Port-Royal/I/12

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 310-338).
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XII


Réfutation du Père Garasse par M. de Saint-Cyran. — Petrus Aurelius. — Tactique et coup d’éclat. — Translation de Port-Royal à Paris. — Période de M. Zamet. — Maison du Saint-Sacrement ; faste, illusion, aberration. — M. de Saint-Cyran est introduit ; il répare. — Dernière lutte de la mère Angélique : soumission. — M. de Saint-Cyran seul chef à Port-Royal. — Année 1636, moment décisif.


Dans deux ouvrages qui émanèrent de lui en ces années, M. de Saint-Cyran ne se départit pas de cette habitude mystérieuse, qui le faisait agir avec vigueur en se tenant volontiers dans l’ombre. En 1626, il publia, sans nom d’auteur[1], deux ou quatre volumes[2] in-4o, dans lesquels il réfutait d’importance les erreurs du Père Garasse. Ce jésuite, qui était un brouillon, une imagination leste et facétieuse, une plume assez dans le genre de Camus, mais bien moins exercée et à moins bonne fin, avait d’abord lâché, en 1623, sous le titre de Doctrine curieuse des Beaux-Esprits de ce temps, un vrai pamphlet, dans lequel, en chargeant d’athéisme une foule d’honnêtes gens, comme Charron, Pasquier, il faisait scandale et augmentait le mal qu’il voulait combattre. C’était élargir la tache au lieu de l’enlever. Il crut, dit Bayle, avoir donné échec et mat aux libertins, et il ne leur fit que plus beau jeu. Bayle le sait mieux que personne, et Voltaire aussi, pour qui le Père Garasse est une des bêtes de somme favorites sur lesquelles il daube le plus gaiement. Le prieur Ogier réfuta cet écrit du Père Garasse, qui riposta de plus belle. Mais, voulant montrer qu’il était capable aussi de réfuter sérieusement les athées, et tranchant cette fois du saint Thomas, le folâtre écrivain publia, en 1625, la Somme théologique des Vérités capitales de la Religion chrétienne, in-folio. « Pour la naissance de ce livre, disait-il dans l’avertissement, elle est en quelque chose semblable à celle de l’empereur Commode : il y en a qui la délirent, il y en a qui la craignent, il y en a qui la tiennent pour fort indifférente. » — « De ma façon d’écrire, ajoutait-il, je n’en dirai qu’un mot : je tâche d’écrire nettement et sans déguisement de métaphores, tant qu’il nous est possible. Je sais que la chose est malaisée… ; car je pense qu’il est des métaphores comme des femmes, c’est un mal nécessaire. » Quand de ce ton il en venait aux dogmes, quand le quolibet passait à travers les textes consacrés et courait par les Saints Pères, qu’on juge de l’indignation des vrais docteurs ! M. de Saint-Cyran crut que le respect de l’Église y était intéressé, et qu’un tel livre déshonorait la Majesté de Dieu : il dénonça à fond, dans la Somme des fautes, les falsifications et méprises de tout genre dont s’était rendu coupable l’inconsidéré. Les Jésuites, avertis de cette réfutation qui se préparait (Garasse s’en était, à l’avance, procuré sous main les feuilles), essayèrent, mais en vain, d’en entraver la publication et d’intimider l’imprimeur ; ils se virent obligés bientôt d’abandonner le fâcheux confrère, dont la Somme fut censurée vigoureusement par la Faculté de théologie. Ils en gardèrent une longue rancune à l’auteur présumé de la réfutation ; et Bayle, en badin qu’il est, parlant de cette origine des longs démêlés théologiques, a pu dire joliment qu’on veut qu’à cause de cela le Père Garasse ait été l’Hélène de cette guerre. Hélène à part, Port-Royal, à coup sûr, en fut l’Ilion, un Ilion livré au fer et aux flammes, et dont les ruines mêmes ont péri[3]. L’ouvrage de M. de Saint-Cyran avait en tête une Épître dédicatoire au cardinal de Richelieu, sans doute parce que la Somme du Père Garasse en avait une aussi. Les louanges qu’il se permettait sous le couvert de l’anonyme y étaient d’autant plus grandes, j’aime à le croire, qu’il les sentait plus désintéressées : il semble qu’elles aient flatté très agréablement le Cardinal, s’il est vrai, comme l’assure Lancelot, qu’on lui ait entendu dire plusieurs fois qu’il donnerait dix mille écus pour savoir de qui elles venaient[4]. Lors de l’arrestation de Saint-Cyran, on trouva dans ses papiers le brouillon de cette Épître, et on le porta au Cardinal : mais il était trop tard, et il s’agissait alors de bien autre chose. En s’en prenant au Père Garasse, le réfutateur n’avait sans doute pas cherché à ménager la Société de Jésus et à la mettre entièrement hors de cause ; il ne laissait pas de lui jeter en passant de bien splendides hommages, et allait jusqu’à la comparer, dans l’Église militante, à l’invincible phalange macédonienne, ou encore à cette bande inséparable des amoureux qui mouraient ensemble pour le bien public en Lacédémone : il n’y entendait pas malice, et il n’y faut voir qu’une comparaison de mauvais goût. Cela nous prouve cependant que, si inflexible qu’il ait pu paraître ensuite en doctrine, M. de Saint-Cyran n’était pas absolument indifférent d’abord aux voies et moyens ; mais sa précaution oratoire fut peine perdue.

Il passa outre et ne ménagea plus rien de ce côté dans d’autres publications plus importantes qui remplirent les années 1632-1633, et qu’on lui attribue en toute vraisemblance : je veux parler des divers écrits qui composent le livre théologiquement très célèbre de Petrus Aurelius. En voici en très peu de mots l’occasion, le prétexte, plutôt encore que le sujet. Le pape Urbain VIII, mettant à profit la bonne volonté des Stuarts et la conjoncture du prochain mariage d’Henriette de France avec Charles Ier, avait envoyé en Angleterre, à titre de vicaire apostolique, Richard Smith, Anglais, évêque in partibus de Chalcédoine. Cet évêque, reçu d’abord par les fidèles de sa communion avec beaucoup de respects et d’espérances, s’était mis bientôt en lutte avec les moines et en particulier les Jésuites du pays, au sujet des droits épiscopaux, qu’il revendiquait dans toute leur force, et avec plus de rigueur peut-être qu’il n’était prudent sur un terrain aussi mal affermi : il abrogea les privilèges des religieux, et leur ôta, par exemple, le pouvoir de conférer les sacrements sans la permission de ses officiers ; mais le secret, souvent nécessaire en pays hérétique, ne s’accordait pas toujours avec ces formalités. Bref, il voulut être trop gallican en Angleterre, là où il suffisait d’être catholique à tout prix. On désobéit, on écrivit pour se justifier, et l’on attaqua. L’évêque s’adressa à l’Assemblée du Clergé de France pour l’intéresser à sa cause. Richelieu, qui avait autrefois eu ce Richard Smith pour maître de controverse, quand, simple abbé, il suivait les cours de Sorbonne, l’appuyait avec un intérêt particulier. Les noms de deux religieux et docteurs français qui se trouvaient mêlés, à titre d’approbateurs, aux écrits des Jésuites anglais contre l’évêque, amenèrent l’examen de la Sorbonne et de l’archevêque de Paris, qui censurèrent. C’est alors que les livres de Petrus Aurelius intervinrent à l’appui, solides, érudits, pleins de feu (le genre admis), d’une invective grave, et soutenant les droits des Évêques de manière à les avoir à peu près tous de son côté.

M. de Saint-Cyran visait là. Dans les projets d’innovation ou de rénovation de doctrine qu’il avait agités jusqu’à cette heure, il voyait mille difficultés de se faire jour directement. Tous ses amis ecclésiastiques répandus et influents, les Bérulle, les Condren, M. Vincent restaient d’accord avec lui et dans une pleine admiration jusqu’au moment où il leur lâchait un mot de ses idées de réforme et de ses blâmes sur l’ordre présent ; mais aux premières ouvertures trop nettes qu’il leur en faisait, — s’il lui arrivait, un jour, de répondre à M. Vincent qui le surprenait écrivant dans son cabinet et le félicitait bonnement de ses pieuses pensées : «Je vous confesse que Dieu m’a donné, en effet, et me donne de grandes lumières : il m’a fait connoître qu’il n’y a plus d’Église… ; non, il n’y a plus d’Église, et cela depuis plus de cinq ou six cents ans : auparavant, l’Église étoit comme un grand fleuve qui avoit ses eaux claires : mais maintenant ce qui nous semble l’Église, ce n’est plus que bourbe ; le lit de cette belle rivière est encore le même, mais ce ne sont plus les mêmes eaux ;» — si, un autre jour, devant le Père de Condren ou le Père Gibieuf ou l’abbé de Prières, il se hasardait à dire du Concile de Trente : «Ç’a été surtout une assemblée politique ;» — ou des auteurs les plus invoqués dans l’école : «Ce sont eux, ce sont les premiers Scholastiques et saint Thomas lui-même, qui ont ravagé la vraie théologie ;» — à l’instant il voyait le front de l’auditeur se rembrunir, le jugement auquel il faisait appel vaciller, la piété soumise s’effrayer et ne plus comprendre ; il était obligé, après s’être échappé ainsi, de se vite recouvrir comme il pouvait, et de faire retraite dans son nuage[5]. De plus, comme obstacle immense, un ministre puissant tenait l’État dans sa main, et avait l’œil sur l’Église avec la jalousie d’un despote et la prétention d’un théologien. Parmi les plus éminents du Clergé, il en était quelques-uns, comme le cardinal de La Rochefoucauld, Grand-Aumônier de France, qui accordaient tout crédit aux Jésuites et ne laissaient aucune prise à la nouveauté. Saint-Cyran se vit donc forcé de faire un détour, de se jeter sur un terrain déjà battu pour s’y préparer des alliés, en quelque sorte extérieurs. En se portant le champion de la discipline ecclésiastique et de l’Épiscopat contre les moines, contre les Jésuites surtout, il rentrait dans la question gallicane ; il suivait la trace des Pithou, des De Thon, et marchait de concert avec Edmond Richer, Simon Vigor, Jérôme Bignon, les Du Puy ; il s’avançait sous leur couvert, en attendant qu’il démasquât ce qui lui était propre.

Telle m’apparaît, très probable, la tactique d’où sortit ce gros in-folio latin ; il n’est que le recueil de ce qui se publia d’abord en quatre ou cinq fois : ce furent des espèces de brochures détachées, qui eurent un prodigieux succès de circonstance : pseudonymes et successives comme les Provinciales, contre les Jésuites de même, et faisant fureur comme elles aussi, mais en Sorbonne seulement. Gardons-nous bien de chercher plus loin les ressemblances[6]. Ce nom d’Aurelius n’était pas choisi au hasard, et s’ajustait au titre futur de l’ouvrage (Augustinus) que, depuis la fin de l’année 1627 et après bien des préparations, Jansénius s’était mis à rédiger. Saint Augustin s’appelant Aurelius Augustinus, les deux amis ses disciples tronçonnèrent, comme on l’a dit, le nom sacré qui était leur mot d’ordre, de même qu’autrefois les guerriers unis brisaient un glaive en se séparant ; un poète l’a très-bien dit :

Quand ils se rencontraient sur la vague ou la grève,
En souvenir vivant d’un antique départ,
Nos pères se montraient les deux moitiés d’un glaive
Dont chacun d’eux gardait la symbolique part.

Frère, se disaient-ils, reconnais-tu la lame ?
Est-ce bien là l’éclair, l’eau, la trempe et le fil ?
Et l’acier qu’a fondu le même jet de flamme,
Fibre à fibre se rejoint-il[7]?

Les deux livres, dans la pensée des auteurs, se rejoignaient donc exactement, et selon cette sorte de conjuration mystérieuse qu’ils aimaient. Beaucoup de raisons me dispensent d’entrer dans le fond de l’Aurelius : l’ennui d’abord, qui est bien quelque chose[8]; en second lieu l’inutilité, puisque tout ce qui s’y glisse d’essentiel et de neuf en doctrine se doit retrouver ailleurs très au net dans les écrits français de M. de Saint-Cyran : il ne serait que pénible d’avoir à l’extraire ici de dessous l’appareil d’une latinité encore très scholastique dans sa contestable élégance. Le titre seul de chaque écrit est prononçable à peine en sa métaphore hérissée.

Qu’il suffise d’indiquer comme idée dominante, que, selon l’auteur, l’Église était non pas une monarchie, mais une aristocratie sous la conduite des Évêques : en même temps, toutefois, qu’il semblait égaler ceux-ci au Pape, il ne laissait pas de rapprocher d’eux insensiblement les Curés. Tous ces germes se sont développés depuis[9]

La destinée de l’Aurelius fut très-débattue ; à entendre les seuls Jansénistes, il n’y eut que triomphe. Les Évêques, dès que les diverses portions du livre eurent paru, firent presser M. de Saint-Cyran de se déclarer, l’assurant des marques publiques que le Clergé lui décernerait dans sa reconnaissance comme à son invincible défenseur : il s’agissait de quelque pension qu’on lui aurait votée. L’Assemblée générale du Clergé, de 1635, non contente d’approuver les écrits, alloua une somme au premier imprimeur Morel, et députa deux membres vers Filesac, doyen de la Faculté de théologie, pour s’enquérir du véritable auteur. L’Assemblée de 1641 fit réimprimer l’ouvrage en un seul corps par son ordre et à ses frais, jussu et impensis Cleri gallicani[10] ; celle de 1645-1646 décréta une seconde réimpression en grand volume, et chargea l’évêque de Crasse, Godeau, de composer un Éloge qu’on plaça en tête magnifiquement. Voilà pour la gloire. Mais à ce Te Deum victorieux en l’honneur de l’Aurelius, les écrivains jésuites opposent quelques restrictions de fait : selon eux, le corps entier des Évêques fut loin d’être unanime ; la décision de l’Assemblée de 1641, qui se tenait à Mantes, aurait eu lieu moyennant une sorte de surprise, tellement que le roi, averti par le Père Sirmond, son confesseur, de la façon dont plusieurs grands prélats, et particulièrement le cardinal de La Rochefoucauld, étaient traités dans l’ouvrage anonyme, donna des ordres au Chancelier ; l’imprimeur Vitray fut arrêté par le lieutenant-criminel, et l’on saisit chez lui tous les exemplaires restants. Que si l’Assemblée de 1645 se signala par une éclatante réadoption de l’Aurelius, celle de 1656 le réprouva formellement, et, par son ordre, MM. de Sainte-Marthe, qui, dans le quatrième tome du Gallia christiana, avaient célébré Saint-Cyran comme l’ayant écrit, furent condamnés à rayer l’éloge. C’est ainsi que toute médaille humaine a deux côtés.

Quant à M. de Saint-Cyran, il demeura le même : soupçonné de tous comme le véritable Aurélius avec une presque entière certitude, il garda jusqu’au bout là-dessus un secret obstiné, inviolable, qui ne donne pas mal idée de son caractère ; la provocation de la louange et ce chatouillement si particulier de la gloire d’écrivain n’eurent pas sur lui la moindre prise. On ne peut rien conclure de toutes les anecdotes et variantes à ce sujet, sinon qu’il fut au moins l’inspirateur du livre et qu’il le dicta[11], et que très probablement son neveu Barcos l’écrivit sous sa direction, en digéra le corps et le mit en latin. Petrus Aurelius, par son mystère d’auteur et sa célébrité d’ouvrage, est tout à fait le Junius de la théologie gallicane.

Le rayon pourtant, qui en rejaillit jusque dans l’ombre du cloître Notre-Dame, dessinait une place à ce docteur occulte, et le désignait désormais pour quelque grand rôle. Son existence théologique s’agrandissait ainsi de tout ce qu’il laissait même à la conjecture ; ses relations dans l’Épiscopat, qui se considérait presque comme son obligé, le posaient insensiblement comme oracle : il s’acheminait à pas lents et sûrs en directeur prédestiné des consciences. C’est à ce titre principalement qu’il va pour nous se révéler. Pour l’y étudier en plein, on n’a plus qu’à traverser la période de quelques années qui s’écoulèrent entre le retour de la mère Angélique de Maubuisson à Port-Royal et la remise spirituelle de ce monastère aux mains de M. de Saint-Cyran. Cet intervalle de treize années environ est assez ingrat, fort mesquin de détails, et j’y cours.

L’abbaye de Port-Royal des Champs devenait décidément trop étroite pour tant de religieuses ; il n’y en avait pas moins de quatre-vingts. Un grand nombre était toujours malade, et les fièvres n’y cessaient pas ; il en mourut quinze en deux ans. Madame Arnauld, veuve depuis 1619, après de fréquentes visites et des retraites trop courtes à son gré, se sentit une vocation expresse du voile ; en même temps elle désirait fort que la Communauté fût transférée à Paris, et elle y travailla. On acheta une maison dite hôtel de Clagny, à l’extrémité du faubourg Saint-Jacques, qui alors était presque à l’état de campagne : il fallut emprunter de grosses sommes pour agrandir et ajuster le bâtiment[12]. Sans attendre la fin des constructions, toute la Communauté y put être logée au commencement de 1626. On ne garda à la maison des Champs qu’un chapelain pour desservir l’église.

Peu après cette translation à Paris et au milieu de toutes les difficultés qui en résultèrent, la mère Angélique entra en liaison étroite avec l’évêque de Langres, Zamet, fils du financier de ce nom qui, venu en France avec les Médicis, avait été si fort mêlé aux affaires, aux intrigues et aux plaisirs du temps de Henri IV.[13] L’évêque était frère de cet autre Zamet, maréchal-de-camp, guerrier si exalté pour sa bravoure et sa piété dans les Mémoires de Pontis et de d’Andilly, vraie figure de Bayard dans les prises d’armes contre les Protestants, qui l’appelaient le grand Mahomet[14]. Le prélat valait beaucoup moins dans son genre. Après une conduite assez mondaine et dissipée, étant aumônier de la reine Marie de Médicis, il sentit du repentir durant une grande maladie et mena depuis lors une vie de dévotion, mais d’une dévotion où son esprit variable, fastueux et vain, sut se faire place et garder son jeu. Quelque temps son zèle, mi-parti affectueux et austère, fit illusion à la mère Angélique, qui éprouvait le besoin d’un guide paternel en qui elle se pût remettre de ses inquiétudes persistantes. Depuis sa conversion à dix-sept ans, elle n’avait pas cessé tout bas de vouloir sortir de sa charge d’abbesse et même de son Ordre de saint Benoît : dans les dernières années, la connaissance qu’elle avait faite de madame de Chantal l’avait fort tentée d’entrer dans la Visitation. En s’ouvrant à l’évêque de Langres de ses pensées, elle trouva quelqu’un qui l’apaisa, qui la décida en conscience à renouveler tout haut ses vœux et sans aucune réserve mentale, ce qu’elle s’était permis de faire auparavant : tous les prétextes de sortie s’évanouirent. Mais ce service fut le seul qu’elle reçut de lui. La période de l’histoire de Port-Royal qui comprend l’intervalle de saint François de Sales à Saint-Cyran, et qu’on peut appeler la période de M. Zamet, faillit tout compromettre par les illusions où l’on s’engagea, et elle semble bien près de réaliser l’idéal du mauvais goût Louis XIII en dévotion : on croit assister à un commencement de décadence.

La translation à Paris multipliait les points de conflit entre l’archevêque et les moines de Cîteaux : le général, M. Boucherat, affectionné à Port-Royal, étant mort, son successeur, M. de Nivelle, fit menace de ramener le monastère dans les coutumes de l’Ordre et d’y interdire ce qu’il appelait singularités ; il entendait les austérités. La mère Angélique en prit occasion de faire solliciter à Rome un changement complet de juridiction. Port-Royal, en vertu d’un bref du pape Urbain VIII (juin 1627), passa sous l’ordinaire, c’est-à-dire sous la supériorité de l’archevêque (M. de Gondi). On échappa de la sorte à toute dépendance de Cîteaux, et à cette direction, d’une Communauté de filles par des moines, si fertile en inconvénients[15]. Ce fut, il est vrai, pour donner contre un autre écueil qu’on ne prévoyait pas alors : les archevêques menés par la Cour. Port-Royal s’y brisera.

Un autre changement grave survint dans le gouvernement intérieur. La reine-mère Marie de Médicis y était allée faire visite pendant que Louis XIII assiégeait La Rochelle : « N’avez-vous rien à me demander ? dit-elle à l’abbesse ; car lorsque j’entre la première fois dans un couvent, j’accorde ce qu’on me demande. » La mère Angélique la supplia, pour toute grâce, d’obtenir du roi à son retour, et quand il aurait pris La Rochelle, que l’abbaye fût mise en élection : c’était une manière d’abdiquer. Ce que d’autres auraient craint, et qu’on réclamait comme une faveur, fut accordé ; on eut l’élection triennale : la mère abbesse et sa sœur coadjutrice donnèrent leurs démissions. Cependant on aurait eu besoin plus que jamais d’une main ferme dans le régime de la maison : les nouveaux bâtiments avaient forcé de s’endetter. Une madame de Pontcarré, dévote de bel air,[16] qui s’était venue loger à Port-Royal, avait induit à ces dépenses par un don de vingt-quatre mille livres qui n’avaient servi qu’à payer les fondements. On alla jusqu’à devoir cent trente-six mille livres. Port-Royal, au temporel comme au spirituel, se dérangeait.

Madame de Pontcarré avait posé la première pierre du grand bâtiment, et j’ose dire que jusqu’au bout l’établissement de Paris s’en ressentit ; toujours instable et ruineux, jusqu’à ce qu’il échappe : notre vraie patrie, à nous qui aimons Port-Royal, sera toujours aux Champs[17].

M. Zamet, ayant obtenu que l’abbaye de Tard de Dijon sortît, comme Port-Royal, de la juridiction de Citeaux et passât sous la sienne, forma le projet d’unir les deux maisons. Pour y faire régner un même esprit, il établit des échanges de l’une à l’autre, et voulut qu’on se prêtât réciproquement quelques-uns des meilleurs sujets. Il envoya au Tard, c’est-à-dire à Dijon[18], la mère Agnès, dont l’esprit flexible convenait davantage à ses vues, et une autre religieuse, la mère Geneviève Le Tardif. Celle-ci était une des novices venues de Maubuisson, une vraie sainte : on l’appelait de ce nom par excellence, tellement que Monsieur, frère du roi, étant allé une fois à Port-Royal des Champs et ayant voulu qu’on lui présentât la Communauté, demanda à voir la Sainte. « Mais, ajoute le fidèle récit, la mère Angélique n’exposoit pas ainsi ses reliques à tout le monde ; et, de peur de les perdre, elle avoit grand soin de les cacher. » La mère Geneviève revint bientôt à Port-Royal, où elle avait été élue abbesse par suite de la démission de la mère Angélique (1630) ; son esprit avait eu le temps de se gâter quelque peu des nouveautés de M. de Langres. Par elle l’intérieur de la maison commença de changer. Elle avait une auxiliaire et une inspiratrice très-active : car, dès auparavant, il était venu de Tard deux religieuses, dont la principale, la mère Jeanne de Saint-Joseph de Pourlans, était la réformatrice même de ce monastère, celle qui avait quitté son titre pour mettre l’abbaye en élection, fille de mérite et de vertu, mais donnant trop dans le génie de M. Zamet, et qui entendait la réforme dans un sens moins pur que la mère Angélique. Celle-ci, comme tous ceux qui abdiquent et qui assistent à leurs successeurs (comme Rancé ou comme Charles-Quint), se repentait ou du moins souffrait ; recueillons près d’elle-même sa plainte :

« Tout aussitôt que j’eus quitté la charge, la mère Geneviève, qui avoit été du monastère de Tard et en avoit pris l’esprit, ayant aussi pour conseil la Prieure[19], changea par l’ordre de l’Évêque toute la conduite de cette maison, qui étoit dans une très-grande docilité, pauvreté et simplicité ; ce qui faisoit nos Sœurs toutes bêtes, disoit-on. Il y en avoit plusieurs qui ne savoient pas écrire quand elles avoient été reçues ; et, voyant que c’étoient des esprits assez médiocres, qui ne pouvoient pas être employées à des charges où il fallût écrire, je jugeois inutile qu’elles l’apprissent. On voulut aussitôt qu’elles le sussent, et on garnit incontinent toutes les cellules d’écritoires, afin que tout le monde écrivît ; au lieu qu’auparavant il n’y avoit que les Officières qui en eussent, ou celles que l’on destinoit à écrire ce qui étoit nécessaire pour la Communauté. On disoit qu’il falloit rendre toutes les Sœurs capables de tout. Beaucoup ne bougeoient des parloirs à parler à des Pères (de l’Oratoire), et puis il leur falloit écrire pour façonner les esprits…. On ne vouloit plus recevoir de pensionnaires, si elles n’étoient filles de marquis ou de comtes[20]. À l’église force parfums, plissures de linge et bouquets. On prioit tout le monde de venir dire la messe, et de prêcher ; on faisoit tous les jours des connoissances nouvelles. Avec tout cela des austérités extraordinaires, des jeûnes au pain et à l’eau, des disciplines terribles, des pénitences les plus humiliantes du monde ; en sorte que, voyant en faire une à une fille imparfaite, j’en fus très touchée, pensant que ce fût un miracle ; mais à la récréation du même jour, la voyant autant railler qu’elle avoit pleuré le matin, je fus toute surprise, et trouvai que l’on faisoit jeu de tout… À la récréation, il falloit se moquer les unes des autres, s’entrecontrefaire, et on appeloit cela se déniaiser. J’avois souvent de la peine de tout cela, mais je n’en disois rien ; et quand je me demandois en secret : À quoi tout cela est-il bon ? je me répondois : À détruire mon propre jugement.

« On voyoit bien, sans que je le disse, que je n’approuvois pas, et cet Évêque me dit une fois que je lui nuisais céans. Et comme je lui représentai que je ne disois rien, il me répondit : Votre ombre nous nuit. Je lui dis : Envoyez-moi où vous voudrez, j’irai[21]. »

Ce changement de l’esprit de Port-Royal ne suffit pas : on voulait quelque chose encore de plus nouveau. Dans le temps même où l’on sollicitait à Rome pour le changement de juridiction, on avait présenté supplique au Saint-Père pour la fondation d’un Institut particulier destiné à l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. M. Zamet, lié avec la première duchesse de Longueville, lui avait persuadé de s’en déclarer Protectrice, pour mieux aider à la conclusion. Rome accorda ; en France, à la Cour, on faisait des difficultés : mais le roi ayant été guéri dans une maladie mortelle à Lyon, et, à ce qu’on crut, par la vertu du Saint-Sacrement reçu en viatique, le garde-des-sceaux Marillac, qui avait résisté jusqu’alors, dressa et scella les lettres-patentes motivées sur le miracle de la guérison (1630). L’affaire traîna encore par le fait de l’archevêque de Paris, M. de Gondi, mécontent qu’on lui eût associé, comme supérieurs de cet Institut, deux autres prélats, l’archevêque de Sens, M. de Bellegarde, et M. de Langres. Bref, en mai 1633, la maison du Saint-Sacrement, rue Coquillière, fut solennellement bénite : on avait choisi exprès le voisinage du Louvre, et tout cadrait dans le détail avec les inclinations du fondateur :

« Car il désiroit, est-il dit, que ce fût un monastère célèbre, favorisé des Grands, situé au meilleur quartier de la ville, et dont l’église fût plus magnifique que celles de toutes les autres maisons religieuses. Il vouloit que les filles qu’on y recevroit y apportassent chacune dix mille livres ; qu’elles fussent de bon esprit, bien civiles, capables d’entretenir des Princesses ; que leur habit fût blanc et rouge, d’une étoffe fine, d’une façon avantageuse, et, comme il disoit, souverainement auguste… ; qu’on y dit matines le soir à huit heures ; et que tout y fût si doux et si agréable, qu’il ne fit point peur aux filles de la Cour… ; et avec cela, que ce fussent des filles d’oraison, fort élevées dans les voies de Dieu, et qui pussent parler de ces choses avec lumière, comme si l’on pouvoit accorder l’esprit du monde et celui de Dieu[22]. »

La mère Angélique entra dans la maison du Saint-Sacrement comme supérieure, parce que l’archevêque de Paris ne voulut pas entendre parler d’une autre ; mais M. Zamet lui associa une sœur, une simple postulante qui l’épiait et la contrecarrait dans son gouvernement. Les Pères de l’Oratoire, Condren, Seguenot et autres y avaient grand accès pour la direction, et n’y faisaient guère honneur aux voies ouvertes par M. de Bérulle. Ce n’étaient plus que dévotions petites, chimériques, continuelles idées d’illumination, des emportements austères mêlés à des élégances profanes, longs manteaux tramants, scapulaires d’écarlate, disciplines presque sanglantes au milieu des parfums : tout le faux enfin de l’imagination mystique qui se mettait à délirer. Au dedans, au dehors, l’engouement allait son train : la discorde s’en mêla. Les trois prélats supérieurs cessèrent vite de s’entendre. Le petit Écrit du Chapelet secret, dont s’était rendue coupable en toute simplicité la mère Agnès, devint l’occasion d’une très grande et bruyante querelle, qui eut du moins pour bon effet de rompre cette fausse voie et d’installer en définitive M. de Saint-Cyran.

Ce Chapelet secret était une méditation en seize points que la mère Agnès avait imaginés en l’honneur des seize siècles écoulés depuis l’institution du Saint-Sacrement. Chaque point formait un attribut mystique : Sainteté, Vérité, Suffisance, Satiété, Règne, Possession, Illimitation, etc., etc. ; à chaque article, elle cherchait à approfondir l’une des vertus de Jésus-Christ dans le Sacrement. C’était, à vrai dire, aussi inintelligible qu’Écrit de ce genre peut l’être ; mais la subtilité et la ferveur de l’âme pieuse l’éclaircissaient et s’y complaisaient. Il arriva qu’une copie de ce petit Écrit destiné à elle seule, et composé déjà depuis plusieurs années, tomba aux mains de l’archevêque de Sens dans un moment où il voulait faire obstacle aux idées de M. Zamet : ce dernier avait approuvé le Chapelet ; M. de Sens, au contraire, le jugea très propre à provoquer la condamnation parce qu’il y avait d’outré, et le donna à des docteurs de Sorbonne qui le censurèrent (1633) ; il l’envoya de plus à Rome, où, après examen prudent et sans précisément le condamner, on le supprima. À Paris, on écrivait pour et contre avec une singulière vivacité : la Cour s’en mêla, et, le vent de la faveur tournant, les pauvres religieuses du Saint-Sacrement allaient passer pour visionnaires, quelques-uns disaient même déjà pour sorcières. Tout cela, en style janséniste, s’appelle la Tempête du Chapelet secret.

C’est alors que M. de Saint-Cyran, qu’on a vu d’un goût un peu équivoque et assez ami des subtilités de ce genre, consulté par la mère Angélique, sur le conseil de M. Zamet avec qui il était en liaison commençante, lut et relut le petit Écrit, le tint comme au creuset durant quatre heures consécutives, l’estima tout à fait innocent et en prit publiquement la défense ; il recruta même des approbations formelles de Louvain, celles de Jansénius, de Fromond, qui applaudirent à l’ivresse et à la sainte liberté, disaient-ils, de ce langage de l’amour. Cela mit l’abbé au mieux avec M. Zamet, qui l’introduisit à la maison du Saint-Sacrement comme ami, puis bientôt comme directeur (1634), et ne voulut plus agir que par lui. Ici une tout autre relation commence.

M. de Saint-Cyran ne se poussait pas en avant de lui-même ni volontiers : il fallait toujours le presser deux ou trois fois pour qu’il mit le pied dans une affaire ; mais, une fois entré, il ne lâchait plus. Incontinent donc, il s’adonna à l’œuvre, pour raccommoder, comme il disait, ce qui était mal commencé ; tout son conseil tendit à rétablir la simplicité et la franchise d’une réforme chrétienne. L’absence de M. de Langres, retourné dans son diocèse, y aidait. Après une année environ de fréquentation assidue et d’instructions au parloir, il amena les sœurs à désirer toutes de lui faire leur confession générale. La mère Angélique se décida la dernière ; elle sentait toute la solennité de la rencontre tant différée ; elle retrouvait en lui cette image de véritable dévotion et de vie religieuse, qui ne l’avait pas quittée dès le moment du sermon du Père Basile, il y avait vingt-sept ans. Pour elle, ces deux instants lumineux se rejoignaient. Mais dans l’intervalle que de tâtonnements, d’erreurs de route, de fausses lueurs et de guides imparfaits ! « Ma misère, nous dit-elle, ma légèreté, le peu de vraie assistance que j’avois eue pour correspondre à cette première grâce, quoique ma volonté fût demeurée ferme au fond de mon cœur, m’avoient fait commettre de très-grandes fautes et infidélités, dont j’avois très souvent des remords de conscience qui me mettoient en d’extrêmes angoisses. Je me reprenois, et incontinent je retournois dans mes langueurs. Je craignois donc ce qu’en effet j’aimois et désirois, qui étoit la forte, sainte, droite et éclairée conduite de ce serviteur de Dieu. » L’homme était trouvé, duquel la force d’esprit dans la vérité allait accabler le sien ; une dernière révolte muette s’essayait encore. Repassant dans un unique coup d’œil tous ses actes et ses sentiments, il lui semblait que c’était une montagne à transporter devant lui : « S’il m’eût été possible de les lui faire voir, comme je les voyois, sans les dire, je me fusse estimée trop heureuse : mais la parole m’étoit interdite, et il me paroissoit impossible de prononcer ce que je voyois avec tant de peine. » Dans un premier entretien de deux heures elle se tint à expliquer ses dispositions générales et à lui protester de son désir de lui obéir ; lui, selon sa méthode de laisser l’Esprit agir, il attendait :

« Peu de jours après il revint, et je crois qu’il m’obtint par ses prières la grâce de surmonter mon extrême répugnance à me confesser, l’ayant fait alors sans grande peine (août 1635). Je demeurai si satisfaite et si contente, qu’il me sembloit être une autre créature ; et quoique Dieu me fit sentir de la douleur de mes péchés, je puis dire n’avoir jamais eu tant de véritable et même de si sensible consolation en toute ma vie, et que jamais je n’avois eu tant de plaisir à me divertir et à rire que j’en avois alors à pleurer… Toutes nos sœurs, à la réserve de deux, étoient en la même disposition de pénitence et de joie[23]. »

La maison du Saint-Sacrement se trouvait donc d’un seul coup régénérée ; aux Offices dans le silence, par des regards, et à la Conférence par des discours lorsque la religieuse, créature de M. de Langres, était absente, on ne s’entretenait que du nouveau bonheur. M. deLangres, dans un voyage à Paris, prit de l’ombrage et commença à voir de moins bon œil M. de Saint-Cyran. Cela, joint aux autres causes de mésintelligence entre les supérieurs, décida la mère Angélique, aidée de l’archevêque de Paris, à retourner à Port-Royal (février 1636). Elle y retrouva les errements de M. Zamet ; on s’y était mis au pas de la maison du Saint-Sacrement : il fallait se débrouiller des mélanges. Cependant l’archevêque de Paris, poursuivant sa lutte de prérogative, devenait pour l’instant un auxiliaire : il avait fait renvoyer au Tard les religieuses qui en étaient sorties et qui en avaient apporté les façons ; il avait fait également revenir du Tard celles de Port-Royal, desquelles était la mère Agnès.[24]Celle-ci fut élue abbesse (septembre 1636) à la place de la mère Geneviève Le Tardif, qui exerçait la charge depuis six ans, ayant été réélue après son premier triennat (1633). M. de Saint-Cyran eut d’abord à vaincre à Port-Royal les préventions de la mère Agnès et des religieuses revenues du Tard : mais bientôt M. Zamet fut exclu de toute influence et même de l’entrée. Ce prélat, dès ce moment, ne se contint plus ; il dénonça en Cour et près du Chancelier M. de Saint-Cyran pour sa conduite de la maison du Saint-Sacrement : il l’accusait de détourner les âmes de la communion. Aux premières rumeurs contre lui, M. de SaintCyran s’était retiré de cette maison et y avait introduit pour confesseur en sa place un homme destiné à un grand rôle dans Port-Royal, M. Singlin ; lequel, sorti de la direction de M. Vincent, venait de s’attacher au docte abbé. Le chancelier Seguier et son frère l’évêque de Meaux avaient une nièce (mademoiselle de Ligny) postulante au Saint-Sacrement ; M. de Meaux interrogea lui-même la jeune fille ; l’archevêque de Paris, par ses officiers, fit aussi examiner la doctrine enseignée : on ne trouva rien à reprendre ; pourtant les préventions se propageaient. Quand M. de Gondi, voulant en finir avec cet Institut, pour lui plein de tracas, en fit retourner toutes les religieuses à Port-Royal, le 16 mai 1638, M. de Saint-Cyran, depuis deux jours, était déjà arrêté. Mais nous n’en sommes pas là, nous sommes en 1636 ; la mère Angélique ne fait que de rentrer à Port-Royal, et nous avec elle, heureux de voir ce pénible et vain épisode terminé.

Il est vrai que nous ne rentrons d’abord qu’à Port-Royal de Paris, cette maison de fraîche date. Patience ! Port-Royal des Champs, qui nous semble comme à la mère Angélique le seul vrai, ou du moins le seul aimable, va reparaître, et sous l’aspect principal qu’on se figure ; son vide même et son désert, à ce moment, en font le cadre tout trouvé qui attend nos solitaires.

L’année 1636[25] est l’année capitale pour nous, et dans laquelle tous les fils de notre histoire arrivent, se rejoignent et font nœud ; il faut compter : retour de la mère Angélique à Port-Royal (elle y a charge de maîtresse des novices et y fait des conférences qui renouvellent l’esprit) ; élection de la mère Agnès, à son retour, comme abbesse (après quelques préventions dissipées, elle entre dans les voies de Saint-Cyran) ; introduction de M. Singlin à Port-Royal comme second de M. de Saint-Cyran et à titre de confesseur, le saint abbé restant plus particulièrement directeur. Juste vers le même temps, Lancelot, M. de Saci, M. Le Maître, chacun de son côté, et par un concours invisible, sont tentés de se donner à cet unique M. de Saint-Cyran devenu le point de mire des âmes. De plus ( voyez !), comme toutes les causes de persécution et d’animosité contre lui se grossissent et s’assemblent ! Il rompt d’une part avec M. de Langres au Saint-Sacrement, et de l’autre lui fait fermer la grille de Port-Royal. Il éloigne de Port-Royal également, par son regard sévère, les moines de Citeaux qui cherchaient à y remettre pied, l’abbé de Prières et autres. L’abbé de Prières déposera tout à l’heure contre lui, et M. Zamet compose un mémoire qui, remis au cardinal de Richelieu, contribuera fort à l’emprisonnement. En 1637, la conversion éclatante du grand avocat M. Le Maître et sa fuite du barreau vont indisposer M. le Chancelier, déjà éveillé par cette affaire du Saint-Sacrement. En 1635, quand il s’était agi de casser le mariage de Monsieur et que le Cardinal ne désirait rien tant, l’Assemblée du Clergé avait obéi à ce vœu et rendu le décret de nullité ; mais l’opinion présumée de M. de Saint-Cyran avait paru contraire[26]. En fallait-il davantage ? Qu’on y joigne les refus d’évêchés, l’étroite liaison avec Jansénius, auteur du Mars Gallicus, le mauvais vouloir du Père Joseph ; qu’on y joigne même la doctrine sur l’insuffisance de l’attrition et sur la nécessité de l’amour dans la pénitence, qui blessait directement l’opinion posée par Richelieu théologien dans son Catéchisme de Luçon : et Richelieu, entiché sur ce point comme en matière de bel esprit, ne voulait pas plus la contrition que le Cid[27] ; mais qu’on se représente surtout cette influence occulte et croissante qui ne se pouvait plus nier, ce nom mal sonnant qui revenait toujours ; et l’on est en train de comprendre que le Cardinal, en faisant emprisonner Saint-Cyran, ait dit que, si l’on avoit enfermé Luther et Calvin quand ils commencèrent à dogmatiser, on auroit épargné aux États bien des troubles.

Quel est pourtant, à le voir à l’œuvre et de plus près encore, ce Luther et ce Calvin naissant, ou du moins qui parut tel à l’œil vigilant du grand Cardinal ? Singulier et patient novateur, il a attendu l’âge de cinquante-cinq ans pour se déceler. En le suivant pas à pas jusqu’ici, nous ne l’avons pas assez démêlé en lui-même ; c’est l’heure, à la fin, de le voir percer. On ne le saisira pas longtemps à l’œuvre libre ; en moins de deux ans, le pouvoir séculier aura mis sur lui la main, et il ne sortira plus de Vincennes que pour mourir. Sa réputation a gardé je ne sais quoi de contesté, de difficile et d’obscur. Il mérite qu’on s’y applique de tout son effort. Son ascendant spirituel sur tant d’âmes sans qu’il fasse avances ni frais pour cela, cette autorité qui lui soumet les volontés en Jésus-Christ, qui lui conquiert, presque du premier regard, comme disciples d’une même pénitence, des hommes tels que Singlin, Le Maître, Saci, Lancelot, Arnauld, nous est un gage déjà de la valeur du chef vénéré. En le bien considérant, on sera confirmé dans cette estime.


FIN DU PREMIER LIVRE.
  1. Il se donne, dans le Privilège du Roi, le nom d’Alexandre de l’Exclusse.
  2. Bayle (article Garasse de son Dictionnaire) dit qu’il n’a vu que les deux premiers et un abrégé du quatrième, et penche à croire qu’il n’y a eu que cela d’imprimé. Clémencet (Histoire littéraire manuscrite de Port-Royal) paraît certain que les quatre volumes ont été imprimés. Il cite ce qu’on trouve mentionné au n° 7252 de la Bibliothèque du Roi : La Somme des fautes et faussetés capitales contenues en la Somme théologique de François Garasse, etc., par Jean du Verger, etc., tomes I, II, et IV ; Joseph Bouillerot, 1626, in-4o, 2 vol. : mais il ne dit pas les avoir vus. L’obligeance de M. Magnin me les a procurés. Le troisième vo- lume manque toujours, et ce quatrième tome n’est autre que l’abrégé dont parle Bayle. Tout donne à croire que Saint-Cyran, dégoûté de son surcroît de raison, et voyant le Père Garasse à terre, n’acheva pas.
  3. Nicole a raconté cette première affaire au long dans la troisième lettre de ses Imaginaires : mais il faut entendre tout le monde ; le Père Rapin la retourne à sa manière. D’abord le Père Garasse, selon lui, n’aurait pas frappé si à faux en s’attaquant aux athées ; c’était le moment de la grande vogue du poète Théophile, qui s’était fait tout un parti parmi les jeunes courtisans, les Montmorency, les Liancourt, les Clermont, et qui avait été jusqu’à lire son Hymne à la Nature en pleine cour du Louvre. Le Père Garasse sonna l’alarme. S’il se donna tant de mouvement pour faire brûler Théophile, il était bon homme d’ailleurs, et se réconcilia (chose rare) avec tous ceux presque qui avaient écrit contre lui : il eût fini par embrasser Saint-Cyran même, si celui-ci avait été de ces gens qu’on embrasse. Il ne manquait pas de génie, disent également Bayle et Rapin : ce dernier ajoute qu’il avait même étudié la langue et ne la savait pas mal. Son mauvais goût est en grande partie celui du temps, et ce qu’il met en sus prouve de l’imagination naturelle. Balzac en faisait cas et lui écrivait cet éloge hyperbolique qu’on lit en tête de la Somme : «Il ne tiendra pas à M. de Malherbe ni à moi que vous n’ayez rang parmi les Pères des derniers siècles. » Le bon Racan (singulier docteur), contresignait après Malherbe les merveilles de la Somme, tout comme eût fait La Fontaine. Enfin, ce pauvre Père Garasse tant bafoué eut une belle mort, une mort à la Rotrou. Relégué à Poitiers, dans une peste, il demanda à ses supérieurs la faveur de soigner les malades ; il s’enferma avec eux dans l’hôpital qui leur était destiné, et mourut, frappé lui-même, sur ce lit d’honneur, en répétant ces paroles de l’Écriture : Anticipent nos misericordiae tuae, Domine, quia pauperes facti sumus nimis ! Que vos miséricordes, mon Dieu, nous préviennent au plus tôt, parce que notre pauvreté est extrême !
  4. Il y est comparé en détail à Moïse, à la fois Grand-Prêtre et Homme d’État, qui tue l’Égyptien à bonne fin ; et un peu plus loin : « Il n’appartient qu’à un esprit semblable au vôtre (par l’élite de ses pensées) de représenter la beauté des lys et des roses… »
  5. Cette intermittence d’effusions et de réticences tenait chez lui de la méthode autant que du tempérament. «M. Le Féron (docteur en théologie) m’a dit que le feu abbé de Saint-Cyran ne parloit que par bonds et volées ; que souvent il se retenoit de lui dire ce qu’il avoit déjà sur les lèvres…» (Journaux de M. Des Lions ; 16 janvier 1654.)
  6. Il n’y eut de publié en français, dans tout ce débat, qu’un petite lettre d’Aurélius au sujet du Père Sirmond. Ce véné- rable et savant jésuite avait été touché en passant par Aurélius comme ayant interprété, dans la collection de ses Conciles, un canon du premier Concile d’Orange sur la Confirmation, contrairement aux meilleurs manuscrits ; il s’en montra ému et envoya de sa main quelques pages d’explication en français à celui qu’il supposait sous ce nom d’Aurélius et qu’il croyait une de ses anciennes connaissances. Aurelius répondit d’abord par un billet, en français également, adressé à la personne qui lui avait remis la lettre du Père Sirmond ; le ton en est étrange, méprisant, et se sent du voisinage du latin : «Monsieur, je ne me suis pas étonné de voir l’écrit volant du Père Sirmond. Je m’étois déjà imaginé qu’il en pourroit paroitre beaucoup de semblables ; si je disputois ma cause particulière, je serois plus libre en telle rencontre.» Il ne tiendrait qu’à lui, ajoute-t-il, de chercher difficulté à ce bon Père sur bien d’autres points plus importants de ses Conciles, «lesquels si j’avois voulu proposer, je m’assure qu’il reconnoîtroit encore mieux la modestie dont j’ai usé maintenant en son endroit ; mais je ferois conscience de travailler sa vieillesse, laquelle je serois bien aise de lui laisser passer en repos ; car il semble assez sensible.» Aurelius n’en resta pas là ; il aimait peu, on le voit, les écrits volants ; une bonne grosse réfutation publique en latin suivit ; le Père Sirmond répondit par un Antirrheticus : Aurelius riposta par un Anœreticus ; le Père Sirmond encore par un Antirrheticus II ; Aurelius, une troisième et dernière fois, par l’Orthodoxus. Tout cela pour savoir si la chrismation (l’onction par l’huile) est ou n’est pas la matière essentielle du sacrement de Confirmation. De ce seul épisode de l'Aurelius on peut conclure que nous ne sommes pas tout à fait arrivés aux Provinciales.
  7. Lamartine, Toast des Gallois et des Bretons
  8. L’ennui et le dégoût : dès le premier chapitre de la réponse au préambule de l'Éponge de Loëmelius, il s’agit de savoir lesquels des docteurs de la Faculté de théologie de Paris ou des confesseurs jésuites, rendant ou vendant leurs oracles, ressemblent le mieux à la courtisane Phryné, à Phryné vieillie, et, au dire de Plutarque, fœcem, propter nobilitatem suam, pluris vendenti.
  9. Sous air de maintenir la prérogative extérieure et les droits de l’Épiscopat, Aurélius revenait en bien des endroits sur la nécessité de l'Esprit intérieur, qui était tout. Un seul péché mortel contre la chasteté destitue, selon lui, l’Évêque et anéantit son pouvoir. Le nom de Chrétien ne dépend pas de la forme extérieure du sacrement, soit de l’eau versée, soit de l’onction du saint chrême, mais de la seule onction de l'Esprit. En cas d’hérésie chaque Chrétien peut devenir juge ; toutes les circonscriptions extérieures de juridiction cessent ; à défaut de l’évêque du diocèse, c’est aux évêques voisins à intervenir, et à défaut de ceux-ci, à n’importe quels autres cela mène droit, on le sent, à ce qu’au besoin chacun fasse l’évêque, sauf toujours, ajoute Aurélius, la dignité suprême du Siège apostolique ; simple parenthèse de précaution. Mais qui jugera s’il y a vraiment cas d’hérésie ? La pensée du juste, en s’appliquant autant qu’elle peut à la lumière directe de la foi, y voit comme dans le miroir même de la céleste gloire. Ainsi se posait par degrés, dans l’arrière-fond de cette doctrine, l’omnipotence spirituelle du véritable élu. Derrière l’échafaudage de la discipline qu’il se piquait de relever, Saint-Cyran érigeait donc sous main l’idéal de son Évêque intérieur, du Directeur en un mot : ce qu’il sera lui-même en personne dans un instant.
  10. Il faut voir le frontispice de cette édition officielle de 1642 (Antoine Vitray, in-f°) : une main sort d’un nuage et présente un livre à l’Église (Sponsœ) figurée dans la personne d’une femme assise. Un Ange descend pour couronner le nuage : Te coronat in occulto Pater in occulto videns. Ce ne sont tout alentour que devises et qu’emblèmes : Invisibilis invisibili militavit ; un serpent percé d’une flèche avec ces mots : Incertum qua pulsa manu ; un soleil sous la nuée dardant ses rais sur des fleurs qu’il fait éclore, avec ces autres mots : Notus et ignotus.
  11. Je conjecture même qu’il le dicta exprès en se gardant de l'écrire, afin de pouvoir dire en conscience qu’il ne l'avait pas écrit. Moyennant cette légère précaution, M. de Saint-Cyran se permettait d’en parler tout haut et à son aise comme d’un excellent livre, du meilleur qui eût été imprimé depuis six cents ans ; il ajoutait qu’il ne voudrait pas pour mille écus qu’on n’eût pas porté ce coup-là, aux Jésuites. C’était une manière agréable da désavouer et de caresser à la fois sa paternité.
  12. Port-Royal de Paris subsiste : on le désigne quelquefois du nom de la Bourbe parce qu’en cette rue est l’entrée principale. Dans la Révolution, on en fit une prison et on l’appela Port-Libre ; depuis il est devenu l’hospice de la Maternité.
  13. Ce prince avait particulièrement choisi la maison de Zamet pour ses repas fins ; c’est chez lui qu’était venue descendre la belle Gabrielle lorsqu’elle fut prise du mal soudain dont elle mourut : Zamet, en un mot, était ce qu’on appelle l’ami du prince.
  14. Il fut blessé et mourut au siège de Montpellier(1622), dans les bras de d’Andilly. Voir son discours édifiant à Pontis (Mémoires de ce dernier, livre V).
  15. Dans un mémoire écrit pour M. Jérôme Bignon, qui avait à soutenir comme avocat-général les religieuses des Iles d’Auxerre contre les religieux de Cîteaux, la mère Angélique a rassemblé, d’une manière assez piquante, bon nombre de ces abus particuliers aux moines confesseurs de filles : « Quand les abbesses sont altières, les confesseurs sont leurs valets. Cela est si vrai, que j’en ai vu un qui s’occupoit à planter les parterres de l’abbesse et y mettoit ses armes et ses chiffres ; et j’en ai vu un autre porter la queue d’une abbesse, comme font les laquais aux dames du monde. Si les abbesses sont dans l’humilité et le respect dû au sacerdoce, comme elles doivent être, ils se rendent maîtres et tyrans… Entre autres choses ils veulent toujours qu’on plaide, et sur la moindre occasion font intenter de grands procès, qui sont des occasions d’entretenir des religieux procureurs à Paris pour solliciter… La table des confesseurs est une très-bonne table d’hôtes ; c’est un concours perpétuel de religieux… Il s’en trouve des douzaines à la fois qui se viennent rafraîchir. On y envoie des bacheliers dont il faut faire ensuite les frais de doctorat. Il y a des neveux de confesseurs qu’il faut pourvoir. » (Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal, Utrecht, 1742, tome I, page 375.)
  16. « M. l’Évêque de Langres vit cette dame et en prit soin. Elle jouoit parfaitement bien du luth ; et on lui faisoit porter son luth au parloir, afin qu’elle jouât devant le Prélat, qui lui dit un jour qu’il falloit qu’elle fît un sacrifice à Dieu de cette satisfaction : ce qu’elle accorda aussitôt…. (Mais elle ne s’interdit pas d’autres agréments.) On donna à cette dame la galerie au-dessus des parloirs ; elle y fit faire un parloir et un tour, un oratoire tout peint de camayeu, et un grand cabinet. Elle fit encore faire une terrasse devant les fenêtres de sa chambre, où elle fit mettre quantité de caisses d’orangers.» (Mémoires pour servir, etc., Utrecht, 1742, tome I, p. 497.)
  17. Lorsqu’à travers bien des vicissitudes et des persécutions, nos religieuses, dépossédées de la maison de Paris, furent retournées à leur vrai Port-Royal des Champs, celui de Paris passa, quelques années après, aux mains d’une abbesse, madame Harlay de Chanvallon, sœur de l’archevêque d’alors : je trouve chez madame Des Houlières un Bouquet poétique à cette abbesse pour le jour de sa fête (1688) : ce bouquet-là est comme une bouture refleurie des orangers de madame de Pontcarré.
  18. Sur cette abbaye de Tard dont il est souvent parlé dans nos commencements, il est à remarquer, en effet, que les religieuses bernardines qui en formaient la Communauté s’étaient transférées dès 1623 à Dijon, pour échapper aux insultes des partisans qui infestaient le pays. Il y avait Notre-Dame de Tard de Dijon, comme nous avons Port-Royal de Paris. — Mais je n’aime à parler de ce Tard que le moins possible ; M. Th. Foisset nous avertit de ne point trop nous avancer sur ces points du territoire bourguignon.
  19. La mère de Pourlans.
  20. «Une chose qui fit grande peine à la mère Angélique, fut qu’aussitôt après l’élection, les nouvelles Mères lui vinrent demander où elle avoit pris trois filles qui étoient dans la maison, et dont sa charité s’étoit chargée pour les tirer du péril. Elles lui dirent qu’elles étoient résolues de les renvoyer là d’où elles étoient venues, et qu’elles étoient à charge à la maison. Cela fut très sensible à la Mère, qui n’en voulut faire aucune plainte. Elle en pleura tant en secret devant Dieu, que ses yeux et son visage découvrirent son cœur : on s’aperçut bien qu’on l’avoit touchée dans ce qu’elle avoit de plus sensible, et ainsi on la pressa moins, et on lui donna le temps de chercher elle-même à bien placer ces pauvres filles.» (Note des Mémoires pour servir, etc..)
  21. Mémoires pour servir, etc., tome I p. 333 et suiv.
  22. Mémoires pour servir, etc., tome I, p.427 et 337. — Ce M. Zamet me fait l’effet d’un cardinal de Rohan anticipé, de celui que nous avons vu archevêque de Besançon, pieux et coquet, sincère et fastueux, officiant avec pompe et ferveur sous ses dentelles.
  23. Mémoires pour servir, etc., tome I, p. 347.
  24. La mère Agnès s’était fait si estimer au Tard que peu après son arrivée, et dès la première élection, elle y avait été nommée abbesse par les religieuses, et elle avait été continuée une seconde fois ; elle y avait ainsi gouverné pendant six ans (1630-1636), après lesquels elle fut rappelée à Paris, pour y être de nouveau élue. Si ce n’était pas employer de bien grands mots, je dirais qu’elle était la personne indiquée pour la circonstance et pour ce ministère de transition.
  25. L’année du Cid : triomphe du théâtre et du cloître.
  26. Il n’est pas exact que M. de Saint-Cyran ait positivement refusé d’approuver ce divorce ; on ne l’avait pas formellement consulté à ce sujet. Lancelot dit simplement (Mémoires, tome I, p. 75) que le Cardinal s’était persuadé cela, bien que M. de Saint-Cyran eût toujours évité de se déclarer là-dessus. La plupart des historiens jansénistes, qui se copient sans critique, et en renchérissant sur les louanges de leurs amis, ont transformé cette opposition soupçonnée en protestation solennelle et régulière ; Racine lui-même n’a pas fait difficulté de dire : « L’Assemblée générale du Clergé et presque tous les théologiens, jusqu’au Père de Condren, général de l’Oratoire, et jusqu’au Père Vincent, supérieur des Missionnaires, furent d’avis de la nullité du mariage, mais quand on en vint à l’abbé de Saint-Cyran, il ne cacha point que le mariage ne pouvait être cassé. » M. de Saint-Cyran n’était point de l’Assemblée générale du Clergé ; il n’était ni de la Sorbonne ni d’aucune Faculté ; il n’eut point à se prononcer à son tour. Fut-il de la petite conférence de théologiens que l’on consulta devant Monsieur dans la chambre du Père Joseph ? mais celui-ci probablement ne l’aurait pas introduit là sans l’avoir fait sonder au préalable. En docteur libre il se contenta sans doute d’exprimer son avis dans l’intimité, et on doit convenir qu’il le fit trop peu discrètement s’il lui échappa en effet de dire un jour à l’abbé de Prières (futur témoin à charge), « qu’il aimeroit mieux avoir tué dix hommes que d’avoir concouru à une résolution par laquelle on avoit ruiné un sacrement de l’Église. »
  27. Ce n’était pas seulement de sa part un point d’honneur théologique : un coin de politique s’y cachait. Louis XIII, dans sa dévotion, avait surtout peur du Diable ; « La peur du Diable, oui, mais l’amour de Dieu, non, il ne l’a pas, quelque mine qu’il fasse, soyez-en sûr, » disait M. de Gomberville, comme répétant un mot de la vieille Cour. Ainsi, la doctrine de l’amour de Dieu était à la fois contraire à la théologie dont se piquait Richelieu, et à la tranquillité d’âme du roi.