Port-Royal/Appendices/01

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 513-516).

APPENDICE.


L’ACADÉMIE DE LAUSANNE EN 1837.

(Se rapporte à la page 1 et 5.)

Le temps, à la longue, donne quelque intérêt — un intérêt biographique, sinon littéraire — à des choses qui, plus rapprochées, n’avaient de valeur que pour nous. Il est bon aussi de fixer les particularités vraies, ne fût-ce que pour empêcher les fausses de s’y substituer et de prévaloir. J’étais allé faire pour la première fois, ai-je dit, un voyage en Suisse dans l’été de 1837. Je savais, en passant à Lausanne, que j’y avais un ami dans la personne de M. Juste Olivier, poète de la jeune école, et que j’avais vu à Paris en 1829-30. Accueilli avec cordialité par lui et par sa femme, poète elle-même, je ne tardai pas, dans la conversation, à exprimer un regret : c’était de ne pouvoir, dans ma vie de Paris morcelée, un peu dissipée et assujettie à des besognes journalières, trouver une année d’entier loisir po-iic produire et mener à fin ou mettre du moins en pleine voie d’exécution le projet que je nourrissais depuis longtemps d’une histoire de Port-Royal. J’étais réellement seul, alors, à m’occuper d’un pareil sujet. J’y avais été conduit par mon goût poétique pour les existences cachées et par le courant d’inspiration religieuse que j’avais suivie dans les Consolations. Mes amis saisirent ma parole au vol : ils avaient des relations intimes dans le Conseil de l’Instruction publique et dans le Conseil d’État. Je fus tout surpris lorsque, deux ou trois jours après ma première conversation, ils me demandèrent si, au cas où l’on m’offrirait de faire dans l’Académie de Lausanne un Cours d’une année sur Port-Royal, j’accepterais. J’acceptai avec gratitude. Je revins deux mois après, vers le milieu de l’automne, avec toute ma collection de livres jansénistes ; je m’enfermai, ne voyant jamais personne jusqu’à quatre heures du soir les jours où je ne faisais pas cours, et jusqu’à trois heures les jours où je professais. Ma leçon était de trois à quatre heures. J’en faisais trois par semaine, et le nombre total des leçons fut de quatre-vingt-une. Tout l’ouvrage fut construit et comme bâti durant cette année scolaire (1837-1838).

Lorsque j’arrivai dans cette bonne, honnête et savante Académie de Lausanne, M. Porcbat, le futur traducteur de Goethe, était recteur et chargé de la chaire de langue et de littérature latines ; M. Monnard, mort depuis professeur à l’Université de Bonn, était professeur de littérature française ; M. Vinet venait d’être nommé professeur d’Homélitique (ou Éloquence sacrée) et de Prudence pastorale (Directions aux étudiants de théologie sur la vie de pasteur). Il y avait encore M. Dufournet, professeur d’exégèse et d’hébreu ; M. Herzog, professeur d’histoire ecclésiastique ; M, André Gindrez, professeur de philosophie, et membre en même temps du Conseil d’Instruction publique dont il était l’âme. M. Juste Olivier, mon ami, donnait un cours d’histoire.

J’entre dans ces détails et je rappelle ces noms, parce qu’il a été fait depuis des tableaux un peu fantastiques de cette réunion de professeurs, et l’on y a introduit des noms illustres ou connus qui n’ont figuré sur la liste que plus tard[1].

M. Vinet était donc lui-même, si j’ose dire, un nouveau venu dans l’Académie de son pays natal. Il y avait été appelé de Bâle où il était comme exilé en pays allemand, et où il professait depuis des années, à l’usage de la jeunesse locale, une littérature française des plus élevées, des plus fines et qu’eût certes enviée Paris. Un homme bienveillant et fort savant, mais qui écrit un peu vite, M. Saint-René Taillandier, dans un article de la Revue des Deux Mondes[2] m’a présenté avec quantité de détails qui ont l’air d’être précis et qui ne sont qu’inexacts, comme étant allé m’éclairer au foyer de M. Vinet, ayant allumé ma lampe à la sienne, et m’étant prémuni auprès de lui, et grâce à ses lumières, contre les interprétations que M. Cousin devait donner du scepticisme de Pascal. Il s’agissait bien alors, en 1837, du Pascal de M. Cousin, qui ne vint que cinq ans plus tard !

Toute cette théorie de M. Saint-René Taillandier, à mon sujet, cette conjecture qu’il donne d’un ton d’affirmation, est purement fictive et imaginaire. Jamais je ne retirerai à M. Vinet aucun des éloges que je lui ai donnés dans la sincérité de mon cœur et dont ce livre même est tout rempli. Mais la vérité est que nous fûmes installés professeurs à l’Académie le même jour. C’est alors seulement que je fis sa connaissance directe. À mon précédent voyage, je ne l’avais pas vu ; il était encore absent, mais je m’étais fort occupé de lui. Je m’étais laissé raconter de près ses mérites, sa vertu morale infuse dans son talent, les scrupules de sa conscience d’écrivain, le jet de sa parole plus libre et plus hardiment éloquente. J’avais lu ses livres, et aussitôt comprenant qu’il était l’homme le plus distingué du pays, l’esprit le plus original de cette culture vaudoise et l’honneur de la Suisse française, je m’étais hâté de faire mon métier d’informateur bénévole et de critique sympathique ; j’avais écrit sur lui dans la Revue des Deux Mondes un article qui paraissait à la date du 15 septembre 1837. M. Vinet le lut et m’écrivit la lettre suivante, qui est le point de départ de nos bonnes relations. On en doit rabattre tout ce que sa modestie excessive lui suggère ; mais on y voit du moins que ce n’est pas lui qui, bien qu’il sût à fond Pascal et un peu de Nicole, avait à me guider sur le chemin de Port-Royal et à m’initier à cet ordre d’études.

« Monsieur, on vient de m’envoyer la livraison de la Revue des Deux Mondes, où se trouve l’article que vous avez bien voulu me consacrer. Il me serait difficile de vous exprimer tous les sentiments que j’ai éprouvés en le lisant ; je ne les démêle pas très bien moi-même. Je ne veux pas vous dissimuler l’espèce d’effroi qui m’a saisi en me voyant tirer du demi-jour, qui me convenait si bien, vers une lumière si vive et si inattendue ; ce sentiment est excusable : il y va de trop pour moi, sous toutes sortes de sérieux rapports, d’être jugé avec une si extrême bienveillance dans un article dont vous êtes l’auteur et que vous avez signé. Il faudrait un bien grand fonds d’humilité pour en prendre facilement et vite mon parti. Cependant, monsieur, je ferais tort à la vérité, si je ne disais pas que j’ai éprouvé, au milieu de ma confusion, un vif plaisir, et je me ferais tort à moi-même si je dissimulais ma reconnaissance, qui a été plus vive encore et qui a fait la meilleure partie de mon plaisir. C’en est un encore, dût-il en coûter à l’amour-propre (et certes vous avez trop ménagé le mien), que de se voir étudié avec un soin si attentif ; tant d’attention ressemble un peu à de l’affection ; et quel profit d’ailleurs n’y a-t-il pas à être l’objet d’une si pénétrante critique ? Vous semblez, monsieur, confesser les auteurs que vous critiquez ; et vos conseils ont quelque chose d’intime comme ceux de la conscience. Je ferais plaisir peut-être à votre esprit de délicate observation, si je vous disais le secret historique de certains défauts de mon style et même de certaines erreurs de mon jugement. Mais vous m’avez trop généreusement donné de votre temps pour que je veuille vous en dérober ; et j’aime mieux, monsieur, employer le reste de cette lettre à vous dire combien, sous d’autres rapports que ceux qui frapperont tout le monde, il m’est précieux d’avoir un moment arrêté votre attention. La mienne s’attache à vous depuis longtemps, c’est-à-dire à vos ouvrages ; et quoique vous m’accusiez avec douceur de juger des hommes par leurs livres, je veux bien vous donner lieu de me le reprocher encore, et vous avouer que c’est votre pensée intime, votre vrai moi, qui m’attache souvent dans vos écrits. Il me semble qu’après beaucoup d’éloges un peu de sympathie doit vous plaire ; j’offre la mienne à l’emploi que vous faites de votre talent, qui ne s’est pas contenté d’intéresser l’imagination et d’effleurer l’âme, mais qui veille aux intérêts sacrés de la vie humaine ; et moi, qu’une espérance sérieuse a pu seule faire écrivain, je suis heureux que vous ayez reconnu en moi cette intention, que vous l’ayez aimée ; et j’accepte avec reconnaissance les vœux par où vous terminez votre article. Oui, je désire être lu, et je vous remercie de m’avoir aidé à l’être ; il ne m’est pas permis d’être modeste aux dépens de la cause que je sers ; d’ailleurs on verra bientôt, si l’on y regarde, que ces doctrines, qui font la vraie valeur de mon livre, ne sont pas à moi.

« J’apprends, monsieur, que notre Lausanne espère obtenir de vous un Cours de littérature pour cet hiver, et ce Cours aura pour sujet Port-Royal ! Il y a longtemps que je me réjouissais de vous lire ; avec quel intérêt ne vous entendrai-je pas sur une école que je connais trop peu, mais qui m’est si chère par le peu que j’en connais !

« Veuillez agréer, monsieur, avec mes remerciements, l’hommage de ma considération respectueuse,

« VlNET.

« Montreux, 27 septembre 1837. »

Le grand, l’incomparable profit moral que je retirai du voisinage de M. Vinet et de mon séjour dans ce bon pays de Vaud, ce fut de mieux comprendre, par des exemples vivants ou récents, ce que c’est que le Christianisme intérieur ; d’être plus à portée de me définir à moi-même ce que c’est, en toute communion, qu’un véritable Chrétien, un fidèle disciple du Maître, indépendamment des formes qui séparent. Être de l’École de Jésus-Christ : je sus désormais et de mieux en mieux ce que signifient ces paroles et le beau sens qu’elles enferment.

Pendant toute la durée de mon Cours, M. Vinet me fit l’honneur d’y assister toutes les fois que sa santé le lui permit. Il y eut, il est vrai, dans le fort de l’hiver, une assez longue interruption où

  1. Voici, par exemple, sur quel ton le prend un savant rédacteur de la Revue des Deux Mondes, qui a à parler de ces mêmes choses : « Vinet ne pouvait rester toujours à Bâle ; un peu plus tôt, un peu plus tard, il était inévitable que Lausanne réclamât son enfant. Ce moment arriva en 1837. L’Académie de Lausanne avait été réorganisée avec éclat ; des hommes distingués, MM. Monnard, Vulliemin, Secrétan, Chappuis, Olivier, y enseignaient les lettres et la philosophie ; l’illustre poète Miçkieiwicz y avait déjà inauguré l’étude des littératures slaves, et M. Sainte-Beuve allait y déployer son histoire de Port-Royal. Vinet fut chargé de la théologie pratique : le 1er novembre 1837, il fut installé dans sa chaire par le président du Conseil d’État et par le recteur de l’Académie. Ce jour-là même, l’élite de la société vaudoise étant présente, il exposa le plan et la portée de son enseignement. » (Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1864.) Autant de mots, autant d’erreurs. M. Vulliemin, historien distingué de la Suisse et continuateur de Jean de Muller, n’a jamais professé à l’Académie ; il n’a enseigné qu’au Gymnase, et depuis 1838 seulement. M. Secrétan, le futur philosophe, était encore un élève en 1837. M. Samuel Chappuis, également, n’est devenu professeur (de théologie) que plus tard. L’illustre poète Miçkiewicz ne vint enseigner à Lausanne qu’après moi, et ce fut moi-même, s’il m’en souvient, qui, à l’un de mes retours à Paris, me trouvai porteur des propositions qui lui étaient faites. Il n’enseigna nullement à Lausanne les littératures slaves ; il remplaça simplement M. Porchat dans l’enseignement du latin.
  2. L’article, précédemment cité, qui a pour titre : Le Libéralisme chrétien. Alexandre Vinet, sa Vie et tes Œuvres.