Polikouchka/Chapitre 4

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 40-45).


IV


Une demi-heure se passa. L’enfant se mit à crier. Akoulina se leva et lui donna à manger. Elle ne sanglotait plus ; mais, appuyant sur son coude son visage maigre et encore joli, et fixant ses yeux sur la chandelle qui s’usait, elle se demandait pourquoi elle s’était mariée, pourquoi il faut tant de soldats, et songeait au moyen de se venger de la femme du menuisier.

Les pas de son mari se firent entendre. Elle essuya ses larmes et se leva pour le laisser passer. Polikey entra d’un air fier, jeta son bonnet sur le lit, et se mit à son aise.

— Eh bien ! pourquoi t’appelait-on ?

— Hum ! pourquoi ? Est-ce que cela se demande ? — Polikouchka est le dernier des derniers. Mais qu’il surgisse une affaire d’importance, à qui s’adresse-t-on ? À Polikouchka.

— Quelle affaire ?

Polikey ne se pressait pas de répondre. Il alluma sa pipe et cracha. Il dit enfin :

— C’est chez le marchand, pour chercher de l’argent, qu’elle m’a ordonné d’aller.

— Pour chercher de l’argent ? demanda Akoulina. Polikey sourit en hochant la tète.

— … Comme elle parle bien ! « Toi, disait-elle, tu étais noté comme un homme peu sûr, et moi j’ai plus de confiance en toi qu’en d’autres. (Polikey parlait très haut, pour être entendu des voisins...) Tu m’as promis de te corriger, disait-elle : voici la première preuve de la confiance que tu m’inspires. Va, dit-elle, chez le marchand ; prends l’argent et l’apporte. » Et moi j’ai répondu : « Nous, Madame, nous sommes tous vos esclaves ; nous devons vous servir comme Dieu. Je sens que je suis prêt à tout pour votre service. Je ne refuserai aucune des besognes qu’il vous plaira de m’imposer. Tout ce que vous m’ordonnerez, je l’exécuterai, car je suis votre esclave ». (Il sourit de nouveau, de ce sourire d’un homme faible, bon et coupable.) « Alors, dit-elle, tu t’acquitteras bien de ta mission. Comprends-tu que ton sort en dépend ? » — « Comment ne le comprendrais-je pas ? ai-je repondu. Si l’on vous a dit du mal de moi, c’est que personne n’est à l’abri de la calomnie ; pour moi, je n’ai jamais osé concevoir même la pensée d’agir contre vos intérêts. » En un mot, j’ai si bien parlé que ma barinia s’est amollie comme une cire : « Toi, dit-elle, tu seras mon premier serviteur… »

Un silence. De nouveau le même sourire se fit jour sur le visage de Polikey.

— … Je sais très bien comment il faut leur parler, reprit-il. Du temps que je payais encore la dîme il s’élevait parfois un dissentiment entre le dîmeur et moi. Je n’avais qu’à lui parler un moment ; et je l’amadouais si bien qu’il devenait souple comme de la soie.

— Est-ce beaucoup d’argent ? demanda tout à coup Akoulina.

— Quinze cents roubles, répondit Polikey d’un air dégagé.

Elle hocha la tête :

— À quand le départ ?

— Demain, a-t-elle ordonné. « Prends, a-t-elle dit, le cheval que tu voudras. Entre au bureau, et puis va en paix. »

— Dieu soit loué ! dit Akoulina en se levant et en faisant le signe de la croix. Que Dieu te vienne en aide, Polikey ! ajouta-t-elle à voix basse pour qu’on n’entendît pas derrière la cloison, et en le tenant par la manche de sa chemise… Écoute-moi, Polikey, je t’en supplie par Notre-Seigneur Jésus, quand tu iras chercher l’argent, jure-moi, en baisant la croix, que tu ne boiras pas une seule goutte !

— Est-ce que je vais boire, avec tant d’argent ! lança-t-il… Comme on a bien joué du piano, sapristi ! ajouta-t-il avec un sourire. C’est une barichnia[1], sans doute. J’étais immobile, debout, devant la barinia, et la barichnia jouait toujours. Comme elle vous enlevait cela ! C’était beau à ravir l’âme !… Je voudrais bien jouer aussi, moi, ma foi. J’y serais arrivé ; j’y serais certainement arrivé… Ça me connaît, ces choses-là.

Prépare-moi pour demain une chemise propre.

Et ils se couchèrent pleins de joie.


  1. Fille de barine.