Polikouchka/Chapitre 1

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 1-15).


I


— Comme il vous plaira, Madame, dit le gérant ; mais c’est triste pour les Doutlov, qui sont tous de braves garçons. Si on ne leur donne point un dvorovi[1] pour remplaçant, l’un des trois ne saurait échapper au recrutement. C’est eux que chacun désigne déjà… Du reste, comme il vous plaira.

Et, changeant de position, il mit sa main droite sur sa main gauche, les croisa sur son ventre, inclina la tête de côté, rentra ses lèvres minces d’un mouvement d’aspiration, fit les yeux blancs, et se tut, comme un homme visiblement décidé à garder le silence pendant longtemps, et à écouter sans contradiction tous les bavardages par lesquels la barinia[2] allait lui répondre.

C’était un gérant, dvorovi d’origine, bien rasé, avec une longue redingote, coupée comme le sont les redingotes de gérant. Devant la barinia, par une soirée d’automne, il se tenait debout pour le rapport.

Le rapport, pour la barinia, c’était d’écouter le compte rendu des affaires en cours, et de donner ses ordres pour l’avenir. Au contraire, pour le gérant Egor Mikhaïlovitch, qui n’y voyait qu’une simple formalité, le rapport, c’était de rester debout sur ses deux pieds, d’équerre, dans un coin, le visage tourné vers le divan, d’essuyer un verbiage sans queue ni tête, et d’amener, par tous les moyens, la barinia à répondre : Amen ! à tout ce qu’on lui proposait.

Ce jour-là, il s’agissait du recrutement. Le domaine devait trois hommes. Deux étaient désignés d’emblée, par la force des choses, par la réunion de certaines conditions de famille à la fois morales et économiques ; pour ceux-là, il n’y avait plus à hésiter ni à discuter : le mir[3], la barinia et l’opinion publique étaient d’accord sur ce point. C’était le troisième qui faisait l’objet de la discussion. Le gérant ne voulait pas qu’on touchât à aucun des trois Doutlov ; il eût préféré qu’on prît à la place le dvorovi chef de famille, Polikouchka, un garnement mal famé, surpris trois fois volant des sacs, des guides et du foin ; tandis que la barinia, qui caressait les enfants en haillons de Polikouchka, et, par ses exhortations évangéliques, essayait de l’amender, la barinia ne voulait pas l’abandonner au recrutement. — Elle ne voulait pas non plus de mal aux Doutlov, qu’elle ne connaissait nullement, qu’elle n’avait jamais vus. D’ailleurs, on ne sait pourquoi elle ne pouvait comprendre, et pourquoi le gérant n’osait lui expliquer nettement, que si Polikouchka ne partait pas, c’était à l’un des Doutlov de partir.

— Mais je ne veux pas leur malheur, à ces Doutlov, disait-elle avec émotion.

« Si vous ne le voulez pas, versez trois cents roubles pour un remplaçant ! »

Voilà ce qu’il eût fallu lui répondre. Mais le gérant était trop roué pour cela.

Donc Egor Mikhaïlovitch se campa bien commodément, il s’appuya même quelque peu contre le mur, tout en gardant sur son visage une expression soumise, et se mit à regarder les lèvres de la barinia remuer, et l’ombre des ruches de son bonnet trembler sur le mur, au dessous d’un tableau. Il ne trouvait nullement nécessaire de prêter quelque attention à ce que disait la barinia : elle parlait trop et trop longtemps. Il se sentait là, derrière les oreilles, une envie convulsive de bailler, envie qu’il convertit adroitement en toux, en mettant sa main devant sa bouche et faisant : hem ! hem !

Jadis j’ai vu lord Palmerston assis, le chapeau sur la tête, pendant qu’un membre de l’opposition fulminait contre le ministère : il se leva tout à coup, et, dans un discours de trois heures, il répondit sur tous les points à son adversaire. Je l’ai vu, et n’ai pas été surpris : car j’avais vu déjà quelque chose de pareil se passer mille fois entre Egor Mikhaïlovitch et la barinia.

Craignait-il de s’endormir ? La faconde de la barinia lui semblait-elle intarissable ? — Il changea de posture, fit porter le poids de son corps du pied gauche sur le pied droit ; puis il prélude, suivant son usage, par une formule sacramentelle.

— Comme il vous plaira, Madame. Seulement… seulement, le mir est réuni maintenant devant mon bureau, et il faut en finir. Il est dit dans l’ordonnance que les recrues doivent être rendues dans la ville avant la fête de Pokrov ; et, parmi tous les paysans, on désigne les Doutlov ; il n’y a pas d’ailleurs d’autres choix. Vos intérêts importent peu au mir : peu lui importe que nous ruinions les Doutlov… Je sais combien ils ont eu de la peine. Depuis que je tiens les registres, ils ont toujours été dans la misère. Et voilà que le vieillard, qui a maintenant pour soutien le cadet de ses neveux, voilà qu’il faut le ruiner de nouveau… Moi, vous daignerez le reconnaître, j’ai grandement à cœur vos intérêts… C’est pitié, Madame, mais comme il vous plaira. Ils ne me sont rien, ni beau-père, ni frères, et je n’ai rien reçu d’eux…

— Mais je n’y songeais même pas, Egor, interrompit la barinia.

Et la pensée lui vint aussitôt qu’il était acheté par les Doutlov.

—… Seulement, c’est la meilleure famille de tout Pokrovsky. Ils craignent Dieu, ce sont des moujiks laborieux ; le vieux a été pendant trente ans le staroste de l’église, il ne boit pas de vin, ne jure jamais et fréquente l’église (le gérant savait par où la prendre). Mais voici le point principal que j’ai l’honneur de vous soumettre : il n’a que deux fils, les autres ne sont que ses neveux. C’est eux que le mir désigne ; mais, pour être juste, il faudrait tirer au sort parmi tous les dvoïniki[4]. Combien de troïniki se sont séparés ! Ils ont bien fait, puisque les Doutlov, restés unis, ont maintenant à souffrir pour leur honnêteté.

La barinia n’y comprenait déjà plus rien. Elle ne s’expliquait pas ce « tirage au sort » et cette « honnêteté ». C’étaient des sons qu’elle percevait, rien que des sons. Et, sur la redingote du gérant, elle examinait les boutons de nankin : les boutons supérieurs, il devait les boutonner rarement ; aussi étaient-ils encore solides, tandis que le bouton du milieu, fatigué tout à fait, tenait à peine : voilà longtemps qu’on aurait dû le recoudre.

Mais, comme chacun sait, dans une conversation, surtout dans une conversation d’affaires, il n’est pas besoin de saisir ce qu’on vous dit, pourvu qu’on ne perde pas de vue ce qu’on a à dire soi-même. C’est ce que faisait la barinia.

— Comment ne veux-tu pas comprendre, Egor Mikhaïlovitch ? dit-elle ; mais je ne désire pas du tout que les Doutlov soient désignés. Tu me connais assez, il me semble ; tu sais que je fais mon possible pour venir en aide à mes paysans, et que je ne veux pas leur malheur. Tu sais que je suis prête à tout sacrifier pour échapper à cette triste nécessité, et ne laisser partir ni Doutlov ni Polikouchka.

(Je ne sais s’il lui vint à l’esprit que, pour échapper à cette triste nécessité, elle avait à sacrifier, non pas tout, mais seulement une somme de trois cents roubles : en tout cas, cette pensée aurait pu lui venir aisément.)

… Je ne te dirai qu’une chose, c’est que Polikey[5], je ne le donnerai pour rien au monde. Lorsque, après cette affaire de pendule, il m’avoua lui-même sa faute, en pleurant, en jurant de se corriger, j’eus avec lui un long entretien ; je vis qu’il était touché, et que son repentir était sincère.

« Voilà qu’elle recommence », pensait Egor Mikhaïlovitch. Et il se mit à examiner la confiture que la barinia avait mise dans son verre d’eau. « Est-ce de l’orange ? est-ce du citron ? Ce doit être de l’amer, » pensait-il.

… Il y a déjà sept mois de cela, continuait la barinia, et il se conduit très bien, et il n’a pas été ivre une seule fois ; sa femme m’a dit qu’il était devenu tout à fait un autre homme. Comment veux-tu que je le punisse maintenant qu’il s’est corrigé ? Et puis ne serait-il pas inhumain de faire partir un homme chargé de cinq enfants et qui n’a que ses bras ? Non, il vaut mieux que tu ne m’en parles même pas, Egor.

Et la barinia avala une gorgée d’eau.

Egor Mikhaïlovitch suivit des yeux le passage de l’eau à travers le gosier, puis il articula d’un ton bref et sec :

— C’est donc Doutlov que vous désignez ?

Alors la barinia joignit ses mains avec désespoir.

— Comment ne peux-tu pas me comprendre ? Est-ce que je veux du mal aux Doutlov ? Est-ce que j’ai quelque chose contre eux ? Dieu m’est témoin que je suis prête à faire tout pour eux…

Elle jeta les yeux sur le tableau qui était dans le coin, mais se rappela que ce n’était pas Dieu : « Eh bien, cela ne fait rien ; ce n’est pas là l’important ! » Et, chose étrange, la pensée des trois cents roubles ne lui vint toujours point.

Eh bien ! que dois-je faire ? poursuivit-elle. Sais-je donc comment et quoi ? Je ne puis le savoir. Eh bien ! Je m’en remets à toi. Tu sais ce que je veux. Fais en sorte que tous soient contents, conformément à la justice… Eh bien ! Que faire ? Ce n’est pas aux Doutlov seuls que cela arrive ; tout le monde a des moments pénibles… Mais je ne peux pas laisser partir Polikey. Tu dois comprendre que ce serait quelque chose de monstrueux de ma part.

Elle aurait parlé encore plus longtemps, tant elle était lancée ; mais en ce moment la bonne entra dans la chambre :

— Que veux-tu, Douniacha ?

— Un moujik est venu pour demander à Egor Mikhaïlovitch si la skhodka[6] doit attendre encore, dit Douniacha en jetant un regard de colère sur Egor Mikhaïlovitch.

« Qu’est-ce donc que ce gérant ? pensait-elle ; il a bouleversé ma barinia… maintenant elle ne va pas me laisser dormir jusqu’à deux heures du matin. »

— Va donc, Egor, dit la barinia, et fais pour le mieux.

— À vos ordres… (Il ne dit plus rien des Doutlov…) Et qui ordonnez-vous qu’on envoie, pour aller chercher l’argent chez le jardinier ?

Est-ce que Petroucha n’est pas encore revenu de la ville ?

— Pas encore.

— Et Nicolas, ne peut-il pas y aller ?

— Mon père est malade, répondit Douniacha.

— M’ordonnez-vous à moi-même d’y aller demain ! demanda le gérant.

— Non, tu manquerais ici, Egor.

La barinia resta songeuse :

— Combien d’argent ? reprit-elle.

— Quatre cent soixante-deux roubles.

— Envoie Polikey, dit la barinia en regardant d’un air décidé Egor Mikhaïlovitch.

Celui-ci, sans desserrer les dents, avança ses lèvres comme pour sourire, mais il ne sourcilla pas :

— À vos ordres.

— Envoie-le moi.

— À vos ordres.

Et Egor Mikhaïlovitch s’en alla vers son bureau.


  1. Dvorovi, serfs de la maison du seigneur.
  2. Barinia, féminin de barine, seigneur.
  3. Mir, Association des chefs de famille d’une commune rurale.
  4. Dvoïniki, troïniki, littéralement doubles, triples ; dans les familles qui comptent deux, trois fils, les deux frères sont des dvoïniki, les trois frères des troïniki. Dans le premier cas, chacun des frères est un dvoïnik ; dans le second cas, chacun des frères est un troïnik.
  5. C’est le même nom que Polikouchka, qui en est le diminutif.
  6. Skhodka, assemblée du mir.