduit et une haleine qui m’a presque enivré. Ainsi, par exemple, il y a dans Geneviève des chapitres en vers que j’ai commencé à lire avec l’intention bien formelle d’y relever l’affectation de bizarrerie, les faiblesses de style, enfin tous les défauts littéraires dont ils abondent ; puis, quand je suis arrivé à cet endroit :

Oh ! qu’il est beau l’amour tel qu’on le sent dans l’ame
Sous les saules, le soir !

quand je suis arrivé à cet endroit, je n’ai plus pensé à l’art, j’ai pensé à l’amour et aux saules.

Pourtant je vais tâcher de faire trève aux émotions et de dire quelques paroles de vérité. Geneviève et Clotilde ont paru en 1839 ; or, en 1839, le nom de M. Karr est écrit en toutes lettres en tête du Figaro. Quand l’auteur de Sous les tilleuls ne se bornait plus qu’à envoyer de temps en temps des articles sans signature à quelques-uns des organes les plus infimes de la presse quotidienne, à peine si cela faisait partie de sa vie littéraire. Il y a des hommes dont l’esprit aime parfois à s’échapper pour aller sous le masque courir les aventures et se plonger dans les folles joies. Libre à eux de faire ces excursions s’ils savent y mettre assez de prudence pour que le scandale ne soit point trop bruyant. En lisant Vendredi soir, et même le Chemin le plus court, il y avait bien des instans où nous nous apercevions, soit aux accès d’une gaieté intempestive, soit à des assoupissemens passagers, que l’esprit du romancier se permettait plus d’une escapade et revenait souvent exalté par l’ivresse ou appesanti par la fatigue ; mais nous avions la discrétion de ne faire part à personne de nos remarques. À présent, voilà que M. Karr avoue hautement ses habitudes ; il nomme lui-même les lieux qu’il fréquente, il s’intitule rédacteur en chef du Figaro. Ainsi donc, si l’on remarque dans Geneviève et dans Clotilde, plus souvent encore que dans Sous les tilleuls et Une Heure trop tard, d’impardonnables négligences de langage, des tours d’une familiarité choquante, enfin un ton de plaisanterie vulgaire qui contraste avec une façon naturellement délicate de s’exprimer et de sentir, on saura que c’est au rédacteur en chef du Figaro qu’il faut s’en prendre. Il y avait toujours eu chez M. Karr, à côté d’une originalité véritable, un défaut qui pourtant ne s’accorde guère avec cette précieuse qualité, je veux parler de ce besoin inquiet d’une singularité visible et matérielle dont les intelligences d’élite ne sont pas ordinairement tourmentées. Eh bien ! le Figaro donna à cette mauvaise tendance un incroyable développement.

M. Karr allait jusqu’à chercher la bizarrerie dans les découpures et dans la couleur du papier de son journal. En même temps il transportait dans ses romans ces affectations d’étrangeté destinées à frapper les yeux de la foule. Je me souviens de certains chapitres qui finissent sur un mot inachevé dont la suite est au chapitre suivant. Ce sont là des puérilités qu’on est presque honteux de relever, mais qui servent à bien faire comprendre le goût faux et ambitieux des longues et inopportunes digressions qu’on trouve dans Geneviève et dans Clotilde. L’affectation est à l’originalité ce que la fanfaronnade est au courage ; on ne peut pas affirmer qu’elle doive l’exclure, mais il est certain qu’elle en fait douter.

Je ne veux point parler du roman d’Hortense, qui nous ramènerait au sujet épuisé de la littérature industrielle du feuilleton. Je l’ai dit, la carrière purement littéraire de M. Karr se termine, en 1839, par la publication de Clotilde ; maintenant, avant de le suivre dans la nouvelle période où il est entré, je voudrais revenir encore sur les tendances et sur la nature de son talent.

Je crois qu’avec la fureur des analogies, il n’est pas une seule originalité qu’on laissât debout. Ainsi, de même qu’on pourrait combattre Heine avec Sterne, et opposer le Voyage sentimental aux Reisebilder, de même on pourrait combattre M. Karr avec Heine, et opposer aux fantaisies les plus capricieuses du Fa Dièze les rêveries vagabondes du tambour Legrand. C’est là une guerre que je n’aime pas, car presque toujours on l’entreprend avec témérité et injustice. Il n’est pas de combinaisons d’idées, si bizarres soient-elles, qui ne puissent s’offrir à deux esprits d’une manière presque semblable à la même époque ou à des siècles d’intervalle. Et puis les ressemblances qu’on croit saisir sont trompeuses, car la vanité de celui qui veut les établir lui fait souvent de singulières illusions sur leur exactitude. Je ne contesterai donc pas à M. Karr la qualité que je lui ai reconnue, je ne m’interdirai pas non plus de lui comparer Henri Heine. Seulement je chercherai dans ce parallèle non pas le fait d’une imitation fort incertaine, et qui n’intéresse d’ailleurs que les deux écrivains qu’on met en cause, mais quelques-uns de ces principes généraux dont chacun peut faire l’application.

Henri Heine et M. Karr sont tous les deux des hommes d’imagination qui ont pris pour une vocation de pamphlétaire cet instinct de combativité que la phrénologie reconnaît dans le cerveau des poètes. Après avoir souhaité, l’un qu’on écrivît ces seuls mots sur sa tombe : « Il aima les fleurs de la Brenta ; » l’autre, qu’il ne restât pas d’autre souvenir de lui que son nom donné à une espèce d’œillets et de roses, tous les deux se sont enfoncés au plus épais du tourbillon de l’activité humaine. Lord Byron rêvait des combats dans la patrie de Tyrtée pour occuper cette ardeur belliqueuse que ressentent presque toutes les natures poétiques. Les écrivains dont je parle ont cherché de plus sérieux dangers que ceux qu’on court sur les champs de bataille. Par les blessures du corps, c’est le sang qui s’en va ; par celles de l’ame, c’est cette divine essence qui chez les uns est la vertu, chez les autres la poésie.

Bien loin de regarder le bon sens comme au-dessus ou au-dessous de la poésie, je pense, au contraire, que, chez les poètes comme chez tous les écrivains possibles, c’est la première et la plus indispensable des qualités ; seulement je distingue le bon sens dont on a besoin pour les œuvres d’imagination de celui qu’exige la vie réelle. Henri Heine et M. Karr conservent, au milieu des divagations les plus excentriques de leur pensée, beaucoup de ce premier bon sens, qui régit aussi les descriptions les plus fantastiques d’Hoffmann et les plus humoristiques digressions de Sterne ; mais l’autre bon sens, celui de tout le monde et de tous les jours, leur fait souvent défaut, quoiqu’ils aient la prétention de le posséder aussi : je n’en veux pas d’autre preuve que toutes les pages qu’ils s’amusent à écrire sur tant de sujets arides et frivoles, quand ils pourraient faire de si jolies chansons du mois de mai. Henri Heine et M. Karr ont tous les deux ce précieux sentiment de la nature, qui fait de tous les paysages qu’on parcourt cette forêt enchantée où toutes les fleurs vous regardent et où tous les oiseaux murmurent à vos oreilles des mots mystérieux. Ils ne la comprennent pas à la façon vertueuse et pastorale d’Auguste La Fontaine et de Gessner ; ils l’aiment d’une façon ardente et passionnée. Pour eux, ce n’est pas une mère, c’est une maîtresse. Cependant les rêveries sous les peupliers, les contemplations amoureuses des fleurs, enfin toute cette façon extatique d’entendre la vie, n’étouffent pas chez eux une ardeur juvénile semblable à celle des blonds enfans de l’université de Goettingue. Les fleurets font partie de leur bagage de poète ; ils ont quelque chose de pétulant et de querelleur, qui forme un contraste piquant avec leurs dispositions à la mélancolie. Tout cet ensemble de qualités et d’habitudes, qui rend ces deux hommes deux poètes propres à voyager dans le bleu et à y faire voyager les autres, ne les destinait en aucune façon à la carrière qu’ils ont prise. Leur talent à chanter le printemps est fort inutile à des pamphlétaires, et leur pétulance d’écolier, qui allait fort bien avec les excursions vagabondes de leur imagination, s’accorde fort mal avec la tâche rude et sérieuse qu’ils veulent remplir aujourd’hui. Quand ils attaquent des hommes d’état ou quand ils frondent un acte du pouvoir, ils ont toujours l’air de se croire encore à Carlsruhe ou à Kœnigsberg, occupés à tourmenter les bourgeois ou à casser les lanternes de la grande rue.

C’est que l’ardeur dont on a besoin pour un pamphlet n’est pas cette vivacité irréfléchie d’un artiste qui s’exerce en se jouant sur tout ce qui offre un côté risible ; c’est la flamme qui a son foyer dans les convictions les plus profondes du cœur. Ce qu’il faut, ce n’est pas une verve d’atelier, comme celle de M. Karr ; c’est la verve de la tribune. Je suis si loin d’avoir sur le pamphlet l’opinion du libraire juré qui venait de condamner Paul-Louis Courier, qu’au contraire je regarde la mission du pamphlétaire comme la plus sérieuse de toutes. Parmi ceux qui se sont distingués dans cette rude et difficile carrière, je ne connais pas un seul homme qui soit sorti du pays des rêves ; tous avaient d’abord trempé leurs ames dans une vie d’études positives et laborieuses. Les mathématiques, la science aride du droit, la culture des langues, ont préoccupé trois intelligences bien inégales entre elles, mais qui toutes les trois ont remué avec éclat et bonheur des questions vivantes, celle de Pascal, celle de Montesquieu et celle de Courier.

Ce n’est pas le vent, ce n’est pas la fleur, ce n’est pas l’oiseau qui vous murmure à l’oreille ce qu’on doit écrire pour obtenir la réforme d’une loi vicieuse ou l’établissement d’une loi utile ; c’est la science, c’est l’histoire, l’histoire, qui n’est pas si menteuse qu’on veut bien le dire pour se dispenser de l’étudier. Il est des bibliothèques de poètes qui se composent d’un Homère et d’une Bible ; dans la bibliothèque du pamphlétaire, depuis les douze tables de la loi romaine jusqu’au code impérial des Français, je voudrais tous les recueils de législation ; je voudrais aussi toute cette docte réunion d’historiens que Machiavel appelait ses compagnons et ses maîtres. Dernièrement, en parcourant les admirables libelles de Camille Desmoulins, j’en pris un qui, presque dans son entier, n’était pas autre chose qu’une éloquente traduction de Tacite. Quelquefois Paul-Louis Courier substitue aussi à sa pensée celle d’un historien qu’il commente, ou même laisse parler sans commentaire. C’est ainsi que le pamphlet doit s’écrire ; ce n’est pas des entrailles de la nature qu’il se tire, c’est de celles de l’humanité : ce n’est pas seulement une œuvre d’improvisation, c’est aussi une œuvre de labeur. Du reste, l’improvisation et le labeur sont loin de s’exclure. Il est bien des têtes à bonnets carrés, bien des fronts jaunis et ridés par les veilles, d’où se sont échappés des essaims de pensées plus bruyantes et plus meurtrières que celles de M. Karr. Je ne veux pour preuves que les fameux pamphlets du XVIe siècle, entre autres ceux d’un docteur dont Heine invoque souvent le glorieux patronage, de Martin Luther lui-même.

C’est à peine s’il est besoin de dire, après avoir cité un pareil nom, qu’entre les mains de l’auteur de Fa Dièze la plume de ceux qui remuent le monde serait aussi déplacée que l’eût été l’épée de Walstein ou de Gustave-Adolphe entre les mains du duc de Richelieu. Les peintres font subir à leurs tableaux une épreuve qui est décisive, en les plaçant devant une glace où se réfléchissent dans une reproduction exagérée toutes les fautes contre la pureté des lignes et contre la correction du dessin ; l’imitation est le miroir dont on peut se servir pour juger des talens originaux. Chez les imitateurs, on trouve cette exagération des défauts que la glace présente à l’œil de l’artiste. Ainsi les opuscules qui ont été créés en si grand nombre à l’image des petits livres de M. Karr montrent tout ce qu’il y a dans les Guêpes d’incomplet et d’impuissant. La disette de vues sérieuses et de réflexions piquantes, le scandaleux abus des noms propres, la stérilité du fond, la vulgarité de la forme, voilà ce que le goût et la conscience du public reprochent à toutes ces publications infimes dont l’examen ne doit trouver place ni dans notre travail ni dans ce recueil. Nous sommes loin de confondre M. Karr, on le pense bien, avec tous les écrivains qui l’ont imité. Fût-il le dernier parmi les poètes, ce titre seul de poète suffirait à le tirer de ces régions où ne s’est jamais égaré le plus mince rayon de poésie ; mais, fût-il le premier du chœur immortel que chaque siècle augmente à peine d’une voix, cela ne le rendrait point plus propre à écrire le pamphlet. Le pamphlet, tel que je l’entends dans le sens le plus élevé et en même temps le plus exact du mot, le pamphlet, qui apporte tout à coup sur une question pendante une solution décisive, qui, dans une discussion religieuse ou dans un débat politique, jette des lumières soudaines sans s’inquiéter des yeux qu’il blesse et de ceux qu’il éblouit, le pamphlet, qui agit d’une façon prompte et efficace sur les choses humaines, n’est pas l’œuvre d’un rêveur, mais l’œuvre de celui qui veille ; il ne naît pas aux rayons de la lune qui dorment sur le lac ou sur la prairie, mais bien aux clartés que la lampe projette sur la feuille où court une plume infatigable ; enfin, pour être pamphlétaire, il ne faut pas prêter une oreille paresseuse au bruit que fait la nature sous les ondes ou dans le gazon : il faut prêter une oreille vigilante au bruit que fait l’humanité vivante dans les villes, et l’humanité morte dans les livres.

Maintenant je conçois un autre genre de pamphlet, d’un ordre tout différent du premier, qui exige encore de l’activité, mais une activité d’une autre nature ; j’entends parler de ce pamphlet frivole et moqueur dont les travers passagers et les ridicules du jour alimentent la malice. Pour celui-là, il faut se condamner à ne plus voir briller la nuit que des candélabres et des lustres, à ne plus saluer la campagne que les jours où il y a des chasses et des courses. On sait que Satan ne dit ses secrets qu’à ceux qui lui ont vendu leur ame ; le monde est comme le tentateur, il ne se révèle à vous que si vous consentez à devenir sa proie. C’est ce qui arriva à presque tous les beaux esprits du XVIIIe siècle, l’époque du roman de mœurs par excellence ; le monde dont ils pénétraient tous les mystères avec un coup d’œil si certain s’était tellement emparé d’eux, que l’air du dehors ne leur arrivait plus. Comme l’a dit M. Villemain avec tant de vérité et de grace, quand on voulait voir la nature, on ouvrait les fenêtres qui donnaient sur les jardins. S’il était un poète à qui une pareille vie dût répugner, c’était certainement M. Karr. Un des sentimens qu’il a le mieux exprimés dans ses romans, c’est cet amer et impatient dédain qu’éprouvait aussi Jean-Jacques pour mille usages blessans et mille conventions puériles qu’on rencontre partout où se réunissent les hommes. Eh bien ! M. Karr a imaginé pourtant d’écrire sur les mœurs de son époque tout aussi bien que Beaumarchais ou Voltaire, et ne croyez pas qu’il se soit borné, comme Montesquieu dans ses Lettres Persanes, à présenter des peintures générales de la société. S’il s’était tenu prudemment dans le vague de quelques observations d’un ordre élevé, l’auteur des Guêpes aurait pu suppléer à l’ignorance des détails par l’intelligence de l’ensemble, mais cela ne suffisait pas à M. Karr. C’est dans ses plus secrètes particularités qu’il a voulu nous faire connaître la vie mondaine, tout en protestant de son mépris pour elle. De là est résultée une chronique des plus étranges. Certes, je trouve qu’il vaut mieux vivre à l’air et avec Dieu seul pour témoin, suivant une belle expression antique, qu’au milieu d’une société qui s’arroge sur vous ou sur laquelle vous vous arrogez le droit de contrôle. Seulement, quand on vit au fond d’une vallée ou au bord de l’Océan, il ne faut pas se mettre à tenir un journal de ce qui se passe dans les ruelles ; car, outre le risque d’écrire un mauvais journal, on court celui de faire perdre à sa retraite toute sa dignité. En parlant sans cesse et avec une sorte d’orgueil des loisirs et des méditations de sa solitude, on attire sur soi cette belle et formidable sentence de Montaigne : « C’est une lasche ambition de vouloir tirer gloyre de son oisiveté et de sa cachette. Il faut faire comme les animaux qui effacent leur trace à la porte de leur tasnière. »

Ce qu’il y a d’exclusivement poétique dans le talent de M. Karr lui interdit le pamphlet politique, ce qu’il y a de vagabond dans son humeur et d’agreste dans son caractère lui interdit le pamphlet mondain. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que la matière a manqué aux Guêpes. En voyant tous les objets sur lesquels il comptait, pour exercer sa verve, devenir de plus en plus insaisissables et confus, puis lui échapper tout-à-fait, M. Karr en est revenu aux seules choses qu’il eût dû étudier toujours, à la nature et à son cœur. Mais le cœur et la nature se refusent à des épanchemens obligés, il n’y a pas moyen de les faire concourir au succès d’un pamphlet périodique. Ces descriptions qui charmaient dans les romans de M. Karr, ces rêveuses interprétations du langage des fleurs, ce goût mélancolique et hardi pour la mer, tous ces sentimens et toutes ces peintures qui souriaient à l’esprit, l’affectent d’une façon pénible, maintenant qu’on sent en eux le résultat d’une production hâtive et d’une laborieuse nécessité. Comprenez-vous ce qu’il doit y avoir de fatigant pour le cerveau à chercher éternellement, jusqu’au sein de la contemplation paisible des phénomènes qui nous environnent, une matière à longs discours ! à se dire : Il ne s’est passé aucun évènement dans le mois qui vient de s’écouler ; je vais aller voir le soleil se lever sur les flots ! Que devient la radieuse paresse de Vilhelm ? Le navire qui passe, il faut le décrire, l’oiseau qui passe, il faut le décrire, et la pensée qui traverse le cœur comme l’oiseau traverse le ciel, ailée et chantante, il faut l’arrêter bien vite dans son vol, de peur qu’elle ne s’enfuie et disparaisse. C’est là ce qui me paraît le plus affreusement cruel, mais c’est ainsi. L’ame n’a plus une seule impression qui ne soit vendue d’avance et dont on ose jouir à soi seul. Je me suis déjà servi d’un mot qui rend complètement ma pensée sur la publication périodique de M. Karr : c’est un interminable tête à tête avec le public. Le public et M. Karr ressemblent à des gens las d’être continuellement ensemble, qui n’ont plus rien à s’apprendre, ne se parlent plus que par habitude, ne s’écoutent plus que par égard. Le public doit être d’autant plus fatigué, que l’auteur des Guêpes se rend continuellement coupable, envers lui, d’une faute qu’on commet bien souvent envers sa maîtresse. Si le public n’avait pas forcément un rôle muet, il dirait à M. Karr : « Entretenez-moi de mes qualités, ou, si vous le voulez, de mes défauts, mais parlez-moi toujours de moi-même. » Et M. Karr se reprend sans cesse à lui raconter ses pensées, ses rêves, ses loisirs, enfin tout ce que dans un tête à tête votre interlocuteur vous empêche d’achever pour commencer des confidences que vous interrompez à votre tour. J’ai sous les yeux tout le recueil des Guêpes, et j’ai peine à comprendre comment cette conversation de deux années a pu se soutenir ; que de patience elle a exigée d’une part, que d’efforts de l’autre ! Il est vrai qu’elle a été égayée par des personnalités, et c’est là le plus grand reproche que je lui adresse, car je l’aime encore mieux traînante et monotone que railleuse d’une raillerie agressive et offensante. M. Karr, en commençant sa longue série de petits livres, avait promis qu’il n’attaquerait que les sots et les fripons. Si je n’avais pas autant de répugnance qu’il semble avoir de plaisir à écrire des noms propres, je pourrais, parmi ceux qui ont eu à subir ses attaques, lui citer plus d’un homme qui n’est ni un fripon, ni un sot, de même que je pourrais citer plus d’un sot et plus d’un fripon parmi ceux qu’il a constamment épargnés. Je ne lui reprocherai pas cependant d’obéir à des haines systématiques, et d’être le partisan déguisé de maintes coteries littéraires et politiques ; il faut laisser le soin d’entasser les accusations de cette nature à ceux qui lui font cette guerre honteuse de lettres anonymes dont il a souvent fait justice ; pour moi, je me bornerai à lui rappeler une phrase de Voltaire qui me revient à la mémoire : « On peut aujourd’hui diviser les habitants de l’Europe en lecteurs et en auteurs, comme ils ont été divisés, pendant sept ou huit siècles, en petits tyrans barbares qui portaient un oiseau sur le poing, et en esclaves qui manquaient de tout. »

Cette phrase a été écrite en 1740, et, toute vieille qu’elle est de cent années, on la dirait éclose d’hier. Oui, il n’y a plus aux portes de Paris, sur le faîte des collines, ces tourelles crénelées d’où les seigneurs rebelles et félons s’abattaient sur les voyageurs ; mais, au sein même de Paris, il y a telle maison à cinq étages de la rue Richelieu ou de la rue Saint-Honoré, où résident de petits tyrans portant sur le poing des oiseaux de proie dont ils se servent pour faire la chasse aux passans. Il faut bien que l’humeur querelleuse, les fantaisies despotiques et les allures provoquantes se réfugient quelque part. Depuis que la plume fait l’office de l’épée comme instrument de fortune et d’aventure, elle doit inspirer à ceux qui s’en servent les conseils hardis et les caprices belliqueux qu’inspirait la rapière dont on sentait la garde sur son flanc. M. Karr est un des représentans de cette race turbulente et hautaine qui jugent le public corvéable à merci, lui imposent chaque jour des tailles nouvelles, et fondent sans cesse sur lui à main armée. Les chevaliers qui guettaient les voyageurs du haut de leur château-fort, ne se donnaient guère la peine de distinguer si l’homme qui passait dans le lointain était un abbé trottant doucement sur sa mule, ou un capitaine bardé de fer monté sur son cheval de bataille. C’est encore une ressemblance de plus que M. Karr se trouve avoir avec eux. Certainement il n’a jamais cherché à éviter ceux qui montaient de vaillans coursiers et qui étaient suivis de grosses escortes ; mais, parmi ceux qui ont eu le plus souvent le malheur de le rencontrer au bord des chemins qu’ils étaient obligés de suivre, je pourrais citer bien des docteurs en robes longues, bien des hommes qui s’effraieraient à l’idée de vider une affaire d’honneur autre part que dans la boutique de Barbin.

Peut-être que le public a encore quelques années à se laisser pressurer et bafouer par ces despotes littéraires, comme il se laissait pressurer et bafouer par les seigneurs d’autrefois ; pourtant la phrase de Voltaire nous apprend qu’il y a cent ans que ces abus existent ; ils doivent toucher à leur fin, puisqu’ils sont si vieux. Un jour, cette dernière tyrannie sera détruite comme les autres ; elle différera de toutes les puissances qu’on renverse, en ce qu’elle ne laissera aucun monument de son existence.

À présent, encore un reproche à adresser aux Guêpes, et nous en avons fini avec une critique qui nous est pénible. Le pamphlet de M. Karr affecte une indifférence complète pour toutes les formes de gouvernement ; or, je crois le scepticisme politique incompatible avec la nature du pamphlet. Qu’un poète ne soit d’aucun parti, je le conçois ; qu’il dise des opinions, en se laissant prendre tour à tour à ce qu’il y a de noble et de généreux dans chacune d’elles, ce que Henri Heine dit quelque part des religions : je les ai toutes ; rien de mieux : les poètes ne sont pas des soldats ; aucune nécessité ne les oblige à se mettre dans des rangs. Mais un pamphlétaire combat. Il peut se placer en avant ou sur les flancs d’une armée ; il ne peut pas s’avancer seul. C’est pourtant ce que M. Karr a tenté. Il y a bien long-temps que le chimérique désir de s’élever au-dessus des partis, suivant l’expression consacrée, remplit des intelligences nombreuses, dont quelques-unes sont grandes et fortes, d’une stérile préoccupation. Le seul moyen de s’isoler des partis, c’est de s’éloigner des lieux où se livrent leurs batailles. Tout ce qu’on peut faire en restant au milieu d’eux, c’est de rassembler de nouvelles phalanges qui augmentent le désordre qu’on s’était flatté de réprimer. Autrement, les partis vous méprisent ou vous broient. Pour combattre en dehors de leurs rangs, il faut se résigner à jouer un rôle inutile, ou se décider à jouer un rôle dangereux. Enfin, lors même qu’on attaquerait quelques principes sur lesquels les hommes varient suivant les points de vue où ils se trouvent placés, il faudrait savoir respecter les sentimens qu’ils partagent tous. Or, je trouve sans cesse dans M. Karr des railleries adressées à une antique religion dont le symbole est un drapeau, à l’amour du pays. Voltaire, qui, certes, s’entendait aussi bien que M. Karr à trouver le ridicule partout où il était, Voltaire a consacré aux vaillans gentilshommes de Fontenoy les plus belles pages qui soient jamais sorties de sa plume. Quand je pense à ces radieuses batailles où la maison rouge faisait des merveilles, j’ai peine à croire que toutes ces bouches, animées d’un si spirituel sourire sous les fines moustaches qui les ombrageaient, aient prononcé des cris sans valeur et des mots vides de sens ; quand je pense aux combats meurtriers des plaines de la Champagne, j’ai peine à croire que toutes ces robustes poitrines, qui s’opposaient nues aux coups des ennemis, n’aient renfermé que des sentimens égoïstes et faux. L’exaltation chevaleresque a été chez M. de Châteaubriand une source intarissable d’éloquence, le sentiment national a fait toute la gloire de Béranger. Si j’insiste sur ces vérités dont la redite peut sembler inutile, c’est que de notre temps quelques esprits ont imaginé de se servir du patriotisme de vaudeville pour tourner le véritable patriotisme en ridicule. Dernièrement un poète, qu’on n’accusera pas d’être un rimeur de lieux communs et un faiseur de couplets, un des écrivains dont le nom, au contraire, écarte le plus toute idée de sentiment banal et de pensée vulgaire, a trouvé, dans un mouvement de colère et d’orgueil patriotique, une inspiration soudaine et brillante :

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand.

J’avoue que les odes les plus pompeuses, les strophes les plus splendides, me font moins de plaisir que ce vers. S’il est des hommes qui croient pouvoir se passer du plus noble mobile que nos actions aient jamais eu, quel que soit leur talent, je les plains. Qu’ils soient poètes ou hommes d’état, qu’ils parlent le langage poétique dans toute sa magnificence sonore ou la langue parlementaire dans toute son austère et éloquente simplicité ; qu’ils rappellent, par la gravité de leur extérieur, quelques traits du caractère sérieux de Strafford, où, par la douceur de leur parole et les loyales utopies de leur intelligence, quelques traits de l’humeur aimable de Falkland, qu’ils se soient placés à la tête de nos conseils ou à celle de notre littérature, s’ils ne font jamais entendre leur voix que pour étouffer de sublimes émotions qu’on est trop heureux d’éprouver encore après tant d’élans comprimés et tant d’espérances déçues, s’ils restent toujours en opposition avec des instincts qu’ils ne pourront pas détruire sans exercer sur notre glorieuse nature de Français une véritable mutilation, ces hommes se perdront dans des routes périlleuses et fausses, et, je l’espère, ils se perdront seuls. Ils remplaceront le culte que tant d’ames fermes et généreuses pratiquent depuis si long-temps par de vagues croyances ou par une indifférence coupable. En politique et en poésie, le vague et l’indifférence sont également pernicieux. L’indifférence frappe mortellement la pensée, le vague frappe mortellement le style ; l’indifférence blesse les gens de cœur, le vague blesse les gens de goût. L’homme d’état fait des traités qu’on désapprouve, le poète fait des odes qu’on ne comprend point.

Si ce sont là, comme nous le pensons, des faits et des principes incontestables, avons-nous besoin d’ajouter que cette religion positive de la patrie, sans laquelle tout débat est languissant, toute œuvre politique fatale ou stérile, que cette religion est indispensable à l’homme qui veut intervenir chaque jour dans les discussions publiques ? Oui, pour écrire un pamphlet, il faut obéir à une conviction ardente. On n’animera pas l’œuvre d’Addison en mêlant quelques attaques malicieuses à ses placides réflexions sur la société et la morale. Le pamphlétaire a besoin d’un sentiment passionné, et d’un sentiment passionné qui ait un but ; car toute la rêveuse sensibilité d’Yorick, assez puissante pour remplir des volumes entiers d’ineffables épanchemens, d’émotions mystérieuses, d’impressions bizarres et profondes, n’aurait pas pu défrayer un libelle destiné à exercer une influence immédiate sur la vie active. Les Guêpes de M. Karr échappent à toute espèce de classification, mais ce n’est point, comme le talent de leur auteur, parce qu’elles ont quelque chose d’original et de distinctif : c’est parce qu’elles sont formées d’un assemblage de traits confus et discordans. M. Karr ressemble à un homme qui vide un sac d’où tombent pêle-mêle des objets de toute espèce destinés à tous les usages, des tablettes, des pinceaux, des fleurs fanées et des nœuds de rubans ; son ame laisse se répandre en désordre des sentimens et des pensées de toute nature ; on voit se succéder, dans les pages qu’il remplit tous les mois, les réflexions politiques, les personnalités injurieuses, les rêveries et les caquetages.

Au reste, quand M. Karr serait né avec la verve satirique de Beaumarchais, je crois qu’il ne serait pas secondé par l’époque au milieu de laquelle nous vivons. Les rendez-vous dans les petites maisons, les soupers, les duels, tous les incidens variés qui défrayaient la chronique du XVIIIe siècle, ont disparu de nos mœurs. Il est resté dans la jeunesse une brutale énergie pour le plaisir qui se dépense d’une façon bruyante dans les mêlées homériques du carnaval ; mais, pour peindre ces saturnales, c’est le vers de Pétrone qu’il faudrait, non pas la phrase de Figaro. Ce qui fait tout le charme des gazettes médisantes, c’est le mystère à moitié soulevé des aventures que l’on raconte : ceux qui se souviennent de la Confession d’un enfant du siècle, un des plus beaux livres de ce temps-ci, savent quel caractère hardi et vaillant a pris la débauche pour une génération toujours avide des dangers que n’offre plus la carrière du soldat. La débauche n’est plus cette divinité musquée dont les contes badins de Voltaire suffisaient à charmer les oreilles, c’est une virago comme cette liberté que l’auteur de la Curée entrevit il y a douze ans ; elle a besoin, elle aussi, des cris bruyans et des puissantes étreintes. De petites nouvelles sur son compte sont ce qu’auraient été de petits vers sur la déesse en bonnet phrygien de 93. Puis le plus charmant élément de scandale, le libertinage élégant des femmes, n’existe plus de nos jours. Les vertus conjugales fleurissent à côté de la licence des mœurs. La race des femmes galantes, comme Mme de Jully et Mlle d’Épinay, est maintenant aussi anéantie que la neige d’autan. Les tendres présidentes, les audacieuses marquises, les sémillantes bourgeoises, ont disparu avec la chaise à porteur et le loup de velours noir. Les femmes ont encore des intrigues, mais ces intrigues sont beaucoup plus rares, et d’ailleurs il n’est plus permis de les dévoiler. On se met sous l’abri des grandes ailes qu’étend l’ange des romanesques amours, et on ferme la porte aux petits cupidons indiscrets qui, dans les poésies de Dorat, soulèvent les rideaux des alcôves. En un mot, toutes les femmes dont l’inconduite serait piquante ont des maris ou des amans qui prennent au sérieux leur métier. Quant à celles qui s’en vont, visage découvert, aux grandes rondes du sabbat, elles peuvent inspirer des odes humanitaires, mais elles ne sont d’aucune ressource pour le nouvelliste.

Le nouvelliste ! comment se fait-il que M. Karr ait jamais pu ambitionner ce titre. Eh ! mon Dieu ! c’est parce qu’il sent si bien lui-même ce qu’il y a de desséchant et de mortel dans l’atmosphère où il s’est placé, qu’il se donne tant de peine pour y faire pénétrer comme des bouffées d’air frais et matinal les vivifiantes émanations de la poésie. Mais, hélas ! ce sont des efforts perdus ; dans l’air où il veut l’introduire, la poésie est étouffée. Dernièrement je sentis un vif mouvement de curiosité en rencontrant parmi ses petits livres un roman, Pour ne pas être Treize. Pour ne pas être Treize confirme ce que je disais tout à l’heure de l’insurmontable difficulté qu’éprouve l’auteur des Guêpes à renouveler l’air malsain dans lequel il vit. C’est une églogue au milieu d’une série de pamphlets. Jamais M. Karr n’a moins épargné les peintures de paysages. On sent là un immense besoin des vents du ciel pour les poumons, et pour l’ame des sentimens purs. C’est là un louable effort, mais qui est impuissant. Le signe de cette impuissance est dans l’absence complète d’impressions nouvelles que ce roman indique chez celui qui l’a écrit. Depuis deux ans, M. Karr a usé dans son entreprise toutes les forces aspirantes de son intelligence ; le présent ne lui fournit plus rien ; il lui est revenu du passé des lambeaux de souvenir dont il a essayé de faire une œuvre poétique. Eh bien ! pourtant j’ai encore ressenti quelques instans de plaisir en lisant ce livre, car ces lambeaux de souvenir ont réveillé en moi les émotions qui m’avaient charmé. Ainsi, par exemple, dans les premières pages de ce roman, j’ai retrouvé des sentimens que M. Karr a toujours exprimés avec dignité et avec grace, ceux du courage et de la fierté dans la misère. M. Karr possède ce rare mérite de savoir parler de la pauvreté d’une façon qu’on ne peut accuser ni de bassesse, ni de niaiserie ; la pauvreté qu’il nous montre n’est jamais dégradante ni avilie ; elle est toujours éclairée par les espérances et les sourires de la jeunesse, comme une vieille masure délabrée par les rayons d’un soleil de mai. Plus je retrouvais dans le petit roman de M. Karr les traces de ce talent poétique avec lequel il est né, plus je regrettais la route fatale qu’il a parcourue. Mais ne serait-ce point se laisser égarer par une métaphore, que de le supposer dans un cercle inflexible d’où il lui soit impossible de sortir ? Récemment je visitais un musée d’anatomie, où le spectacle de toutes les maladies humaines était étalé aux yeux. Quelquefois le mal a fait des progrès si effrayans, que les hommes de la science ont assez d’un seul coup d’œil pour s’assurer qu’il n’y a plus aucun remède contre les ravages de cet hôte invisible du corps. Même quand il pourrait être donné à la vue de saisir d’une façon aussi distincte les cas de maladie morale, d’épuisement de l’intelligence ou d’épuisement du cœur, je crois, à la gloire de l’esprit, qu’on ne pourrait pas appliquer à ses plaies cet horrible mot d’incurable, qui s’applique si souvent à celles de la matière. Si nous n’étions pas soutenu par ces convictions, nous n’aborderions pas la critique, car la critique pour nous n’a pas d’autre but que d’effrayer ceux qui sont malades sur leur état. On a distingué des critiques de bien des espèces : il y a la critique de grammairien, la critique de poète, la critique d’ami, la critique d’ennemi. M. Planche a fait sur ce sujet un de ses meilleurs articles ; la seule critique que nous reconnaissons, nous, c’est la critique utile, ou du moins celle qui a l’intention de l’être : que M. Alphonse Karr en soit convaincu. Nous n’espérons guère le miracle d’une conversion ; pourtant, c’est un espoir qu’il nous serait permis de nourrir sans que la modestie pût s’en offenser, car, à la différence des anciens convertisseurs, c’est nous qui avons le désir, c’est lui qui a la grace, c’est-à-dire la puissance du bien.

Je me souviens d’un admirable dialogue d’Hoffmann, appelé Zacharias Werner. Les frères Sérapion, cette immortelle société que je préfère, même pour sa loyauté et sa franchise, à celle de l’Eldorado des Goethe et des Schlegel, les frères Sérapion sont rassemblés autour d’un bol de punch dans la chambre où se débitent d’ordinaire les récits de Théodore, la chauve-souris spalanzannique. Ce soir-là, le merveilleux piano sur lequel fut peut-être composée Ondine est silencieux ; nulle main ne s’abandonne à une course capricieuse sur son clavier ; on ne fait pas de musique, on ne raconte pas d’histoire. On se livre à la critique, oui, à la critique, car on parle de Zacharias Werner, et on discute les qualités et les défauts de ses œuvres ; mais quelle bonne et excellente critique que cette critique de musiciens et de poètes ! Comme elle est loyale et généreuse ! Si on y sent toute la rectitude du coup d’œil de l’artiste, toute la finesse de son jugement, on y sent aussi toute la chaleur et tout l’enthousiasme de son ame. Quand chacun a déploré la voie funeste où s’égare Werner, Hoffmann prend un verre plein de punch, et devant tous ses amis qui l’entourent, les yeux brillans et humides, il boit à la santé du poète qui s’égare, en lui souhaitant un heureux retour vers de saines régions. Les souhaits que formait Théodore pour le poète allemand, nous les formons pour le romancier français. Certes, nous n’oserions pas plus mettre M. Alphonse Karr en parallèle avec Werner, que nous comparer nous-même à Hoffmann. Chez l’auteur du drame gigantesque de la Croix à la Baltique, la poésie était un fleuve dont les flots, après avoir toujours grossi, allaient se perdre dans un océan plein d’abîmes ; chez l’auteur de Sous les tilleuls, c’est un ruisseau dont l’onde, après avoir toujours diminué, va se perdre dans des sables arides. Mais il existe un rapport entre Zacharias et M. Karr, c’est la déviation effrayante de leur talent ; il existe un rapport entre Hoffmann et nous, c’est la sincérité de nos regrets et la loyauté de nos vœux.


G. de Molènes.