Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - Thomas Hood

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Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - Thomas Hood
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 704-728).

POETES


ET ROMANCIERS MODERNES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




I.
THOMAS HOOD.




Avant d’étudier les ouvrages d’un poète humoriste par excellence, il conviendrait peut-être de chercher à définir l’humour, cette forme particulière, cette nuance presque insaisissable de ce qui, chez nous, s’appelle esprit. Pourquoi et comment, de sa signification primitive empruntée aux Latins, — eau, substance liquide, — ce mot intraduisible en est-il venu à désigner une qualité, un instinct si l’on veut, une force selon quelques-uns, selon d’autres une maladie de l’intelligence ? Il faut chercher l’explication de cette bizarrerie dans les notions de la physiologie humaine telles qu’elles existaient au moment où la philosophie moderne cherchait et façonnait son idiome. Reprenant la tradition médicale à peu près au point où Hippocrate l’avait laissée, les doctes esculapes de la renaissance attribuèrent aux divers sucs élaborés dans l’alambic vital une action directe sur les mouvemens, les dispositions de l’ame. Pour le vulgaire, toute idée doit prendre corps, sous peine de rester incomprise ; et, comme les médecins ne sont pas précisément portés à faire prédominer l’intelligence sur la machine physique, il se fit alors une confusion assez naturelle entre les divers états de l’ame et les humeurs de toute espèce auxquelles on accordait une importance si considérable. De là mille locutions qui n’ont d’autre origine que cet amalgame curieux entre l’organisme physique et l’organisme intellectuel : Flegme, colère, sang-froid, atrabilaire, mélancolie, et tant d’autres mots que Cabanis lui-même n’aurait pu rendre plus expressifs, plus nettement, plus explicitement matérialistes. De là aussi l’introduction du mot humeur dans le vocabulaire métaphysique : bonne humeur fut synonyme de gaieté, mauvaise humeur de tristesse. Les Italiens appellent humorista l’homme dominé par l’humeur du moment, le capricieux, l’obstiné. Les Anglais à leur tour, — et il y a long-temps de cela, — créèrent leur mot humourist, que je trouve ainsi défini dans un lexique de 1747 : Full of humours, whimsies, or conceits ; — rempli d’humeurs (c’est-à-dire de caprices), de boutades chimériques, d’imaginations folles, d’entêtemens inexplicables. Puis, un beau jour, — peut-être à propos de Butler et d’Hudibras, peut-être à propos de Burton, l’analyseur de la mélancolie, ou de John Bunyan et de son Pilgrim’s Progress, — cette expression, qui servait à définir le caractère, s’appliqua, par une déduction facilement comprise, au tempérament intellectuel, à l’excentricité littéraire, et l’humour devint, par une série de curieuses métamorphoses, certain égotisme de la pensée complètement affranchie, certaine effusion des sensibilités maladives, certain cynisme des intelligences solitaires, certain tour d’esprit naturellement bizarre, justement remarqué comme un caractère à part de la littérature anglaise, où surabonde peut-être cette individualité de l’écrivain, si rare ailleurs.

Je ne vois pas, pour ma part, un seul Allemand que je voulusse qualifier d’humoriste, non pas même Tieck, l’écrivain-fée, pas même Jean-Paul, le papillon in-folio, der Einzige, comme ils l’appellent ; pas même Hoffmann, dont l’idiosyncrasie névralgique, en ses morbides exaltations, ne s’affranchit jamais des procédés littéraires, et qui garde je ne sais quelle méthode jusque dans les plus étranges hallucinations de la fièvre. Or, ce défaut d’individualisme sincère, d’audacieux abandon, remonte bien haut en Allemagne, car on l’a reproché aux Minnesingers eux-mêmes, qui étaient pour la plupart de véritables érudits, paraphrasant volontiers l’Énéide, comme Henry de Veldeck, ou tout au moins prêts à subir un examen en règle, comme les plus humbles maîtres-chanteurs. Ceux-ci, on le sait, n’étaient jamais admis dans leurs Saengerzünfte (confréries lyriques) sans avoir fourni leur chef-d’œuvre d’épreuve, leur Satz, composé dans des formes toujours les mêmes ; espèce de tryptique en vers, dont chaque compartiment était tracé d’avance, et emprisonnait la fantaisie du poète. Quant aux auteurs de mystères carnavalesques (Fastnacht’s Spiel), ils écrivaient aussi dans des conditions où le véritable humoriste ne s’est jamais trouvé. Ni Hans Foltz le barbier, ni Hans Rosenblutt l’enlumineur, ni le cordonnier Hans Sachs, ne pouvaient donner carrière, sur les tréteaux de Nuremberg, à cette intime liberté de pensée dont le spectateur illettré n’aurait compris ni les brusqueries, ni l’apparente incohérence, ni les éclairs passagers. Cependant, puisque j’ai nommé Hans Sachs, il faut bien revenir sur une sentence trop absolue, et reconnaître que, s’il y a dans toute l’ancienne littérature allemande quelques étincelles d’humour, elles sont éparses dans les Schwänke, ou fabliaux, au nombre de mille sept, dont il a rempli en partie les trente volumes écrits de sa main.

En Italie, peu ou point d’humoristes. Est-ce un humoriste que l’élégant et pédant Boccace ? ou Poggio Bracciolini, le résurrecteur de la belle latinité ? ou ce moqueur d’Arioste ? ou cet insolent Arétin ? L’âpre satire que Machiavel lança contre les frati, cette Mandragola qui fut jouée devant un pape et qui plus tard eût été brûlée au pied du Vatican, est-ce de l’humour ? Quand Pulci, dans son Morgante Maggiore, se moque des poètes malavisés qui mêlaient à leurs absurdes légendes des dissertations théologiques plus absurdes encore ; quand, sous prétexte de railler l’abus des textes religieux, il s’en prend quelque peu à la religion elle-même, fait-il œuvre d’humoriste ou de sceptique désabusé ? Il réagit, comme Cervantès, par la parodie, contre une influence passagère ; il proteste, au nom du bon sens, contre les excès d’une littérature conventionnelle. C’est un homme de goût, un critique spirituel, un censeur délicat, tout ce qu’il y a de moins humoriste au monde. Gozzi ne l’est pas davantage : lisez plutôt ses charmans Mémoires. Ceux de Casanova prouvent de reste que l’humour, dérèglement d’imagination, n’a rien de commun avec le libertinage sensuel.

Je ne contesterais pas volontiers à l’Espagne ce qu’il y a de véritablement humoristique dans son génie national. Les naïvetés du Romancero, quelques détails de gueuserie dans les romans et nouvelles picaresques, quelques-unes de ces rodomontades dont on faisait jadis collection, ou des proverbes tant aimés de Sancho Pança, portent assez ce caractère particulier, cette empreinte individuelle dont nous cherchons les traces de tous côtés. On les retrouve aussi chez nous, et dans les Cent Nouvelles d’Anthoine de Lasalle, et dans Rabelais, bien que sa plaisanterie tumultueuse, le bruit des grelots qu’il agite pour étourdir son monde, soient précisément le contraire de cette épigramme discrète, dérobée, tranquille et pour ainsi dire en sourdine, qui est le trait le plus distinct de l’humour anglaise. Par accident, on remarquera quelques traces d’humour chez Théophile de Viau, chez Saint-Amant, chez les poètes débraillés, viveurs, impies, à franches lippées. Tallemant des Réaux a conservé des mots, — ceux de Mme Cornuel par exemple, — que le doyen de Saint-Patrick eût reconnus pour compatriotes. Saint-Simon en a plusieurs, détachés à l’emporte-pièce de ces conversations un peu solennelles où cependant le trait humain, l’originalité d’un chacun, ne laissaient pas d’éclater par-ci, par-là. D’après ce qui il nous apprend, Lauzun devait être un humoriste, et des plus redoutables. Rappelez-vous seulement ce qui il osa risquer pour savoir à quel point il pouvait compter sur les bons offices de Mme de Montespan et pour la punir d’avoir voulu le jouer. L’homme qui, dans un transport d’ambition déçue, hasarde de pareils coups de tête n’aurait hésité devant aucun appel de la fantaisie.

De nos jours, en France, la réputation d’humoriste a tenté plus d’un conteur, plus d’un moraliste, plus d’un critique ; mais, s’il est une qualité que tout l’art et toute la bonne volonté du monde ne peuvent donner, c’est justement cette insaisissable acutesse de l’esprit, cette singularité innée de l’expression qui, sans aucune affectation, sans aucune recherche apparente, avec toutes les graces de la négligence, tous les avantages de la spontanéité, montrent sous un jour bizarre, inattendu, les contrastes les plus familiers, les vérités les plus triviales, quelquefois les paradoxes les plus usés. Aussi tout notre savoir-faire et nos plus habiles pastiches n’ont-ils guère abouti qu’à d’ingénieuses contrefaçons ; et s’il fallait à toute force trouver chez nous aujourd’hui un humoriste de quelque valeur, ce n’est pas dans la littérature proprement dite, mais parmi les réformateurs, les utopistes contemporains, qu’on serait bien avisé de le chercher. Ceci soit dit pour établir nettement la différence que nous mettons entre l’esprit, jeu brillant de la pensée, et l’humour, qui a ses racines au cœur même de l’individu ; ou mieux, l’humour, c’est l’individu lui-même, donnant sa physionomie distincte et saisissante à tout ce qui sort de sa bouche ou de sa plume.

Chez les Anglais, cette incarnation de l’homme dans ses écrits ou dans ses paroles est légitimée par de nombreux et glorieux exemples. J’ai déjà parlé de Butler et de Burton ; mais Chaucer, mais Shakespeare, — noms plus illustres, — furent aussi des humoristes. Johnson, si pompeux, si dogmatique lorsqu’il monte dans sa chaire et secoue sa perruque olympienne, le grand Johnson enfin nous a laissé dans son Dictionnaire et dans les curieux Mémoires de Boswell de beaux exemples d’humour brutale, farouche, rappelant Timon l’Athénien et tout ce que Denys d’Halycarnasse nous a conservé des sarcasmes cyniques. La lettre de remerciemens de Johnson à lord Chesterfield, qui l’avait dédaigné pauvre et le complimentait fameux, est un modèle du genre. Avec des instincts tout différens, le doux Elia-Lamb appartient au même ordre d’écrivains, et je ne voudrais pas d’autres preuves que l’humour est un don du ciel parfaitement indépendant de la volonté, car Lamb est devenu original en cherchant à copier les autres. Son ambition fut de retrouver le vers abondant, sonore, nerveux, des anciens dramaturges anglais ; et pour résultat de ses efforts, — avortés d’ailleurs, — il obtint cette prose exquise, parfumée d’archaïsme, brillante d’incrustations d’emprunt, et qui néanmoins est sienne tout autant que le style de Montaigne est sien. Il cherchait sa place à côté du vieux Marlowe, de Heywood, de Tourneur, de Ford, de Webster ; il la trouva marquée à côté de Sterne et de Swift, — deux grands humoristes, — avec une sensibilité moins vive que celle du premier, avec moins d’âpre ironie que le second, et possédant de plus qu’eux une sérénité, une quiétude, une candeur monacale, rehaussées par une pointe de raideur emphatique, une nuance d’aimable pédanterie, qui rappellent les manies inoffensives d’un vieillard spirituel. Les Anglais ont créé tout exprès un mot pour cette qualité qui ressemble à un défaut, pour ce défaut qui vaut mieux que bien des qualités : ils l’appellent quaintness. Quaint, du français coint, veut dire en même temps orné, poli, façonné, mignard, et tout cela jusqu’à fleur de ridicule, parce qu’à cette recherche, à ce soin de plaire se mêle le goût des choses hors d’âge, des agrémens surannés. La quaintness n’est pas l’humour, il s’en faut bien, mais elle peut indiquer une tendance d’esprit éminemment favorable au développement de cette puissance exquise et rare. Supposez un homme de talent qui s’appliquerait aujourd’hui à écrire de petites lettres comme celles de Voltaire aux d’Argental, ou d’Horace Walpole à Mme du Deffand, et vous aurez l’idée de la cointise en question. Charles Nodier, çà et là, s’y laissait aller.

Il n’y a pas plus de trois ans qu’un écrivain, dont le goût fin et l’érudition variée sont rarement en défaut, parlait ici même de Charles Lamb comme du dernier des humoristes[1]. Qu’on nous permette de réclamer dès à présent, et sans attendre ce que l’avenir nous garde, contre cet arrêt trop absolu, trop définitif. Non, la sève britannique n’est pas épuisée ; non, cette littérature insulaire, en dépit des bateaux à vapeur, des journaux toujours plus nombreux, du travail intellectuel savamment dominé par l’industrie, doit enfanter encore et long-temps de ces talens compactes, tout d’une pièce, résistans et rebelles, où les enseignemens extérieurs ne pénètrent qu’en se transformant ; — imaginations indisciplinables dont aucune critique n’a raison, qu’aucun dédain ne fait reculer, qu’aucune ambition ne détourne de leur voie, et qui, comme un autre Hood, — Robin le proscrit, — à la cour du roi d’Angleterre, poussent à tout moment le cri du vagabond captif : Sherwood and liberty ! les forêts et la liberté !

Voyez plutôt : lorsque Lamb s’en allait, en 1834, Thomas Hood, encore mal connu, mais dont la popularité commençait pourtant à s’étendre, Thomas Hood prenait en main le sceptre de l’humour, — moitié plume, moitié marotte, — que la main défaillante d’Elia venait de laisser tomber. Ils s’étaient connus, ils s’étaient goûtés, j’en suis certain. Mes yeux viennent de tomber sur un des premiers encouragemens qu’ait reçus d’un écrivain sérieux le poète bouffon de Miss Kilmansegg et du Maître d’École irlandais, l’éditeur du Comic Annual. C’est une dédicace de Barry Cornwall (pseudonyme de Proctor), qui met sous l’invocation de Hood son fragment de poème chinois, les Généalogistes. « Je désire, lui dit-il, que cet hommage public à vos hautes facultés poétiques vous excite à les mettre en oeuvre… Héraut de vos succès à venir, je ne me crois pas téméraire en les plaçant d’avance parmi les plus assurés et les plus dignes d’envie. » Or, Barry Cornwall était l’ami intime, le correspondant assidu de Lamb, et ce n’est rien hasarder que de leur supposer une commune sympathie pour ce talent ignoré qu’ils avaient peut-être découvert ensemble. D’ailleurs, et dès 1827, Thomas Hood ne répondait-il pas à cet appel par son Plaid des Fées d’été, le plus long et le plus travaillé de ses poèmes sérieux, dédié à son cher ami Charles Lamb[2] ? Dans cet avant-propos épistolaire, il fait allusion à une intimité, à une affection assez étroites, bien que de date récente. Il est donc permis de croire que ces esprits de même ordre, congenials, dirait un Anglais, — quoique si diversement doués, — s’étaient reconnus et cherchés à travers le ’monde. On peut admettre comme légitimes cette filiation, cette hérédité que nous invoquons dès le début au profit de Thomas Hood, plus populaire, à coup sûr, que Lamb ne l’a jamais été, mais dont la renommée ne se conservera pas autant, moins protégée contre le temps par les suffrages d’élite, par l’admiration des gens de goût.

Humoristes tous deux, ils n’ont guère en commun que ce don de nature. Genre d’esprit, caractère, sensibilité, penchans littéraires, émotions, tendance idéale, tout est différent. Autant Élia est paisible, concentré, patient, délicat, tendre, affectueux ; autant Thomas Hood est armé en guerre, énergique, primesautier, impétueux, bizarre, plein d’audace, de feu, d’irrévérence. L’un est presque dévot, l’autre incline à toutes les hérésies imaginables. Celui-là sympathise avec toutes les douleurs, même les plus humbles, et s’inquiétera fort bien, moitié pour rire, moitié tout de bon, de la mélancolie des tailleurs. Il en fait le sujet d’un de ses piquans essais. Celui-ci rit au nez des plus graves infortunes, et raille l’une après l’autre toutes nos infirmités, physiques ou morales, avec un cruel sang-froid, une ironie implacable et quelquefois brutale. Ce n’est pas qu’il n’ait aussi des accès de sensibilité fervente, de tristesse vraie, des élans de passion, des enthousiasmes sentis et sincères ; mais, soit légèreté naturelle, soit qu’il s’interdise ces effusions qui le ramènent, malgré qu’il en ait, aux lieux-communs dont il s’est moqué hier, dont il se moquera demain, l’intrépide railleur, le bouffon sans merci, enfourchant de nouveau l’hippogriffe grotesque, recommence de plus belle son vol hasardeux.

Où prendrait-il pied ? où trouverait-il le terme de cette course sans but ? S’il était un monde où il n’y eût ni vertus gourmées, ni vices insensés, ni beauté fière d’elle-même, ni laideur qui s’ignore, ni simplicité grossière, ni jargon politique habillant des idées creuses, ni cant religieux déguisant les plus vulgaires faiblesses, — où l’étalage de la richesse, du savoir, de la probité, le charlatanisme éhonté, les faux semblans de toute espèce n’excitassent pas chaque matin le rire bilieux du poète, — c’est là peut-être qu’il s’arrêterait. Mais vous chargeriez-vous de lui signaler un Éden pareil ? Connaissez-vous sur le globe entier un pays, un peuple, que dis-je ? une ville, un hameau, une chaumière, une famille, où le mauvais esprit conjuré n’apparaisse, où la satire ne trouve sa pâture ? Voilà pourquoi, du premier pas au dernier, jeune homme effervescent et dédaigneux, vieillard morose et méprisant, de sarcasme en sarcasme, d’épigramme en épigramme, riant toujours et toujours triste, Hood a vécu, comme Yorick, dépensant à « mettre la table en joie[3] » toutes les facultés d’un esprit singulièrement vigoureux : Infnite jest, most excellent fancy, ce sont les propres paroles d’Hamlet, et nous ne saurions mieux faire que de les appliquer au talent de Hood, d’autant que cette « imagination très excellente » ne s’est pas complètement absorbée dans la tâche ingrate de parodier l’humanité, de jouer avec ses travers, ses vices mesquins, ses petitesses, ses mensonges. Souvent, entre une épigramme et un méchant calembour, on remarque chez lui des bouffées de sentiment qui donnent l’idée d’une ame haute et ravalée, d’une pierre précieuse sertie dans du plomb, et prise long-temps, trop long-temps, pour un vil morceau de verre aux couleurs équivoques. L’erreur se conçoit du reste ; comment croire aux tendres soupirs d’Yorick, comment prendre au sérieux sa tête penchée, son attitude pensive, et cette larme inattendue qu’il retient, honteux de lui-même, au bord de ses paupières à demi closes ? Il faut, pour ne pas soupçonner un piège dans ces airs rêveurs, se rappeler que l’humour, ainsi que l’ont fait remarquer ceux qui l’ont le mieux définie, ne va guère sans un fonds de tendresse cachée, toujours près de se faire jour. « Ce n’est pas le mépris, a-t-on dit avec raison[4], c’est l’amour d’où elle procède le plus volontiers… Elle rit moins qu’elle ne sourit ; et ses tranquilles sourires ont leur source bien plus avant que ceux de l’ironie pure. »

Ne nous étonnons donc pas de ce contraste déjà remarqué, de cet amalgame qui est, en quelque sorte, une loi naturelle ; déplorons seulement l’erreur du vulgaire, qui ne sait pas concilier des impressions contradictoires et discerner, derrière tel ou tel masque bizarre, un penseur convaincu et sérieux, dont le hasard, l’éducation, les circonstances, la modestie peut-être, et peut-être la dure nécessité, ont fait un amuseur public, un rimeur de folies, un clown hasardeux, exécutant ses tours de souplesse sur l’élastique tremplin de la strophe sonore.

Hood a eu cependant, — et nous l’avons déjà dit[5], — l’honneur, très difficile pour lui, d’être pris au sérieux ; mais il l’a eu trop tard pour échapper complètement aux conséquences de ce joyeux anathème que la foule ne manque jamais de lancer contre la gaieté de l’esprit, trop souvent confondue avec la frivolité morale ; — il l’a eu vers la fin de sa carrière, lorsqu’un jour, dans une feuille satirique de Londres[6], parut cette Chanson de la Chemise qui fit tressaillir et pleurer le même jour tout un peuple. Ce court poème, — Béranger a des odes plus longues, — venait après bien des déclamations pathétiques sur le sort des classes laborieuses, après bien des pétitions au parlement, bien des pamphlets chartistes, bien des malédictions, prose ou vers, lancées contre la sévère domination de l’opulence par quelques-unes des victimes que broie en passant le char doré du Mammon britannique ; mais ces idées, rebattues et triviales, n’attendaient, pour redevenir jeunes et fécondes, qu’une formule énergique, une occasion favorable. Semblables aux gaz répandus dans l’atmosphère souterraine des mines, elles flottaient çà et là, brumes invisibles, foudres cachées, qu’une étincelle, un jet de flamme suffirait pour faire éclater : elles reçurent de flood cet ébranlement qui, dans d’autres temps, eût été formidable, et n’a eu, de nos jours, que la valeur d’un symptôme inquiétant.

Une jeune femme, vêtue de pauvres haillons, est au travail dans une chambre nue, glaciale, aux murs blanchis, au toit crevassé. Seule, silencieuse, le cœur gonflé de pensées amères, les freux rougis par des larmes qu’elle retient et qui parfois s’échappent, elle est là, depuis le matin ; la nuit va venir, et la tâche du jour, — il s’en faut bien, — n’est pas accomplie. C’est alors que sa voix douloureuse s’élève

« Travaille, travaille, travaille, misérable esclave ! Travaille dès que le coq chante. Travaille quand les étoiles brillent. Travaille jusqu’à ce que le vertige gagne ton cerveau. Travaille jusqu’à ce que tes yeux alourdis s’obscurcissent. Travaille jusqu’à ce que le sommeil te dompte, et qu’en rêvant tu achèves ta misérable besogne… »


Ne vous y trompez pas, il y a dans cette imprécation des familiarités saisissantes, des détails pittoresques que le génie timide de notre langue repousse, et qu’il faut renoncer à traduire. L’ouvrière parle en ouvrière dans l’original. Ces coutures qui absorbent sa vie, elle les nomme chacune par son nom :

Seam, and gusset, and band ;
Band, and gusset, and seam.


Et son odieux travail, elle ne l’ennoblit pas, lui qu’elle hait. Stitch ! stitch ! stitch ! s’écrie-t-elle sans vaines précautions de rhétorique :

Till over the buttons I fall asleep
And sew them on in a dream.

Tout le reste est sur ce ton, d’une violence et aussi d’une puissance très grande ; mais il ne faut pas songer à rendre de pareils effets, qui, pour être compris, ont besoin de la cadence, de l’harmonie, de l’ordre fatal et du sens exact des mots. Comment exprimer en français ces douleurs si vraies de la femme condamnée, non pas seulement à la faim, au dénûment, mais à des souillures, à une sordidité qui lui répugnent ?

Stitch ! stitch ! stitch !
In poverty, hunger, and dirt

Et combien de mots ne faudrait-il pas pour rendre les deux vers qui suivent ceux-ci :

Sewing at once, with a double thread
A Shroud as well as a Shirt !

Pourtant, çà et là, éclatent des pensées tout-à-fait shakespeariennes :

« Que parlé-je de la mort ? Et pourquoi craindrais-je ce squelette sinistre, lui qui me ressemble, lui dont la faim m’a donné l’aspect ? Grand Dieu ! faut-il que le pain soit si cher et la chair humaine si bon marché ?

Oh ! rien qu’une heure, une heure courte, un moment de répit ; rien que respirer un instant la douce odeur des primevères, les pieds dans l’herbe, le ciel au-dessus de ma tête ; rien qu’une heure pour vivre comme autrefois, avant que les angoisses du besoin me fussent connues, avant d’avoir appris qu’une promenade coûte un repas !…

« Pleurer un peu soulagerait mon cœur, mais dans leur calice amer il faut retenir mes larmes, car une larme voile le regard, et l’aiguille et le fil s’arrêtent alors !… »

Nous le répétons, ces excentricités, quelquefois sublimes, sont intraduisibles. L’idiome saxon a des couleurs violentes, des consonnances sifflantes et dures, des familiarités brutales que, depuis long-temps, notre langue polie, — trop polie, dit-on, — a répudiées et bannies. De là cette énergie lugubre, ces sanglots sourds du vers haletant, ces vulgaires détails abordés de front et sans biaiser : la chemise, le lit, l’aiguille, les boutons, l’ourlet, devenus tragiques, et le droit de dire, sans compromettre l’émotion déjà née : « Hommes aveugles ! ce n’est pas du linge, c’est notre vie, la vie de créatures humaines, que vous usez jour et nuit ! »

It is not linen you’re wearing out
But human creatures’ lives !

L’étonnant succès obtenu par cet anathème du pauvre contre le riche inspira à Hood trois autres morceaux du même genre, le Rêve de la noble dame, l’Horloge de la maison de travail et le Lai du laboureur. Il y a çà et là, dans ces trois compositions, des traits poignans, des images saisissantes ; mais quoi ! les plus grands génies ont éprouvé ce désappointement, de faire vibrer deux fois la même corde et de n’en tirer, au second essai, — même alors qu’ils la touchaient d’un doigt plus assuré, plus nerveux, — que des sons affaiblis, une répétition monotone. Effet cherché, prévu, presque toujours effet nul. D’un côté, l’écrivain qui insiste, et dont l’effort même trahit la volonté ; de l’autre, un lecteur qui n’est plus pris au dépourvu, et qui, transporté dans des régions connues, n’y trouve plus qu’un prestige à demi détruit. Puis, il faut le dire, il y a toujours, dans le talent de Hood, un défaut de mesure et de goût, un continuel appétit d’antithèses imprévues, qui l’emportent au-delà du but. Certes, c’était un tableau bien conçu, que d’amener devant la maison de travail, à l’heure où le surveillant monte l’horloge, les milliers de malheureux à qui cette horloge mesure le temps, le temps qui leur mesure à son tour un labeur pénible et mal payé. Ils arrivent de tous les points de la cité, le robuste avec l’infirme, les jeunes avec les vieux, hommes et femmes pêle-mêle, tous ces galériens de la civilisation vomis par les greniers démeublés, les froids souterrains, les sombres allées ; ils arrivent, déformés, amaigris, courbés, pâlis, tordus, brisés par le travail, le front noirci, les mains calleuses et souillées, chacun portant les stigmates de son supplice ; ils arrivent comme un torrent immonde, à chaque pas grossi d’affluens noirâtres,

Gushing, rushing, crushing along,
A very torrent of Man ;

et, forts de leur masse compacte, pesante, irrésistible, qu’aucun obstacle humain ne saurait arrêter, poussés en avant par « l’ouragan de leurs soupirs, » leur essor a pour principe une puissance intérieure qui laisse bien loin celle des engins créés par le génie de l’homme.

That Human Movement contains within
A Blood-Power stronger than Steam.

Jusque-là, rien de trop, si ce n’est peut-être cet « ouragan de soupirs, » véritable concetto, qui rappelle malheureusement les fades métaphores de Gongora ou du cavalier Marin ; mais que dire des vers qui suivent, et qu’il faut lire, pour en comprendre l’absurde puérilité, en jetant les yeux sur un plan de Londres :

« En avant, en avant, d’un pas précipité, cette foule qui pullule, marche vers les quartiers de l’ouest ; cette foule d’hommes nés pour boire et manger, mais qui meurent de faim parmi les boucheries de White-Chapel, et descendent, l’estomac creux, les hauteurs de Corn-Hill[7]. Ils traversent, — encore affamés, — la Poultry[8] et Bread-Street[9]. Altérés, et sans mouiller leurs lèvres arides, ils passent par Milk-Street[10]. Déguenillés, ils longent Ludgate-Mart, où le génie de la mécanique entasse le coton, la laine et la soie. »

Qui ne sent à quel point pareils calembours sont hors de saison, pareils jeux de mots déplacés, pareilles oppositions affectées et mesquines ? Qui ne comprendra tout ce qu’il y a de forcé dans le rapprochement final du cadran artificiel « qui sonne dix ou onze heures » avec « cet autre plus ancien que la nature éclaire de son soleil, et que la main de Dieu prend soin de régler ? » On comprendra facilement que ces taches soient d’autant plus apparentes, ces défauts d’autant plus choquans, que le ton général d’une composition est plus grave et plus solennel. Si le poète se déride, plus de licences lui sont pardonnées. Ce que nous relevons comme véritablement incongru dans la Chanson de la chemise ou dans l’Horloge de la maison de travail, nous l’admettrons au contraire dans l’épopée burlesque de Miss Kilmansegg et sa précieuse Jambe.

Ce titre vous dit assez qu’il s’agit d’une facétie, et pourtant au fond rien de plus sérieux, je vous jure. Vous venez d’entendre soupirer la misère hâve et opprimée ; vous allez entendre railler, avilir la richesse insolente et stupide. L’or, ce métal-roi ; l’or, cette idole du siècle ; l’or, qui fait la destinée des peuples et celle des individus ; l’or, cet « esclave jaune » de Shakespeare, qui fait « du blanc le noir, de la laideur la beauté, du bien le mât, d’un poltron un brave, ennoblit ce qui est bas, rajeunit ce qui est vieux[11] ; » l’or, enfin, tant de fois insulté, maudit, exécré, blasphémé, l’or, cette fois, sera ridicule.

Et n’est-ce pas dans un berceau doré que tombe du sein maternel l’héritière des Kilmansegg ? Sa généalogie ne remonte-t-elle pas à l’âge d’or, à cette époque heureuse où les poules pondaient des veufs d’or, où les moutons se couvraient de toisons d’or, où des pommes d’or jaunissaient les vergers du vieil Hespérus ? Et n’est-elle pas écrite en lettres d’or sur un parchemin provenant, sans nul doute, du veau d’or ? Donc miss Kilmansegg vient au monde sous des rideaux de brocart ; des langes de toile d’or la reçoivent. Les premiers regards de l’enfant tombent sur un candélabre en or moulu ; sa première heure sonne à une pendule où Phébus, le dieu d’or, est représenté dans un char d’or, une lance d’or à la main, et chassant devant lui des étoiles d’or. Sa première panade lui est servie dans un plat d’or, avec une cuiller d’or. Son premier remède est un peu de cette eau-de-vie de Dantzick où des parcelles d’or nagent dans un alcool doré.

Vous voyez d’ici l’effet bizarre de cette accumulation fantastique. Le récit s’éclaire d’un métallique rayonnement qui donne à toutes les physionomies la même teinte jaune et fauve. On dirait une série de charges monnayées, autant de guinées portant, au lieu de l’effigie royale, celle de quelque banquier grimaçant, de quelque fabricant bossu, de quelque manufacturier louche ou camard. Entre autres se distingue la figure rayonnante de sir Jacob Kilmansegg, le plus insignifiant et le plus poli des millionnaires. Il est fier de sa fille, il étincelle comme un quadruple récemment frappé. Le jour du baptême, il nous apparaît saluant à droite et à gauche, distribuant des bienvenues, se souriant à lui-même, et tantôt faisant sonner ses poches cousues d’or, tantôt dominé par la joie et par l’espérance, se frottant les mains comme s’il les lavait dans une eau impalpable avec un savon chimérique.

…Then, in the fulness of joy and hope
Seem’d washing his hands with invisible soap
In imperceptible water.

De temps en temps, il est vrai, le poète sent le besoin d’un contraste, et il évoque alors, pour l’opposer à son héroïne, la pauvre enfant née dans un bouge infect, avec une litière pour berceau, et pour avenir la perspective ou de vendre des bouquets jusqu’à ce qu’elle prenne en horreur le parfum des roses, ou de cueillir des cressons au bord des fossés fangeux, ou de tresser la paille, ou de façonner le cuir, ou, le cœur gros, le corps fatigué, de danser sur la corde « avec une tunique brodée d’autant de coups que de paillettes. »

… In a jacket trimmed
With as many blows as spangles.

Puis, quittant ces sombres images, il revient à miss Kilmansegg et à son enfance adulée, fêtée, caressée. Sa poupée en or, ses bonbons dans des cornets dorés, ses deux faisans au plumage splendide, ses poissons aux écailles étincelantes, nous éblouissent derechef. Nous entendons les flatteurs mercenaires qui l’entourent vanter ses cheveux d’or et son cœur d’or, qu’ils corrompent à plaisir en ne l’occupant que de vils calculs, en l’habituant à n’estimer ici-bas que les riches, à ne mépriser que les pauvres. A force de lui tout apprendre dans des keepsake dorés sur tranche, voici les instincts qu’on développe en elle :


« Elle aimait les contes d’Orient pour l’amour de ces belles bourses de soie où les bons Turcs mettent invariablement mille sequins ; mais la nature avait perdu tout attrait pour elle, et, sauf le champ du Drap-d’Or[12], il n’en était pas un où elle voulût mettre le pied… Que dire de plus ? Elle apprit à chanter, à danser, à rester assise sur un cheval, lors même qu’il essayait de la désarçonner par des courbettes rétives ; elle apprit à parler un français qu’on ne parle pas en France, qu’on ne parlait pas même au pied de la tour de Babel ; — elle savait peindre des coquillages, des fleurs et des Turcs ; mais son travail favori était cette tapisserie de salon faite avec des fils d’or ou dorés. »


Un beau jour, montée sur un cheval pur-sang, le plus beau, le plus coûteux étalon des trois royaumes, miss Kilmansegg est emportée par cet indocile animal. Après une course effrénée, qui nous a rappelé celle du célèbre John Gilpin, si bien décrite par Cowper, la riche héritière tombe, avec son impétueux coursier, devant le splendide magasin d’un orfèvre.


« Or, bel or, noble métal ! Or rouge, or jaune, or battu ou fondu, poli, bruni, moulu, trait, frisé, tu charmes l’œil, ainsi entassé sous toutes tes formes, avec une royale profusion ! Mais que servirait à miss Kilmansegg tout l’or du monde, lorsque l’os fémoral de sa jambe droite vient de subir une fracture composée !… »


Tel est, en effet, l’accident arrivé à cette intéressante jeune fille, et l’inflexible faculté ordonne l’amputation immédiate du membre lésé. Il n’y a pas là de quoi rire, ce semble ; mais, jusque dans la trousse de l’opérateur, Hood, au besoin, trouverait le calembour et le coq-à-l’âne. Le courage de miss Kilmansegg lui inspire, pour tout commentaire, une épigramme, empruntée aux formules liturgiques, sur les gens qui préféreraient se séparer de « la chair de leur chair » et des « os de leurs os, » devenus tels par le sacrement du mariage.

Une jambe de bois à miss Kilmansegg ! — quelle anomalie ! quelle monstrueuse alliance ! quel blasphème ! Le bois n’est une substance noble qu’à l’état de nature, quand il ombrage un parc de trois mille acres ; mais scié, débité, travaillé, rien n’est plus vulgaire, et miss Kilmansegg veut à toute force une jambe digne d’elle, une jambe d’or massif, dût-elle coûter dix mille guinées.

Gold, gold, gold ! — Oh ! let it be gold !


s’écrie-t-elle avec un désir toujours plus vif, et qui prend bientôt les caractères du délire. Les parens consternés doivent se soumettre. La jambe d’or, — et d’or vierge, bien entendu, — sort, dûment poinçonnée au mollet, des ateliers d’un fondeur-mécanicien, et, pour la rendre tout-à-fait digne de miss Kilmansegg, un cercle de joyaux, plus riche que les insignes de la Jarretière, remplace la vulgaire ligature. En cet état, la jambe de l’héritière devient, pour toute l’Angleterre, un sujet d’ébahissement respectueux, d’admiration dévote, de bavardages interminables. Débats parlementaires, romans nouveaux, émeutes irlandaises, procès scandaleux, tout fait place à la jambe, la jambe d’or solide, la jambe par excellence. A la bourse, sa renommée fait monter les fonds ; chez les savans, on en disserte, mais à Chelsea surtout et à Greenwich, parmi les invalides de terre et de mer, quelle intarissable source de comparaisons et de commentaires ! Bref, miss Kilmansegg, convalescente et flattée de l’intérêt qu’elle inspire à ses compatriotes, se croit obligée, — sa vanité le lui conseille, — de donner un grand bal déguisé, où sa jambe paraîtra pour la première fois, avec toute la solennité requise, dans le beau monde, le monde des lions et des étoiles. Donc, l’hôtel des Kilmansegg s’illumine ; les équipages foisonnent aux portes, une foule bariolée emplit les salons, et sir Jacob, toujours souriant, toujours frottant ses mains, s’incline à droite, s’incline à gauche, s’incline toujours et s’incline encore, non moins fatigué qu’un scieur de pierre.

And bow’d, and bow’d, and bow’d, and bow’d
Like a man who is sawing marble.

Cependant la noble et riche assemblée n’attend pas sans une impatience toujours croissante le spectacle auquel on l’a conviée.

« Où donc est-elle ? où donc ? où donc ? s’écrient d’un commun accord Moïse et le mufti, Arlequin et monseigneur, Wang-Fong le mandarin et le sultan Il-Bondocani…, lorsque tout à coup, lent et lourd, poids mort s’il en fut, un pas énorme a retenti sur le parquet : — Thump ! lump ! lump ! thump[13] !… - comme le spectre de Don Giovanni.

« Et voici l’héritière, miss Kilmansegg, avec sa jambe brillante, splendide, admirable, dans le costume d’une déesse d’autrefois. Elle apparaît, comme la pudique chasseresse, un épieu d’or à la main et la tunique relevée par une agrafe de pierreries, afin que la jambe d’or soit convenablement exhibée à l’assistance. »

Quelques années après ce triomphe fashionable, nous retrouvons miss Kilmansegg mariée à un chevalier d’industrie, dont les moustaches en croc et l’aplomb parisien l’ont malheureusement fascinée. Cet indigne époux, non content de lui donner des rivales, compromet sa fortune par les plus ruineuses prodigalités, et bientôt, joueur aux abois, il n’a plus le choix des expédiens ou des ressources. Qui ne tremble déjà de savoir miss Kilmansegg et sa jambe au pouvoir d’un pareil misérable, et sans protection contre lui, car le digne sir Jacob, s’inclinant pour la dernière fois, a courbé la tête sous la main décharnée de la mort « avec sa politesse habituelle ! »

For the bowing sir Jacob bail bow’d his head
To Death - with his usual urbanity.

Seule, abandonnée, tourmentée de vagues terreurs, notre héroïne verse des pleurs que le poète compare hardiment à des gouttes d’eau royale, — aqua regia, — cette eau qui dissout l’or même. Déjà son époux a jeté des regards de convoitise sur cette jambe dont la lenteur insupportable, le poids bruyant, l’excentricité coûteuse, lui semblent ne devoir plus être tolérés. De là des querelles sans cesse renouvelées, car ces insinuations restent sans effet sur l’esprit de miss Kilmansegg, plus que jamais fière de sa jambe, l’unique débris de sa splendeur passée. Ces dissensions conjugales nous préparent au dénoûment du drame. Jamais on n’a réalisé d’une manière plus complète, plus bizarre que dans ce tragique épilogue, l’alliance du terrible et du grotesque. Enlevez quelques traits bouffons semés çà et là, il vous reste une scène que Lewis, Anne Radcliffe, Byron et Maturin réunis n’auraient pu rendre plus saisissante, ni décrire dans un style plus énergique. On se prend, malgré qu’on en ait, à frémir, à trembler pour cette pauvre femme imprévoyante qui, dans son magnifique appartement, ne voit pas la mort déjà cachée ; sur sa pendule brillante, l’aiguille avançant vers l’heure suprême ; derrière son ombre errante sur les lambris dorés, une autre ombre armée et menaçante ; autour de son flambeau de nuit, le papillon funèbre agitant ses sombres ailes :

« Elle ne pensait guère, déposant ses joyaux, — contemplés encore avec orgueil, — que c’étaient autant de legs au néant, ou, lorsqu’elle secoua ses robes éclatantes, qu’elle allait bientôt secouer de même ce vêtement de chair qui enserre l’être humain.

« Et venant à poser l’éteignoir sur la bougie enflammée, elle ne songeait guère, tandis que la fumée se dissipait, qu’elle allait, elle aussi, s’éteindre, et que sa vie s’allait perdre dans une nuit pleine de rêves, nuit d’une longueur inconnue ; — et, lorsqu’elle fit tomber son rideau, qu’une autre main, celle d’un squelette, fermait aussi sur elle le rideau de son drame achevé… »

Elle s’endort ; ses rêves l’entourent de visions dorées. Depuis les jouets de son enfance jusqu’à son anneau de fiancée, tout ce qu’elle a vu d’or briller autour d’elle et sur elle lui revient à l’esprit, éblouissant mirage. Puis elle s’éveille au bruit du tonnerre qui gronde, et voit luire au-dessus de sa tête, étincelant sous un éclair, sa jambe d’or dans la main du comte. Elle se soulève, elle s’écrie ; mais la massue improvisée retombe, avec un horrible bruit, sur la tête de la victime.

Nous savons tout ce qu’a de révoltant, pour certains esprits corrects, délicats et bien réglés, l’amalgame de ces facéties un peu grossières et des plus sérieuses pensées qui puissent préoccuper l’intelligence humaine. Il faut néanmoins tenir compte, en faveur de Hood, d’une circonstance atténuante. Ce mélange est au fond de toutes les plaisanteries primitives, de celles-là même dont la portée philosophique se révèle par leur durée, par leur puissance toujours la même, par leur action invariable sur les générations qui se succèdent. Après avoir doté la mort des plus sinistres attributs, l’imagination des hommes, par une réaction qui se conçoit, mais se définirait malaisément, s’est plu à la dépouiller de son horreur ; on s’est familiarisé avec le squelette inévitable, on a ri de sa faux toujours levée, de son dard fatal ; et depuis le moyen-âge, qui avait fait d’elle le coryphée d’un ballet satirique, la reine d’une mascarade funèbre, jusqu’à ces théâtres en plein vent où, de nos jours comme il y a cent ans, Pulcinella fait périr sous le bâton l’infortuné représentant de la justice humaine, la tragédie a eu son revers moqueur, le trépas a été parodié, la tombe a laissé sortir, de ses inscrutables profondeurs, je ne sais quels stridents éclats de rire. Comment et pourquoi ? Les philosophes l’expliqueront s’ils veulent ; mais il est certain que les choses vont ainsi, et que la poésie a joué de tout temps avec les os blanchis du cimetière comme avec les fleurs de la verte prairie.

Dans l’œuvre de Hood, ce contraste, cette antithèse, cette bravade, ce défi, se retrouvent à chaque page. Ici c’est la mort qui se promène, frappant à droite et à gauche, en véritable auteur comique, de façon à produire des effets burlesques[14]. Là c’est encore la mort, dans la forêt profonde, assise sur un orme récemment abattu et riant du néant de la vie, tandis qu’elle contemple ce tronc superbe qui va devenir cercueil[15] - rire hideux, rire désolant qui réveille d’affreux échos dans les cavités du crâne vide. — Et qui cependant a mieux compris la majesté du trépas, sa pâle sérénité, son empreinte sacrée ? Lisez, pour vous en convaincre, ce fragment où demeure inachevée la grande image d’un océan mort[16]. Lisez aussi ces quatre strophes dont la concision, l’harmonie, la triste couleur, sont presque inimitables.

« Nous avons, toute la nuit, écouté son souffle, — son doux et faible souffle, — tandis que, dans sa poitrine, le flot de la vie - montait et retombait encore.

« Si basse était notre voix, — si lents étaient tous nos gestes, — que nous semblions lui avoir prêté de notre vie - pour ajouter à la sienne.

« Nos espérances démentaient nos craintes, — nos craintes démentaient nos espérances ; -nous la croyions morte, qu’elle dormait encore, — endormie quand elle mourut.

« Car, lorsque le matin parut obscur et voilé, — humide de précoces orages, — ses paupières immobiles s’étaient fermées ; — elle avait vu se lever - une autre aurore que la nôtre[17]. »


Lisez enfin le sonnet : It is not death, où le poète exprime avec tant de bonheur la crainte de l’oubli, qui est pour les ames tendres, de toutes les angoisses du trépas, la plus redoutée. « Ce n’est pas la mort, nous dit-il, que la fuite silencieuse de nos éloquens soupirs. Ce n’est pas la mort, l’obscurcissement soudain de ces deux astres vivans qui parfois rendaient au soleil rayons pour rayons ; la chair tiède, animée, qui s’anéantit ; les pourpres ruisseaux de la vie cessant de couler ; notre immortelle intelligence échue à quelque autre enveloppe d’argile, et peut-être dégradée par cette métamorphose ; — ce n’est pas, ce n’est pas la mort. La mort est de savoir que les pensées pieuses qui s’empressent, — tendre et fréquent pèlerinage, — auprès d’une tombe nouvelle, cesseront bientôt d’y venir aussi souvent, aussi émues, et que, lorsque la première herbe a recouvert les êtres perdus, peut-être ils ont cessé de ressusciter dans le cœur de ceux qui survivent[18]. »

Cette muse aux deux masques passait aisément des tristesses profondes aux joies bruyantes. Souvent elle alliait, dans une seule composition, les deux tendances opposées, et nous les trouvons heureusement mariées dans le portrait du Maître d’école irlandais, tableau de genre qui, selon qu’on l’envisage, est une caricature de Cruicshank ou une lamentation de Jérémie. Une esquisse du même genre a été donnée récemment aux lecteurs de cette Revue. Le collége de Kilreen, ouvert à tous les vents, et dans lequel six pauvres petits malheureux, divisés en six classes, apprennent, sous un maître déguenillé, tout ce que Dominie Dan leur peut inculquer de connaissances élémentaires, ressemble trait pour trait à l’école de maître Épiphane Garandin. Ce sont les mêmes procédés sommaires renouvelés de M. Cinglant, le même régime de terreur ; chez le maître la même impassibilité farouche, chez les malheureux écoliers le même esprit de révolte tempéré par la crainte salutaire du knout et des soufflets. Et Dan (Daniel) ne les épargne point, comme le dit si bien le poète :

Severe by ride, and net by nature mild,
He never spoils the child and spares the rod,
But spoils the rod, and never spares the child.

Seulement il y a de plus, dans le croquis anglais, un double caractère de gaieté folle et de réflexion attristée. Par exemple, après avoir montré la terrible baguette du maître d’école arrivant, à travers les trous d’un vêtement en haillons, jusqu’à la peau nue du petit Phelim, le poète se hâte de clore, par un trait pathétique, cette description burlesque :


« Point de tendres parens qui prennent garde aux cris de Phelim. Hélas ! son tendre père est au loin, gisant peut-être au fond de quelque cellier souterrain, la tête entamée par le bâton ou par le gin…Peut-être aussi escalade-t-il, comme un chat, quelque toit de Londres, chantant un lai de la verte Érin. Ou bien encore, derrière un métier, brodant de ses rèves une trame fantastique, il croit revoir sa chaumière et son Phelim souriant… Au diable l’enragé marmot qui n’a pas cessé de beugler[19] ! »


Deux des poèmes de Hood, la Maison hantée et le Rêve d’Eugène Aram, ce dernier surtout, prouvent qu’il avait à sa disposition, même dans un sujet sérieux, ces ressources tragiques dont nous venons de constater l’emploi, -je dirais volontiers l’abus, -.dans les dernières strophes de Miss Kilmansegg. Une horreur vraie, un sentiment de pénible oppression, une fascination tout aussi puissante que celle d’Hoffmann (dans le Majorat, Maître Coppelius, le Roi Trabacchio), émanent de ces deux compositions. La première est, ni plus ni moins, la description d’une maison abandonnée après avoir été le théâtre d’un crime. Ce crime est ignoré ; le poète ne vous en dira ni les causes, ni les circonstances : à vous le soin de remplir, selon votre instinct, cette toile vide qu’il relègue dans un fond ténébreux. Il se charge, lui, de vous broyer les couleurs, et certes la palette qu’il vous livre est aussi variée, aussi riche que vous la puissiez souhaiter. Elle abonde en teintes blafardes et sanglantes, toutes préparées pour quelque scène de meurtre, une lutte nocturne, que vous vous représentez malgré vous, et dont les traces vous entourent, mal cachées sous la poussière qui s’accumule en ces lieux maudits et déserts. Dans l’appel saisissant ainsi fait à la curiosité en même temps qu’à l’imagination du lecteur, gît tout l’intérêt de ce poème sans action.

Grace à sir E. Lytton Bulwer, l’histoire d’Eugène Aram est bien connue. Hood s’en est emparé, lorsque le roman l’eut rendue populaire, pour nous montrer une personnification du remords. Le meurtre est accompli, et rien n’en a fait découvrir l’auteur. Une joyeuse bande d’écoliers en congé vient à se répandre dans les champs par une belle matinée d’été. Leur guide est un jeune homme pâli par l’étude, et plus blême, plus silencieux ce jour-là qu’il ne le fut jamais. Il voudrait, mais en vain, s’abstraire dans la lecture d’un in-quarto poudreux ; sa pensée est ailleurs. Une secrète puissance le contraint à fermer ce livre dont les pages, tournées d’une main distraite, n’offrent plus aucun sens, aucun attrait à son esprit troublé. Sa solitude lui pèse ; le silence lui est devenu un supplice ; il faut, poussé par une irrésistible fatalité, qu’il parle à quelqu’un, et ses paroles même lui sont dictées, une à une, par on ne sait quelle voix impérieuse. Les images funestes, les terribles souvenirs dont sa conscience est obsédée, montent, malgré lui, sur ses lèvres descellées par l’angoisse intérieure. Néanmoins un dernier effort de sa prudence révoltée lui fait raconter, comme les visions d’un rêve hideux, ce qui n’est hélas ! que trop réel. Vaine précaution : les détails qu’il donne sont tellement précis, son récit est si effrayant de vérité, sa voix tremblante a de tels accens, que l’enfant auquel il a cru pouvoir se confier ainsi sans péril pénètre le secret de cet aveu déguisé. L’assassin s’est trahi, le châtiment s’apprête, et le poème finit.

Comme tous les esprits hardis, inventeurs, et peu disposés à subir le joug des traditions, de celles-là même qui commandent le respect, Hood dut choquer plus d’un esprit sérieux, et mériter plus d’un blâme solennel. L’un de ces anathèmes a été l’occasion d’une sorte de profession de foi, éminemment caractéristique, adressée à un détracteur du poète. L’Ode à Rae Wilson est une réplique virulente aux pieuses malédictions de l’austérité presbytérienne, une protestation hardie, — hardie surtout en Angleterre, — contre l’esprit d’intolérante bigoterie, d’hypocrisie exclusive, d’évangélique dureté, qui distingue certaines sectes protestantes, et plus particulièrement l’église d’Écosse. La riposte eut ceci de piquant, qu’elle précéda l’attaque. M. Rae Wilson, voyageant en Palestine, — ce pèlerinage est fort usité parmi les pieux adeptes de John Knox, — avait trouvé matière à scandale dans une facétie de Thomas Hood, où celui-ci assimilait certain navet, qu’un pourceau fugitif emporte incomplètement dévoré, à ce rameau de la colombe biblique, qui fut pour Noé le gage de la réconciliation divine. Il était, certes, permis de protester, au nom du bon goût, contre un rapprochement si étrange, si violemment opéré ; mais, en le prenant pour texte d’une furibonde homélie, on manquait au bon sens, tout autant qu’à la charité chrétienne, et c’était une bonne fortune à ne pas négliger que le débat porté sur ce singulier terrain. Aussi Hood n’attendit-il même pas l’apparition du livre où le blâme projeté devait se trouver. On voit, à cet empressement inusité, qu’il avait depuis long-temps à cœur d’écrire sa confession religieuse, son Credo de poète :


« Je ne suis point un saint, s’écrie-t-il, — du moins je ne suis pas un de ces saints béatifiés par eux-mêmes, charlatans de la médecine morale, pseudo-conseillers intimes de l’Être suprême, damnant à tout propos les pauvres pécheurs, et certains d’avoir accès au paradis comme s’ils avaient pris l’empreinte des clés de saint Pierre. Vainement on chercherait sur mes traits les signes caractéristiques de la profession. Il y manque certain dévot abaissement des paupières ; je n’ai ni le bout du nez assez relevé, ni la lèvre inférieure assez abaissée des coins en signe de mépris pour toute chose sublunaire. Bref, cet air malfaisant et décidément profane que la nature m’a donné ne me permettrait pas de faire figure à Exeter-Hall[20]… Le levain des bigots ne fermente pas chez moi. Toute croyance me paraît tolérable, et je serais fâché de considérer le ciel comme le bourg-pourri de qui que ce soit… Si je lis les saintes Écritures, c’est en secret, et je ne farcis pas mes livres d’un hachis évangélique ; je n’affecte pas de me hisser sur des échasses bibliques. Mon Dieu, à moi, n’est pas un maître (a lord) exclusif, aux instincts patriciens, et je n’adopterai jamais cette croyance impie, que la route du ciel est aisée aux riches, dure aux pauvres hères, parqués pour ce voyage comme on l’est sur un paquebot. »


Les sarcasmes se succèdent ainsi, de plus en plus vifs, de plus en plus personnels, et toujours reparaît sous la plume de Hood ce dogme théiste d’une religion universelle, la même au fond du cœur des hommes, et dont les formes diverses sont indifférentes au souverain maître. Il compare la foi, sans cesse élancée vers le ciel, mais faible et s’étayant de tout appui extérieur, à une plante parasite, qui, selon le climat et le sol, accroche ses flexibles vrilles à l’arbre, quel qu’il soit, placé par Dieu dans son voisinage immédiat. Donc, avant d’insulter aucune des croyances humaines, il faut considérer que le hasard de la naissance pouvait nous l’imposer :


« Vous-même, ô Rae, pensez-y bien, vous auriez pu être grand prêtre de Mumbo-Jumbo !… Il ne faut donc pas qu’un étroit esprit de secte vous fasse méconnaître ce vrai catholicisme, cette large communion, ce foyer universel des ames chrétiennes… Craignez, mon pieux ennemi, craignez l’orgueil… Et, dussiez-vous le remplacer par un autre, évitez surtout l’orgueil de la conscience. Il y a l’orgueil du rang, l’orgueil de race, l’orgueil du savant, l’orgueil de l’enrichi, l’orgueil de Londres et l’orgueil de province… bref, ici-bas, toute une armée d’orgueils divers, les uns meilleurs, les autres pires ; mais de tous, depuis le crime de l’ange rebelle, le plus superbe enfle le cœur des saints qui se canonisent les saints, ces hypocrites qui ouvrent humblement les portes du ciel au pécheur opulent, et, pour le pauvre aux jambes nues, n’ont de culottes que les ceps, les entraves de la paroisse ! »

Nous ne suivrons pas le poète dans toutes ses véhémentes apostrophes contre les bigots, les fanatiques, les pharisiens, pour lesquels la religion n’est qu’une minutieuse pratique de certains rites, un recueil de formules, un règlement de police, un tarif de douanes ; contre les saints qui méconnaissent les plus splendides manifestations du créateur et le caractère sacré de la création. Pour les signaler à la défiance de tous, pour les couvrir d’un ridicule ineffaçable, Hood ne ménage ni l’invective, ni les caustiques saillies, ni les images grotesques, ni les anecdotes plaisantes. Son ode prétendue est une épître, et des plus familières, où l’on dirait qu’il a voulu paraphraser, en lui ôtant son caractère de tolérante bonhomie, la chanson de Béranger au Dieu des bonnes gens. On dirait aussi qu’il s’est souvenu des reproches plus modérés, mais non moins précis, que William Cowper, dans son Expostulation, adressait aux hypocrites de son temps en parlant des pharisiens démasqués par le Christ.

When he that ruled them with a shepherd’s rod…
Came…
He found, concealed beneath a fair outside
The filth of rottenness and worm of pride ;
Their piety, a system of deceit ;
Scripture employ’d to sanctify the cheat ;
The Pharisee the dupe of his own art
Self idolised, and yet a knave at heart.

Remarquons aussi que plusieurs des plus populaires auteurs de l’Angleterre moderne ont suivi Hood dans cette levée de boucliers contre l’affectation de piété, les dehors rigides, l’austérité pharisaïque de la bourgeoisie protestante. Bulwer a décoché plus d’une épigramme acérée contre les canters, les ranters[21] ; de la vieille Angleterre. Dickens les a personnifiés dans sa galerie de portraits contemporains en y plaçant l’odieuse figure de l’architecte Pecksniff[22]. Et en ceci, remarquez-le bien, Dickens et Bulwer ont continué une tradition qui remonte assez haut : celle des cavaliers chansonnant les têtes-rondes, celle de Fielding opposant les vices charmans de Tom Jones aux haïssables perfections de Blifil, celle de Sheridan immolant Joseph Surface, cette contrefaçon du chevalier Grandisson, — à son frère Charles, le type des aimables et francs mauvais sujets. Enfin, quand on énumère ces champions de l’esprit mondain, de la religion naturelle, de la tolérance presque illimitée, comment oublier lord Byron et ses imprécations contre le cant ?

On n’aurait qu’une imparfaite idée de l’esprit inégal de Hood, de cette nature complexe, de ce talent méconnu long-temps et qui s’exposait, par ses licences, à l’être toujours, si nous n’insistions encore sur cette veine féconde de plaisanteries qui défraya d’idées comiques, de parodies saisissantes, de caricatures excentriques, un recueil annuel auquel appartint long-temps une grande vogue. Ici notre embarras est grand et se doit aisément comprendre. D’une part, quel choix faire entre tant de bouffonnes inventions ? De l’autre, ce choix une fois fait, comment espérer d’acclimater ces produits étranges de la gaieté britannique ? A moins de traduire en entier le Conte du Cornet, comment espérer qu’on appréciera les malheurs de cette pauvre vieille femme sourde, qu’un colporteur vient étourdir de ses promesses dorées, et qui se laisse aller à faire emplette d’un cornet magique, à l’aide duquel elle entend, à une lieue à la ronde, tout ce qui se crie, se dit, se chante ou se murmure ? Jugez de l’effet produit sur elle par cette métamorphose subite. Propos licencieux, blasphèmes de toute sorte, chansons d’ivrogne, querelles de ménage, révélations scandaleuses, font à la fois irruption dans ces chastes oreilles, si bien défendues naguère contre les bruits du dehors. Après un premier mouvement d’horreur, la curiosité féminine de mistriss Eleanor Spearing trouve son compte à cette ubiquité auditive ; mais elle n’en a pas prévu les inconvéniens, elle n’a pas deviné la terrible réaction de tous ces mystères dévoilés, de toutes ces existences percées à jour, de toutes ces secrètes infamies qu’une puissance surhumaine surprend et dénonce. Lorsqu’on arrive à découvrir l’auteur caché de tant d’inconcevables indiscrétions, un long cri d’indignation s’élève contre mistriss Spearing ; ses voisins les premiers, et avec eux toute une population exaspérée, lui donnent la chasse comme on la donnait jadis aux sorcières. On tue son chat, on étouffe son épagneul favori, on foule aux pieds, on écrase avec fureur le cornet fatal, et dame Eleanor, traînée au bord de l’étang où elle va périr, lorsqu’elle jette un dernier regard sur ses assassins, reconnaît parmi eux le colporteur infernal, Satan ou Belzébuth en personne.

A mesure que les modes littéraires, les engouemens passagers du public se succédaient sous les yeux de Hood, cet impitoyable railleur était toujours, grace à la souplesse de son talent, en état de décomposer le style le plus nouveau, de ridiculiser, en l’exagérant, le plus éblouissant procédé, de détruire, en abusant des moyens employés pour le produire, le prestige le plus fascinateur. Lorsque les fantaisies allemandes, les scènes du Hartz et du Brocken, les sorciers au poil rouge, les mineurs et les lutins de la mine occupent les romanciers et les poètes, il écrit la Forge, caprice étrange qui rappelle à la fois le sabbat de Faust et le Saint Antoine de Callot. Les contes vénitiens de Byron et de Barry Cornwall lui inspirent le Rêve de Bianca, qui n’irait à rien moins qu’à décrier les rendez-vous en gondole et les longs baisers donnés ou reçus au clair de lune. Enfin, lorsque, cherchant à rivaliser de sombre grandeur avec ces tableaux où Martin transportait les majestueux poèmes de la Bible, Thomas Campbell eut écrit son Dernier Homme, Hood, à l’heure même, s’empara de cette idée sublime pour la traiter à sa manière.


« J’ai vu, disait Campbell, j’ai vu le dernier être jeté dans le moule humain, celui qui doit assister à la mort de la création, comme Adam assistait à sa naissance. L’œil du soleil avait un éclat maladif, la terre une pâleur sénile. Les squelettes des peuples entouraient cet homme solitaire, etc. »


Hood, lui, donne la parole à cet homme, qui, dit-il, est le bourreau.


« C’était en l’année deux mille et unième, par un joli matin de mai. J’étais seul, assis sur le haut de ma potence, et chantant un gai refrain, — joyeux de penser que la peste avait épargné mes jours, et me laissait chanter avec l’alouette cette belle matinée. »


Paraît un mendiant qui a survécu, lui aussi, à la ruine universelle, et ces deux hommes déjeunent tranquillement, au pied du gibet, sur notre planète expirante. Ils offrent les débris de leur sacrilège repas aux crânes béans qui parsèment la terre autour d’eux ; ils boivent à la santé des morts ; bref, mille folies sinistres, qui finissent par déplaire au bourreau. Le mendiant met le comble à son impatience par quelques familiarités déplacées, si bien que l’on prévoit à ce drame, si joyeusement commencé, un dénoûment plus ou moins tragique. En effet, les deux derniers représentans de la race humaine ne peuvent vivre en bonne intelligence sur le globe dépeuplé. Dans un palais désert, le mendiant a trouvé un manteau royal, dont il recouvre ses hideuses guenilles. Le bourreau ne laissera pas impunie cette atteinte au droit de propriété, cette tentative d’usurpation. Il appréhende son infortuné compagnon, le cite à son tribunal, le juge, le condamne et le pend séance tenante. Après quoi, saisi d’une espèce de scrupule, il s’apprête à enterrer sa victime, lorsque survient une bande de chiens affamés qui le forcent à chercher refuge sur son gibet. De là, il assiste à l’avant-dernier festin de ces animaux, que la faim a rendus anthropophages, et qui dévorent bel et bien le cadavre du supplicié. Ce spectacle inspire au survivant les plus mélancoliques réflexions : — jamais la solitude ne lui a tant pesé ! Il donnerait tout au monde pour qu’un chien lui vînt amicalement lécher la main. Sa conscience, d’ailleurs, lui suggère quelques remords touchant sa dernière pendaison, qui n’était pas absolument légale. Enfin, las de vivre, il s’exécuterait lui-même très volontiers, — et l’on prévoit qu’il en viendra là, — s’il existait un autre homme pour lui faciliter cette opération, et la rendre plus sommaire en le tirant par les pieds.

Ce que nous savons de la vie de Hood est en harmonie avec ce que ses ouvrages nous laissent entrevoir. Il était nerveux, irritable, capricieux, soupçonneux par momens, enthousiaste, aimant, sympathique à ses heures, et toujours spontané, toujours dominé par cette humour dont ses écrits portent l’empreinte. Avec lui, la conversation la plus sérieuse pouvait finir brusquement par un lazzi, par un quolibet inattendu, de même que, sur la causerie la plus abandonnée, il jetait quelquefois un voile mélancolique par quelques tristes et profondes réflexions. En somme, il n’était point heureux, — le génie l’est rarement, — et dans plusieurs de ses poèmes, entre autres dans celui qu’il intitule Revue rétrospective, il a laissé percer l’amer ressentiment d’un homme qui se voit placé dans l’opinion bien au-dessous du rang dont il se sent digne. Ce rôle de bouffon public, que la nécessité lui avait imposé, froissait en lui des instincts élevés, et contrariait de nobles aspirations. Ses poèmes sérieux, que le caprice du public ne lui permettait pas de multiplier, sont autant de protestations, souvent éloquentes, contre la position secondaire, le métier infime, auxquels on le condamnait. Plusieurs de ces compositions, et surtout certain sonnet à Shakespeare, — nous révèlent sa croyance enthousiaste à la gloire, sa haute émulation poétique, son vif désir de laisser, sur une tombe honorée, un nom sauvé de l’oubli. L’éclat dont il aimait à parer l’avenir ne lui déguisait pas les misères et la servitude du présent. « C’est pour le mieux un jeu fort triste, que de lancer le cerf-volant poétique, » dit-il quelque part, comparant les plaisirs de l’enfance et les soucis de l’âge mûr :

T’is at best a sorry game
To fly the Muse’s kite[23] !

Ce triste jeu, il l’avait préféré cependant à la profession toute positive pour laquelle il s’était d’abord préparé. Hood devait être graveur. C’est là le secret de ce talent de dessinateur qui lui a permis d’illustrer lui-même son Comic Annual et d’y jeter des caricatures excellentes, commentaires ingénieux de ses charges écrites. Plus tard il s’enrôla dans la presse ; mais, rebelle à la discipline, il fut toujours, en avant ou sur les flancs de l’armée, un tirailleur agile, un enfant perdu remarquable par sa témérité. Ses poèmes nous apprennent qu’il voyagea quelque temps sur le continent. Au retour, il devint l’editor, le rédacteur en chef du Colburn’s Magazine, position à peu près régulière, qui lui assurait trois cents livres sterling par an, sans compter le produit de son travail personnel. Il ne garda que peu d’années la direction de ce recueil, se brouilla sans retour avec le riche libraire qui en était le soutien, et, après leur séparation, fonda une entreprise rivale que son nom rendit d’abord assez populaire. Vers les dernières années de sa vie, le Hood’s Magazine, assez mal administré sous le rapport financier, couvrait à peine les frais de publication, et donnait au poète plus de tracas que de profits. En somme, il acheva sinon dans la misère, au moins dans une grande gêne, une carrière qu’il avait dû rêver, au début, plus brillante et plus heureuse.

Quelques succès, bien tardifs, éclairèrent le soir de ce jour nuageux ; mais ceux qui le touchèrent le plus et qu’il regardait comme ses meilleures garanties d’avenir, il les dut à ces hymnes sociaux dont nous nous sommes attaché à expliquer le retentissement inattendu. Peu de temps avant sa mort, Hood, causant avec quelques amis, prit une plume, jeta sur un morceau de papier l’esquisse d’un cénotaphe, surmonté d’une statue couchée où l’on reconnaissait aisément son galbe et sa taille ; puis il inscrivit sur ce fragile monument cette légende lapidaire :

HE SANG

THE

SONG OF THE SHIRT !

Il a chanté la Chanson de la chemise ! Telle était, à son gré, la meilleure épitaphe dont on pût décorer son tombeau.

Depuis que Hood n’est plus, il s’est fait, en sa faveur, une réaction marquée. On a reconnu qu’après tout, nonobstant ses défauts choquans, nonobstant un déplorable abus de facultés singulièrement puissantes et diverses, c’était là un descendant direct et légitime de la véritable lignée poétique, un arrière-petit-fils de Shakespeare, désigné comme tel par d’infaillibles analogies. Plus d’une voix généreuse a protesté contre l’erreur vulgaire dont il avait été victime, contre cet aveuglement public qui ne lui avait pas permis d’acquérir toute sa valeur, de prendre tout son essor, et le gouvernement, averti qu’un poète venait de mourir pauvre, a inscrit sa veuve parmi les pensionnaires du peuple anglais.


E.-D. FORGUES.


  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1842.
  2. Hood’s poems, éd. Moxon, vol. II, p. 55.
  3. To set the table on a roar.
  4. Dans un article sur la Vie de Jean-Paul Frédéric Richter, de Heinrich Doering. Edinburgh Review, année 1827, vol. XLVI.
  5. En parlant de la Comédie en Angleterre, dans la Revue du 15 décembre 1846.
  6. Le Punch, journal illustré.
  7. Corn-Hill, littéralement traduit, veut dire colline à blé.
  8. Poultry, mot à mot, basse-cour, cour à volaille.
  9. La rue du Pain.
  10. La rue du Lait.
  11. … Will make black white ; foul, fair ;
    Wrong, right ; base, noble ; old, young ; coward, valiant.
    (Timon of Athens.)

  12. Fiels of the cloth of gold. — Champ et camp en anglais sont à peu près synonymes.
  13. Onomatopée difficile à rendre. Lump signifie bloc ; thump exprime un coup violent et sourd, un coup de massue.
  14. Death’s Ramble.-Poems of wit and humour, p. 177.
  15. The Elm-Tree, a Dream in the Woods. -Hood’s poems, vol. I, p. 14.
  16. The sea of Death. — Hood’s poems, vol, II, p. 239.
  17. The Death-bed, vol. II, p. 3.
  18. Hood’s poems, vol. II, sonnet IV.
  19. Hood’s Wit and Humour, pag. 52.
  20. C’est à Exeter-Hall que se tiennent la plupart des meetings religieux.
  21. Canter, l’hypocrite en paroles, celui qui abuse du mystique jargon des saints ; ranter, celui qui fait grand bruit du moindre scandale, l’homme aux anathèmes véhémens.
  22. Martin Chuzslewit.
  23. Ode on a distant prospect of Clapham academy. — C’est encore une parodie. Voyez dans les Hours of Idleness de lord Byron les vers au collége d’Harrow.