Port-Royal/II/01

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 341-367).
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I


M. de Saint-Cyran directeur. – Ses principaux traits. – Sa conduite des religieuses : la sœur Marie-Claire. – Admirables oracles. – Ce qu’il dit de la Vierge. – Esprit de M. de Saint-Cyran. – Majesté et humilité. – Sa direction des grandes dames : princesse de Guemené. – Attitude envers les puissants. – Mot sur Rome, – sur le Concordat.


M. de Saint-Cyran, pour le définir d’un mot, c’est le Directeur chrétien par excellence, dans toute sa rigueur, dans toute sa véracité et sa certitude, un rigide et sûr médecin des âmes.

Jusqu’ici, en le suivant pas à pas dans sa formation, je n’ai pas dissimulé, j’ai même recherché et comme poursuivi les moindres mélanges. S’il est entré dans la fusion première de sa nature, comme dans celle de toute vertu humaine, quelque alliage, on l’a vu assez, et je l’ai plutôt trop dit. Maintenant il est temps de le prendre dans la médaille frappée, et de l’admirer sans plus de réserve dans la perfection de l’empreinte. C’est le M. de Saint-Cyran tout-à-fait définitif et mûr que j’envisage désormais ; c’est de lui qu’est vrai ce qui va suivre ; si quelque chose dans ce qui précède ne cadre plus, qu’on le rejette, comme en avançant il l’a rejeté lui-même.

Or, je ne crois pas qu’en y regardant bien, il y ait un exemple plus complet que celui-là, du docteur intérieur et pratique de l’âme. On ne saurait être plus pénétré que ne l’était M. de Saint-Cyran de ce point : «Que l’homme a péché, qu’il est incurablement malade en lui-même ; qu’il n’y a de guérison et de retour qu’en Jésus-Christ ; que tout ce qui n’est pas cela purement et simplement est fautif et mauvais, que tout ce qui est cela devient salutaire, facile, sanctifiant.» Il s’en montre imbu plus absolument qu’on ne peut dire, et sans aucune de ces diversions, trop souvent mêlées, chez les directeurs des âmes, à cette idée qui (le Christianisme posé) devrait être, ce semble, l’unique. Guérir, guérir est son seul mot d’ordre, son seul soin et son cri ; combien peu s’y bornent ! Laver, purger ce qui souille toute âme et qui la diffame devant Dieu ! c’est dans ces termes énergiques qu’il s’exprime. On a vu saint François de Sales causant avec plusieurs, parlant à tous de Dieu et de l’amour, mais aussi s’accommodant de mille choses accessoires, les tolérant et les acceptant presque, traversant au besoin la politique sans y souiller son hermine, mais pourtant la traversant. Bossuet, à sa manière, et dans un autre genre, est ainsi : il a souci de cette terre, de la réalisation historique des grandes vérités chrétiennes ; il s’en occupe dans l’histoire même qu’il écrit ; il s’en souvient près des princes et seigneurs qu’il dirige ; il loue ces puissants de la terre en vue de certaines fins, hautes et désirables sans doute ; mais pourtant, en vue de ces fins, il fait un peu fléchir la parole et l’action, — il les loue. M. de Saint-Cyran (et je ne prétends pas ici préférer sa manière, car il peut y en avoir plusieurs, je veux seulement la caractériser), — M. de Saint-Cyran n’est pas tel ; il ne fléchit sur rien d’accessoire, il ne s’en préoccupe pas ; il semble ne point chercher de résultats extérieurs et de développements manifestes sur la terre[1]. L’âme humaine, individuelle, chaque âme une à une, naturellement et incurablement malade par le péché, cette âme à sauver par Jésus-Christ et par lui seul, voilà son œuvre ; il s’y concentre ; à droite et à gauche, rien. Jansénius songeait plus particulièrement à la nécessité de l’entière vérité dans la doctrine ; lui, il tient surtout à la nécessité de l’entière vérité dans la guérison. Parmi les réformateurs célèbres calvinistes, tant occupés de cette guérison individuelle, nul ne l’a surpassé en rectitude ni en puissance ; et ce qui le distingue essentiellement d’avec eux et d’avec ceux qu’on a depuis appelés Méthodistes, tous également tournés à l’unique point, c’est sa haute croyance aux Sacrements, à celui de l’Eucharistie d’abord et à celui de la Pénitence.

Si bien que, croyant aussi fort qu’il fait au mal et à la nécessité du remède, croyant à la Grâce, ne croyant pas moins à ce double sacrement qui est un double canal direct de guérison et de nourriture spirituelle, et croyant encore par-dessus tout au sacrement du Sacerdoce qui confère l’exercice souverain des deux autres, M. de Saint-Cyran apparaît, comme étude et caractère de Directeur, aussi intimement fondé et plus armé de tout point que personne[2]. Avec ces sortes de figures sombres, on n’a pas à craindre de passer et repasser quelquefois sur les mêmes traits. — I° M. de Saint-Cyran n’accorde rien à la littérature. J’ai dit ses premiers écrits bizarres ; en général il savait peu écrire, et ce n’est que dans ses lettres de la fin que la force du sens lui donne la forme exacte et ferme. Les Jésuites prétendent même qu’on les a corrigées avant de les faire imprimer. Mais il parlait à merveille ; ce qu’on a de ses entretiens notés sur l’heure et transmis (et on en a beaucoup) est fort supérieur à ses écrits pour la beauté continue du sens chrétien. C’est court, austère, plein, nourri de l’Écriture, formant comme une suite d’aphorismes d’un Hippocrate spirituel : tout coup porte. Ce don de parler, supérieur à celui d’écrire, et qui l’exclut même à un certain degré, est presque une marque dans le directeur et un gage, rien n’étant plus contraire que le goût littéraire qui s’y glisserait. Il y a tel passage de conseils donnés par saint François de Sales qui accuse, on l’a dit, une plume amusée ; on se rappelle les ronds dans l’eau. Jamais rien de tel chez Saint-Cyran ; le faux goût subtil, quand il s’y trouve, tient toujours à la pensée : chez lui la chose même.

II° L’histoire, c’est-à-dire la réalisation terrestre, visible, et en grand, de certaines idées ne le distrait pas. Bien qu’il sache à fond l’histoire ecclésiastique, il ne s’y livre que quand il le veut directement ; il n’est pas tenté aux digressions d’un esprit philosophique ou oratoire, qui arrange les événements et se donne des perspectives, comme l’a fait Bossuet. Nulle sortie et allusion

aux affaires du temps, à tel ou tel triomphe d’opinions, et qui cadrerait avec le système ; en un mot, aucune politique liée avec la religion. Le monde d’une part, et les affaires qui s’y agitent, grand abîme de perdition ; de l’autre, l’âme humaine, une âme particulière à guérir et à sauver, sans s’inquiéter de ce qu’elle paraîtra et fera par rapport aux yeux d’ici-bas. Saint-Cyran dirige, Aurélius a cessé de controverser. Le Nouveau Testament et Jésus-Christ, voilà toute son histoire ; à partir de Jésus-Christ et des premiers Pères et Docteurs, que lui importe le plus ou moins d’aberration, sinon pour déplorer en secret ? Si quelques mots lui en échappent près de ceux qu’il voudrait voir docteurs, et dont c’est le rôle, il n’en touche jamais rien dans le gouvernement direct et secret des âmes.

III° Nulle distraction vers la nature. Il est des intelligences aimables et courantes qui, tout en montant, s’y posent comme sur des fleurs : M. de Saint-Cyran n’a point de fenêtre de ce côté ; il n’y puise qu’à peine quelques comparaisons, et alors c’est seulement aux choses les plus apparentes qu’il les emprunte, comme le soleil, l’air ; mais jamais il ne va au détail et ne semble l’avoir regardé. Il lisait droit à l’âme et ne prenait qu’en elle ses expressions et ses images, ou dans la Bible encore et dans ses figures. Son genre d’imagination (et il n’en manquait pas) était ainsi tout appliqué au dedans et ne se réfléchissait qu’au livre unique ; il avait même la tournure d’esprit assez symbolique et apocalyptique en ce sens.

On pourrait pousser encore cette énumération des traits qui le déterminent ; par tout ce qu’il n’avait pas, autant que par ce qu’il avait, M. de Saint-Cyran se trouvait posé comme le grand médecin des âmes ; elles le sentaient bien, le devinaient, et, comme il demeurait calme, c’était à elles bientôt de faire violence jusqu’à lui. Avant d’exposer ces merveilleux exemples de M. Le Maître et de Lancelot, rien n’en apprend plus sur sa direction des religieuses à l’intérieur de Port-Royal que ce qu’en a écrit la sœur Marie-Claire. — Cette pieuse cadette des mères Angélique et Agnès, et de la sœur Anne-Eugénie[3], moins forte d’esprit qu’elles, mais d’un naturel charmant, affectueux et passionné, avait été fort imbue de la sainteté et de l’excellence de M. de Langres ; le prélat, dans les premiers temps qu’il venait à Port-Royal, lui avait dit un jour, la voyant si tendrement attachée à la mère Angélique, que le mieux peut-être serait de ne lui plus parler jamais : Marie-Claire, avide d’obéir, prenant ce mot inconsidéré pour un oracle de Dieu, fut, à partir de là, quelques années sans parler du tout à sa sœur. M. de Langres l’avait envoyée ensuite à l’abbaye de Tard, et l’y avait soumise à de nouvelles et rudes épreuves de solitude et d’absolu silence. Elle y était demeurée plus de cinq années sous la mère Agnès ; revenue de là à Port-Royal, au moment de l’extrême conflit de M. de Langres et de M. de Saint-Cyran, elle se montra des plus ardentes à prendre parti contre celui-ci. En vain la mère Angélique, toujours si chère à travers ces années de séparation, en vain la mère Agnès, non moins chère et guérie de ses préventions elle-même, essayaient d’éclairer les scrupules de Marie-Claire ; on ne réussissait qu’à déchirer son cœur. Cette division dura plus de quatorze mois. M. Zamet avait cessé de venir, mais son esprit vivait toujours dans la rebelle. M. d’Andilly l’exhortait sans la vaincre : un jour il la supplia de vouloir bien prier ensemble ; ce qu’ils firent, et Marie-Claire, en se relevant de sa prière, se trouva, est-il dit, une nouvelle créature. Mais ce n'était que le point du jour, et le soleil n’envoya toute lumière à son esprit qu’à la fête de l’Assomption de la Vierge, pour laquelle elle avait toujours eu une vive dévotion. Elle souhaita dès lors de mettre son âme entre les mains de M. de Saint-Cyran pour qu’il lui apprît ces voies simples et droites de la Pénitence qu’elle avait méconnues. Le jour de Saint-Louis 1636, elle se décida à lui écrire une lettre humiliée, où elle s’exprime en vraie criminelle : «… Vous êtes libre de me refuser, mais je ne le suis pas de me retirer ; et vous me commanderez de le faire auparavant que je cesse de vous importuner… Je sais que Dieu me peut sauver ; mais quelle obligation a-t-il de faire ce miracle ? J’adore le jugement qu’il fera de moi avec tremblement et tranquillité …» Tremblement et tranquillité ; c’est le double mot qui exprime déjà toute la doctrine pratique de M. de Saint-Cyran, ce sont, en quelque sorte, les deux pôles de la Pénitence, telle qu’il l’impose aux âmes.

M. de Saint-Cyran, supplié de la sorte, ne se rendit pas aussitôt ; afin de la mieux éprouver dans son changement, il fut six mois sans lui accorder de l’entendre ; elle persévérait à demander. Enfin, au commencement de l’année 1637, la veille de la Purification de la Vierge, il la vit pour la première fois, et lui dit tout d’abord ces paroles :

(Mais une remarque préliminaire encore : qu’on ne s’étonne pas trop du ton, et qu’on veuille penser à ce qu’est un Directeur qui croit jusqu’au fond des entrailles à l’efficace du sacrement : quelle responsabilité, quelle investiture de puissance au nom de Dieu ! Ces paroles qu’on va lire ont été recueillies tombantes et comme tonnantes de sa bouche dans l’exercice même du sacrement de la Pénitence, pendant qu’il confessait cette âme, c’est-à-dire qu’il proférait sur elle l’ordre de Dieu. Qu’on n’y voie pas orgueil individuel, mais autorité de juge. Je dirai tout après comme il entendait l'humilité. — La première fois donc qu’il vint à elle, il lui dit :)

«Je n’avois ni désir, ni dessein de vous voir, je suis venu dans une autre pensée ; mais étant allé à l’église, je me suis trouvé obligé[4] de vous demander. Vous n’en avez obligation qu’à Dieu. Il est aujourd’hui saint Ignace, martyr ; c’est un saint remarquable. Eh bien ! que désirez-vous ? Je suis pour vous guérir : montrez vos plaies.»

Après qu’elle l'eut entretenu de l’état où elle avait été, il lui dit ceci :

«Il faut voir devant Dieu si vous avez été vraiment ce que vous avez fait paroitre. Quelquefois l’extravagance emporte l’esprit à dire ce qu’il ne croit pas, et à suivre ce qu’il n’approuve pas : il faut faire ce discernement. Il faut que les œuvres extérieures de la Pénitence procèdent du ressentiment intérieur, et qu’il y ait un rapport de l’un à l’autre : car il se faut garder de témoigner plus de sentiment au dehors que l’on en a véritablement au dedans. Je loue Dieu de vous voir revenir à lui en vérité. C’est une grâce de laquelle vous n’estimez pas assez la rareté : de mille âmes, il n’en revient pas une[5]. Je vous ai crue inconvertible. Si vous fussiez morte, vous n’eussiez pu prétendre grande part au Ciel. Je vous donne ces paroles : «Misericordias Domini in œternum cantabo»[6]; je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. Dieu s’est souvenu, dit la Sainte Vierge, de sa miséricorde qu’il sembloit avoir oubliée durant quatre mille ans. Il s’en est ressouvenu pour vous retirer de cette voie dangereuse. En ce que vous avez été, vous reconnoissez ce que vous êtes, et en votre changement ce qu’il est Lorsqu’elle commença sa confession, il lui dit :

« Dieu est esprit, et les péchés de l’esprit l’offensent beaucoup plus que les corporels. Vos ressentiments sur ce point sont justes. Gardez-vous de l’exagération. Il y a plus d’humilité à se confesser simplement. »

« Il n’est point besoin d’examen pour se souvenir des péchés d’importance ; leur impression ne s’efface point, parce qu’elle tient de l’immortalité de l’âme. Tenez-vous devant Dieu sans pensées et sans paroles, il vous entendra bien. Je vous laisse avec ces paroles de l’Évangile de la semaine : « Les derniers seront les premiers. » Aux premiers siècles, les pécheurs demandoient avec une extrême humilité d’être reçus à la Pénitence, et s’estimoient indignes d’approcher seulement les Prêtres. »

« Il faut venir vivante à la Pénitence. C’est la raison pourquoi je vous ai laissée attendre si longtemps. Je vous ai laissée vivre ; il y a cinq mois que vous vivez d’une vie spirituelle. »

« La première pointe de l’aurore s’appelle Jour, encore qu’elle n’efface pas les ténèbres de la nuit : ainsi la première étincelle de la véritable lumière que Dieu envoie sur une âme, se doit appeler Grâce, encore qu’elle soit environnée des ombres que le péché porte après lui. »

« C’est un abus extrême de conduire toutes les âmes d’une même sorte ; chaque âme doit avoir ses règles. Plusieurs choses peuvent se faire sans danger par des âmes innocentes, lesquelles seroient dangereuses à des âmes blessées par le péché, qui, quoique guéries par la Pénitence, ne sont pas exemptes des foiblesses que leurs blessures leur ont laissées. Un soldat qui a été dangereusement blessé se ressent le reste de sa vie, quoique ses plaies soient bien guéries, des changements de temps, et ne s’expose pas, s’il aime sa santé ; aux brouillards et aux neiges, comme un autre pourroit faire sans péril. Je ne vous puis donc pas laisser dans vos libertés de conscience, si vous ne voulez pas que je vous trompe, comme ceux qui ont attribué vos peines à d’autres causes. Moi qui connois vos plaies, je les dois guérir. Je suis le médecin qui dois venir au remède : il est dans le retranchement que vous désirez. La voie est étroite ; c’est tromperie de s’en former une large. Enfin c’est la première règle de la Pénitence, que celui qui a péché en faisant les choses illicites, se doit abstenir des licites.»

«Que votre Pénitence soit accompagnée de silence, de patience et d’abstinence, j’entends celle de l’esprit qui porte séparation de toutes choses[7].

«Je ne veux point de douleur qui se répande dans les sens : prenez garde à vos larmes. Je ne veux point de mines, de soupirs ni de gestes, mais un silence d’esprit qui retranche tout mouvement. Priez Dieu, et soyez à Dieu sans affectation. Dites le Miserere[8], et remarquez ces paroles : Secundum magnam misericordiam tuam ; selon l’étendue, Seigneur, de votre grande miséricorde. La grande miséricorde est celle qui se fait après le Baptême. Dites les Psaumes de la Pénitence ; toutes les paroles qui y sont contenues ont une vertu particulière pour guérir les blessures de l’âme. La Pénitence de David y est exprimée. C'est une merveille de ce qu'étant un roi, il en a pu faire une telle[9]. Vous êtes heureuse de vous trouver religieuse. Si vous étiez dans le monde, il serait difficile de vous faire faire la Pénitence dont vous avez besoin ; mais votre cloître favorise ce dessein, et votre clôture et la garde de vos règles, pratiquées dans un esprit nouveau, sont la meilleure Pénitence que vous puissiez faire.»

«Il faut accomplir les choses qui sont d’obligation devant celles qui vont au delà. Vous n’avez pas dû me faire la proposition pour la Pénitence que votre papier porte, sans un mouvement de Grâce, et je ne vous dois y répondre que dans le mouvement de Dieu[10] ; je lui recommanderai.»

«Voici votre confession conclue. Il faut venir aux remèdes…»

Elle suppliait qu’on la fît sœur converse, aspirant à être la servante et la dernière de la Communauté, et pour toute sa vie ; il le lui permit pour trois mois :

«Nous vous ferons sœur converse ce Carême …. Vous serez dans le travail, mais sans excès, afin que vous puissiez persévérer. C’est contre l’humilité, de vouloir faire des choses extraordinaires. Nous ne sommes pas saints, pour ce faire comme les Saints. Il se faut tenir humblement dans la médiocrité, et vivre dans un certain déguisement qui ne fasse rien voir en nous que de commun. Vous vous rendrez égale aux sœurs converses en toutes choses ; seulement, vous tâcherez d’être la plus humble. »

Et d’une parole magnifique, il ajoutait :

« Anciennement, les Pénitents changeoient d’habits, et plusieurs innocents par humilité faisoient de même, se mêlant parmi les coupables ; et les Pères disent que la Pénitence étoit le remède des uns et la gloire des autres. »

Une autre fois, pour la soutenir dans un découragement, il lui disait :

«Il faut oublier le passé. S’il falloit penser aux péchés commis, nul ne seroit heureux. Je ne me contente nullement d’une espérance qui ne s’étend qu’à empêcher le désespoir : il en faut une ferme et constante en Dieu, qui ce est aussi infiniment doux aux âmes qui sont dans la vraie voie, qu’il est infiniment terrible et rigoureux aux âmes ce qui en suivent une fausse. Lui qui nous a commandé de ne pas regarder en arrière ayant mis la main à la charrue, il fait ce qu’il faut que nous fassions : il ne regarde pas les péchés passés d’une âme qui recherche son Royaume[11]. »

On le voit, si j’ai pu dire de M. de Saint-Cyran qu’il était parfois un buisson et un buisson sans jamais de fleurs, il faut ajouter qu’il est souvent aussi un buisson ardent. Sans crainte de nous emparer du jeu de mots sur son nom, nous touchons véritablement aux fruits de ce verger qui nous parut si longtemps hérissé d’épines. Un Esprit de M. de Saint-Cyran serait à faire[12]; à côté de celui de saint François de Sales, ce serait un livre certainement aussi beau. Je l’ébauche ici; je ne suis pas à bout de citer. Comme cette sœur Marie-Claire, heureuse de sa condition pénitente, le priait de l’y laisser toute sa vie, il lui répondait :

«Vous voulez que je vous assure votre condition : je n’aime pas cette demande. Les âmes qui sont à Dieu ne doivent avoir ni assurance ni prévoyance ; elles doivent agir par la Foi, qui n’a ni clarté ni assurance dans la suite des bonnes œuvres ; elles regardent Dieu et le suivent à tout moment, dépendant des rencontres que sa Providence fait naître. Je ne voudrois pas savoir ce que je ferai quand je serai descendu d’ici. Nous avons obligation de ne demander notre pain à Dieu, c’est-à-dire sa Grâce, que pour chaque jour ; mais je voudrois le demander pour chaque heure. Il faut une flexibilité nonpareille et universelle à une âme chrétienne. Il faut qu’elle sache passer du repos au travail, du travail au repos, de l’oraison à l’action, de l’action à l’oraison ; n’aimant rien, ne tenant à rien, sachant tout faire, et sachant aussi ne rien faire quand la maladie ou l’obéissance l’arrête, demeurant inutile avec paix et joie. Il y a avantage en la cessation, et souvent en travaillant nous ne faisons rien devant Dieu[13]

La sœur Marie-Claire avait, je l’ai dit, une particulière et tendre révérence pour la Vierge, dont toutes les fêtes avaient été marquées pour elle par des bienfaits spirituels. Étant allée voir M. de Saint-Cyran le jour de l’Annonciation, elle lui demanda sa bénédiction ; il lui répondit :

«Vous désirez ma bénédiction, je vous la donne ; elle vous profitera à proportion de votre foi. Vous désirez que je vous dise quelque chose sur la fête de l’Incarnation : il faut qu’en ce jour et en tous les autres que l’Église consacre à la Sainte-Vierge, nous lui rendions ce que nous devons. Sa grandeur est terrible. Pour la révérer, il ne faut que savoir qu’elle est le chef de l’Ange : en montant des créatures à Dieu, au-dessus d’elles toutes, vous trouvez la Vierge ; et en descendant de Dieu aux créatures, après le Saint-Esprit, vous la rencontrez…»

Cette manière auguste de considérer la Vierge, celle à qui, comme on l'a dit, il fut donné d’enfanter son Créateur, ajoute, ce me semble, quelque chose d’inattendu à l'idée de sa gloire. Cet éclair d’effroi, à la Jéhovah, qui tombe sur ce doux front, rehausse en un point le diadème. Ce qui domine depuis le Moyen-Âge autour du nom de Marie, ce sont plutôt les fleurs et les tendresses, c’est la poésie du pardon. Saint Bernard et toute son école, Arnould de Chartres, Geoffroi de Vendôme, Hélinand de Froidmont, cet Adam de Perseigne qui ne prêche que sur elle, épuisent à son sujet les magnificences et surtout les grâces de la mysticité, les étoiles et les roses. Son fils a passé dans ses entrailles bénies comme un rayon de soleil à travers la vitre du sanctuaire, sans y laisser de souillure. Le Sauveur s’est posé un jour sur cette tige de Jessé, et plus n’en voulut sortir pour l'odeur qu’il y trouva. Elle est la branche d’églantier encore. Du cœur et de la bouche d’un mort pieux on a vu sortir un lis inscrit au nom de Marie. Trouvères et saints parlent de même. Des moines assurent avoir ressenti dans leur bouche, en prononçant son nom, la suavité d’un rayon de miel. Elle descend des cieux vers leur lit de mort, te emporte leur âme dans un pli de sa robe de lin. Elle passe les jours à écouter dans les solitudes la voix de la tourterelle. Telle est surtout la Vierge du Moyen-Âge et des siècles qui ont suivi. Ce que M. de Saint-Cyran articule ici sur elle, est d’un plus sévère accent, et se rapporte plutôt à ce qui fut dit aussi, qu’à l’agonie de la mère de Dieu, pour la seconde fois depuis la Création, le Paradis resta vide et désert.

La sœur Marie-Claire, ainsi remise dans la voie, ne cessa d’y marcher avec une ardeur prodigieuse, et, pour parler comme la mère Angélique de Saint-Jean, avec cette disposition insatiable que rien ne pouvait contenter, et qui était sa grâce particulière. La prison de M. de Saint-Cyran lui ravit bientôt celui qui l’eût un peu modérée. Comme pour expier sa longue résistance au saint directeur, une des occupations de ses dernières années fut de transcrire les Lettres et Considérations chrétiennes du prisonnier, qui ne les traçait qu’à la dérobée, au crayon, et d'en dresser une copie nette et fidèle. Elle mourut avant qu’il fût sorti de Vincennes ; ce fut M. Singlin qui l’assista. Durant les transes de l’agonie et dans un moment d’appréhension suprême, elle fit réciter quelques prières à la Vierge, et, son visage devenant tout calme, elle dit avec un sentiment d’admiration : «Que c’est une grande chose de mourir dans l’espérance de la vie éternelle !» Elle expira le 15 juin 1642, en élevant de ses faibles mains la Croix qu’elle tenait serrée, et en s’écriant fort haut par deux fois : Victoire ! victoire !. M. de Saint-Cyran, apprenant cette mort dans son donjon, écrivit :

«Elle est du nombre de ces âmes dont on doit être assuré qu’elles sont à Dieu, soit qu’il lui reste quelque chose à purger en l’autre vie ou non ; et je dis peut-être non, car on ne sait que dire de ces esprits qui sont excessifs dans l’amour de la Vérité et dans l’exercice de la Pénitence. Un seul de ces actes parfaits est quelquefois capable d’effacer tout ce qu’il y a d’impur dans l’âme…

«Les bonnes qualités qu’elle avoit étoient telles qu’elles me modéroient pour leur excellence, de peur que si je lui eusse témoigné le sentiment que j’en avois, je l’eusse rendue trop affectionnée en mon endroit ; ce que je tâchois d’éviter, la voulant aimer comme l’on aime les Bienheureux, plus du cœur que de la bouche, et plus par des sentiments que par des expressions trop fortes sur lesquelles elle eût toujours renchéri.»

C’est le contraire, comme méthode, de l’affection extrême qu’épanche Fénelon dans sa Correspondance spirituelle.

La conduite de M. de Saint-Cyran à l’égard de la sœur Marie-Claire nous représente à fond (et sauf les diversités d’application) celle qu’il eut à tenir envers les autres religieuses de Port-Royal. Bossuet a donné, en son temps, de longues instructions à de simples religieuses aussi ; on pourrait comparer. Il est probable qu’on trouverait en dernier résultat celui qui est appelé l’Aigle, plus doux et plus clément. Mais un directeur est autre qu’un conseiller, et plus obligé de voir de près et de trancher. Ces pages de Saint-Cyran, avec leur ferme cachet, restent de grandes pages, et, comme profondeur et sublime de direction spirituelle, elles ne sauraient être surpassées.

Pour y ajouter à l’instant leur complément et leur correctif en ce qu’elles pourraient paraître avoir de trop souverain et de trop ordonnateur, il y a lieu d’assembler quelques autres pensées et quelques pratiques de M. de Saint-Cyran sur l'humilité. Selon lui, la véritable humilité consiste moins à se croire incapable de faire les œuvres, même grandes, qu’à se savoir pécheur et incapable de les faire autrement que par Dieu. Il a dit expressément : «Il n’y a point de plus grand orgueil que d’outre-passer les ordres de Dieu, en faisant de sa tête et par un mouvement précipité quelques grandes œuvres pour lui : il n’y a point de plus grande humilité que de faire pour lui quelques grandes œuvres, en se tenant dans les moyens et dans les ordres qu’il nous a prescrits.» Et c’était dans la Grâce et dans sa lumière au sein de la prière qu’il discernait ces ordres divins, comme l’œil voit jusqu’à un atome dans le plein soleil. De peur de se repaître des œuvres accomplies, il avait pour maxime, quand une chose était faite, de la perdre en Dieu. L’humilité était pour lui un grand but auquel il s’efforçait d’autant plus d’arriver que, sans doute, en chemin sa nature un peu haute et revêche se rebellait parfois ; il employait toutes ses forces et son art spirituel (la Grâce aidant) pour y atteindre en se baissant bien bas, en se diminuant tout doucement. Il considérait l’humilité (ce sont ses propres termes) comme l'ombre que ceux qui courent plus fort n’attrapent point pour cela, et il ne croyait pas qu’il y eût un meilleur moyen de la posséder, que d’arrêter son activité naturelle pour s’anéantir en soi-même, et que de se tourner tellement vêts le soleil divin, et si en plein dans le juste sens de son rayon, que toute ombre autour de nous disparût. — Il se rappelait souvent et surtout qu’il fallait bien se donner de garde de cette ambition secrète qui porte insensiblement à vouloir dominer sur les âmes et à se les approprier ; qu’elle était infiniment plus grande et plus périlleuse que celle des princes de la terre qui ne dominent que sur les biens et sur le corps ; que l’orgueil de ceux-ci était un orgueil des enfants d’Adam, mais que l’orgueil des autres, étant plus spirituel, tenait plus de celui du Démon, de l’Ange (superbia vitæ). Il disait et rappelait sans cesse que, si grands que soient les hommes qui nous conduisent, la lumière que nous recevons ne peut venir que de Dieu, selon ce beau mot de saint Augustin : «Homo., venit ad te lux per montes; sed Deus te illuminat, non montes : Oh Homme, la lumière te vient des montagnes ; mais c’est Dieu et son soleil qui t’éclaire, ce n’est pas la montagne.» Nous commençons à voir, ce me semble, M. de Saint-Cyran se former et comme se configurer pleinement sous notre regard[14].

Puisque la haie du difficile verger est franchie, je courrai encore à travers quelques-unes de ses saintes maximes, où une énergique beauté et vérité me paraissent empreintes. Il disait : «L’âme d’un Chrétien ne peut demeurer en un même état ; il faut qu’à tous moments elle s’élève vers le Ciel ou se rabaisse vers la terre.»

Il disait : «Dieu ne possédant nul bien temporel, et en étant, pour le dire ainsi, dépouillé, les possède tous d’une manière suréminente, comme la mer possède les eaux des fleuves et des fontaines, c’est-à-dire dans sa sainteté et dans ses biens de Grâce et de Gloire, qui sont une même chose avec son essence. L’homme juste, après s’être dépouillé de tous les désirs et de tous les biens temporels de la terre, les possède plus excellemment dans ceux de la Grâce que Dieu lui a donnés. »

«Aussi on ne sauroit mieux définir la Grâce en abrégé que de dire que c’est un empire et une souveraineté sur toutes les choses du monde.»

N’y a-t-il pas de quoi contempler dans cette pensée toute la fierté et la gloire permise de l’humble pauvreté chrétienne, sa secrète revanche ?

En voici quelques autres qui, à la réflexion, deviendront fécondes, et qui, entre saint Augustin et Bossuet, renferment leur philosophie de l’histoire aussi :

«Il y avoit lors très-peu de personnes d’entre les Juifs (paucissimi, dit saint Augustin, qui n’a pu user d’un nom plus diminuant) à qui Dieu donnât les biens spirituels : il y en a maintenant très-peu d’entre les Chrétiens à qui il donne les biens temporels.»

«Ce corps est moins à l’homme qu’il n’étoit avant l’Incarnation, parce que Jésus-Christ se l’est approprié de nouveau en le rachetant.»

«L’Évangile qui a ruiné l’adoration des créatures, a donné sujet d’augmenter, par un événement étrange, l’affection des créatures en plusieurs de ceux qui font profession de lui obéir».[15]

Ces pensées, qui ont toute la beauté aphoristique propre à un Hippocrate ou à un Marc-Aurèle chrétien, sont tirées la plupart d’un petit écrit sur la Pauvreté[16], vertu dont M. de Saint-Cyran était très-préoccupé, y ramenant tout l’Évangile. Car on peut dire que Port-Royal, avec Saint-Cyran, avec ses religieuses et ses solitaires, de même qu’il a été un redoublement de foi à la divinité de Jésus-Christ par pressentiment d’opposition au prochain déisme philosophique, de même qu’il a été un redoublement de foi à l’omnipotence de la Grâce par pressentiment d’opposition à la prochaine exaltation de la liberté humaine, a été encore comme un dernier redoublement de pratique et d’intelligence de la pauvreté chrétienne par pressentiment d’opposition à la future invasion de philanthropie et ensuite d’industrie qui a sécularisé de plus en plus la charité, et l’a réduite en bien-être pour les autres et pour soi : ce qui n'en est pas même l’ombre[17].

Tel on a vu le Saint-Cyran directeur dans la conduite d’une humble et simple religieuse qui se remettait entre ses mains, tel il était (et ceci devient essentiel pour tempérer et achever en même temps l’idée de sa sévérité), — tel, aussi rigidement et aussi sincèrement, envers les grandes dames et les princesses qui faisaient effort pour qu’il les voulût entendre. Madame de Guemené en offre un bien frappant et piquant exemple. Cette dame, trop connue par ses légèretés dans le monde avec Bouteville, M. de Soissons, M. de Montmorenci…, eut à un moment des velléités très vives de conversion. La mort sanglante de M. de Montmorenci (1632) l’y avait, j’aime le croire, préparée. Le cardinal de Richelieu la détestait, la soupçonnant, dit Retz, d’avoir traversé l’inclination qu’il avait pour la reine. Lorsqu’on trouva dans la cassette de M. de Montmorenci les billets de madame de Guemené, il voulut forcer le maréchal de Brezé, qui s’en était saisi, de les rendre publics. Piquée par toutes ces disgrâces et fort prêchée par d’Andilly, vers 1638, la princesse de Guemené avait donc de fréquents regards du côté de notre monastère, qui devenait insensiblement une espèce de place de refuge, sinon de sûreté, pour les mécontents du Cardinal. À lire les écrits port-royalistes, cette conversion paraîtrait beaucoup plus sérieuse qu’elle ne le fut jamais : la princesse avait pris une chambre dans les dehors de Port-Royal ; elle y allait causer de longues heures au parloir avec les religieuses, avec les mères Angélique et Agnès, avec la sœur Anne-Eugénie ; pour s’édifier, elle faisait violence à leur silence ; elle finit par obtenir l’entrée. Quand on parlait de la guerre et des dangers d’une invasion, elle leur disait que, si les Allemands venaient, elle les emmènerait toutes dans sa principauté de Bretagne. C’est ainsi que plus tard Marie de Gonzague, devenue reine, leur offrait la Pologne dans leurs persécutions. Le pis est qu’on a sur la princesse de Guemené, non-seulement la suite de sa vie, mais son côté le plus secret à cet instant même de sa conversion. Retz, dès le début de ses Mémoires, nous dit : « Le Diable avoit apparu justement quinze jours avant cette aventure à madame la princesse de Guemené, et il lui paroissoit souvent, évoqué par les conjurations de M. d’Andilly, qui le forçoit, je crois, de faire peur à la dévote, de laquelle il étoit encore plus amoureux que moi, mais en Dieu, purement et spirituellement[18]. J’évoquai de mon côté un Démon qui lui apparut sous une forme plus bénigne et plus agréable : je la retirai au bout de six semaines de Port-Royal, où elle faisoit de temps en temps des escapades plutôt que des retraites[19].» On sait, à n’en pas douter, que, dans le logement très galant qu’elle s’était fait arranger à la Place-Royale, lorsque d’Andilly tout contrit descendait l’escalier, il rencontrait souvent Retz, ou même le gros d’Émery ou tel autre, qui montait. Il est fâcheux d’avoir ainsi la vie des gens en partie double : cela jette dans d’étranges pensées sur ceux dont on ne la sait pas. C’est bien pour la princesse de Guemené, ou encore pour madame de Sablé, que Saint-Pavin aurait pu faire son joli sonnet malicieux :

 N’écoutez qu’une passion :
Deux ensemble, c’est raillerie.
Souffrez moins la galanterie,
Ou quittez la dévotion....

À Port-Royal pourtant, les plus clairvoyants ne furent guère dupes. La mère Angélique, dont beaucoup de lettres sont adressées à la princesse, ou, à propos d’elle, à M. d’Andilly[20], n’exprimait qu’un extrême et affectueux désir et l'espérance en Dieu seul, sans aucun mélange d’humaine confiance. M. de Saint-Cyran n’en eut pas. Il venait d’être arrêté quand cette conversion s’essayait ; on lui fit tenir à Vincennes la requête et l’examen de conscience de la princesse. Dès la première lettre qu’on a de celles du Donjon, et qu’il écrivait à la mère Angélique, il répondit :

«Ma révérende Mère,

Il n’y a point de médecin qui me puisse prescrire de loin et sans me voir souvent ce qu’il faut que je fasse pour conserver ma santé en l’état où je suis : comment voulez-vous donc qu’étant éloigné je marque à cette Dame ce qu’elle doit faire pour recouvrer la santé de son âme, n’ayant l’honneur de la connoître que pour une personne généreuse, et qui, étant de grande naissance, et ayant de grands biens, a de grands empêchements, selon l’Évangile, à une parfaite conversion ? L’expérience de tant d’années m’a pu donner quelque connoissance de l’état des âmes et de ce qu’il est besoin de faire pour les ramener à Dieu après un long égarement ; mais ceux même qui ont beaucoup plus de lumière que moi voudroient les voir et les considérer auparavant : outre que vous savez combien je suis éloigné de conduire de telles personnes.

Ce que je vous puis dire, c’est que tout ce qu’elle déclare de sa disposition présente, qui vient sans doute de la Grâce de Dieu, est dans son âme comme une étincelle de feu que l’on allume sur un pavé glacé, où les vents soufflent de toutes parts.» (Quelle effrayante et parfaite image ! — Et plus loin, après un long détail de conseils appropriés :) «Je vous prie surtout de l’avertir qu’elle ne recherche pas trop, dans ces commencements, de longs discours, et non nécessaires, qu’on lui pourroit faire de Dieu.… Il n’y a rien qui abuse tant ceux qui reviennent du monde à Dieu que ce grand éclat des vérités qui brillent et qui plaisent à leurs esprits encore foibles, et les amusent ordinairement comme les sens s’attachent à la beauté de leurs objets. Ce qui est encore plus vrai, lorsqu’un homme de bien et éloquent les en entretient (Ceci va droit à M. d’Andilly).»

M. Singlin lui-même, commis durant la prison de M. de Saint-Cyran à suivre de plus près madame de Guemené quand elle venait à Port-Royal, ne faisait aucune avance pour cela, et ne se présentait à elle que si elle le demandait expressément. Elle s’en montra même un peu mortifiée un jour, se plaignant de venir de si loin sans avoir au moins l’avantage de voir celui qui la conduisait. Mais M. Singlin suivait l’exacte maxime de son maître : prévenir les petits et se retirer des grands[21].

Si les puissants du monde n’obtenaient pas plus de complaisance singulière de M. de Saint-Cyran quand ils avaient hâte de se ranger à sa conduite, ils en avaient bon marché encore moins dès qu’ils prenaient l’air de menacer. C’est là un trait de son caractère qui s’est imprimé par lui à tout Port-Royal, et qui distingue les esprits de ce bord d’entre les autres du siècle par une mâle indépendance. N’avoir aucun goût, aucune crainte, ni surtout aucun faux ménagement des puissants, ç’a été de tout temps bien plus rare qu’on ne peut croire, chez les hommes même de Dieu. Et ne voit-on pas saint François de Sales flatter son duc de Savoie, Bossuet louer tant de princes et de personnages à qui la vérité simple eût été de dire non et trois fois non, Fénelon se tant ennuyer de la Cour absente et la redésirer de l’exil, Massillon assister et coopérer au sacre de Dubois, cet autre et si étrange archevêque de Cambrai ? M. de Saint-Cyran n’eut rien de ces faiblesses. Quand il se chargea de diriger la conscience de M. Le Maître, il ne se dissimula pas que c’était là entrer dans une affaire qui pouvait avoir d’étranges suites par l’éclat et l’irritation qui en résulteraient en haut lieu ; il le dit à son pénitent, le prévenant qu’il fallait se résoudre à tout d’avance et ne voir que Dieu. Lancelot se souvenait qu’une fois étant entré dans la chambre de M. Le Maître avec M. de Saint-Cyran, celui-ci se mit à dire de grandes et rudes vérités, et qu’ensuite le regardant, lui Lancelot jeune (et encore nouveau à Port-Royal), avec cet air gai par lequel il savait si bien gagner les cœurs, il ajouta : «Vous n’êtes pas encore accoutumé à ce langage, et on ne parle pas comme cela dans le monde ; mais voilà six pieds de terre où on ne craint ni Chancelier ni personne. Il n’y a point de puissance qui nous puisse empêcher de parler ici de la Vérité comme elle le mérite.» Vers le même temps, déjà vexé et menacé par le Chancelier et d’autres dans l’affaire de la maison du Saint-Sacrement, il disait à la soeur Marie-Claire, en allusion à M. Zamet : «Nous avons un maître qu’il faut servir, et s’exposer pour la défense de la Vérité à la haine des hommes. Je ne veux point de mal à ceux qui me persécutent, et je m’avise que je n’ai pas encore pardonné à celui dont il s’agit, parce que je ne me suis point encore senti offensé. Si j’étois serviteur de Dieu, je serois non pas «persécuté, mais accablé.» Comme cela est fier et humble à la fois[22]!

Rome, à titre de puissance temporelle et terrestre, avait sa part dans le peu de complaisance de M. de Saint-Cyran. J’emprunte un mot décisif, non point à des récits d’adversaires, mais à la relation authentique, sincère et filiale de Lancelot. Quand la bulle d’Urbain VIII parut, qui, renouvelant la condamnation de Baïus, atteignait et prohibait déjà Jansénius (juin 1643), M. Floriot, un ami de Port-Royal, fut le premier qui l’apporta un soir chez M. de Saint-Cyran, sorti de Vincennes et bien près alors de sa fin. Il était tard ; l’abbé venait de se retirer dans sa chambre ; M. Floriot, vu l’importance du message, insista pour être reçu : «Il lui fit donc voir cette Bulle qui n’étoit rien au prix de celles qui sont venues depuis. Cependant M. de Saint-Cyran, ayant peine à digérer ce procédé de la Cour de Rome, qu’il savoit fort bien distinguer de l’Église romaine, ne put retenir son zèle pour la vérité, et il dit par un certain mouvement intérieur qui ne sembloit venir que de Dieu : Ils en font trop, il faudra leur montrer leur devoir. Par où l’on peut juger de ce qu’il auroit fait s’il avoit vu ce qui est arrivé depuis[23]

Lancelot fournit un trait qui complète le précédent et qui sépare M. de Saint-Cyran d’avec le Gallicanisme autant qu’il se séparait d’ailleurs de la Cour de Rome. «Il déploroit beaucoup, écrit le fidèle disciple, la plaie que le Concordat (entre Léon X et François Ier) avoit «faite dans l’Église de France, en lui ravissant le droit de se choisir des pasteurs tels qu’elle les désire ; et il remarquoit que depuis cela on n’avoit point encore vu d’évêque en France qui eût été reconnu pour saint après sa mort[24]. » À ce mot contre le Concordat et pour l’élection directe des Évêques par les Chapitres (sans que Pape ou Roi s’en mêlât), on entrevoit tout son système de grande république chrétienne. L’idée qu’il avait du simple Prêtre était souverainement haute et proportionnée à sa foi dans l’Eucharistie et dans les autres sacrements où le Prêtre fait œuvre sur terre au nom et en place de Dieu. Sa grande république chrétienne, telle que je la conçois, aurait donc eu les simples Prêtres comme colonnes, les Évêques élus comme groupant, concentrant et gouvernant, les Conciles généraux comme dominant et régnant d’une suprématie infaillible, et le Pape, par-dessus tout, comme couronne un peu honoraire.

Ces divers points bien posés qui font mesurer dans l’ensemble le caractère et l’esprit du grand personnage, il n’y a qu’à passer outre, à le voir dans ses œuvres et, avant tout, dans la plus frappante, qui est la conversion de M. Le Maître. On y prendra pleine idée de sa façon d’agir avec ces Messieurs, avec les solitaires, comme la Relation de la sœur Marie-Claire nous l’a montré au vrai en présence des religieuses.

  1. Ceux qui savent lire, lire surtout dans l’intime contradiction de toute pensée, concilieront ceci avec ce qui a été insinué ailleurs de ses projets concertés et de sa longue entreprise. Ce qui est certain, c’est qu’une fois qu’on entre dans M. de Saint-Cyran directeur, le reste disparaît.
  2. Pour le connaître à fond et doctrinalement, il faut avoir lu sa lettre à M. Guillebert et ses pensées sur le Sacerdoce (Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean du Vergier, etc., 2 petits vol. in-12, 1744) ; il y marque expressément ses vrais points de séparation d’avec Luther et Calvin. Maintes fois les Réformés l’ont voulu tirer à eux ; ainsi Leydecker dans son Histoire du Jansénisme ; Jurieu en son livre de L’Esprit de M. Arnauld. De nos jours, quelques-uns l’ont essayé encore : au début, on est surtout frappé des ressemblances. Certes on peut tailler dans M. de Saint-Cyran un Calviniste, mais c’est à condition d’en retrancher mainte partie vitale.
  3. Voir précédemment sur la sœur Marie-Claire, p. 180 et 193 : encore une fille de madame Arnauld et une figure du cloître, à physionomie bien distincte sous le voile.
  4. Obligé par le conseil, par le mouvement de Dieu dans la prière.
  5. Cela est dur, mais il faut convenir que chrétiennement cela est vrai ; tous ceux qui le déguisent oublient le Christianisme ou le transforment. Et si l’on n’y prend garde, le Christianisme va à tout moment se modifiant selon la nature. Pour peu qu’on sommeille, on se réveille plus ou moins arien ou pélagien.
  6. Psaume LXXXVIII.
  7. Toujours l’esprit plus que la lettre.
  8. Psaume L.
  9. Quelle profonde pitié des rois qui s’échappe en passant ! Oh ! Bossuet, à ce prix, que vous étiez faible devant Louis XIV !
  10. On saisit bien au vif sa croyance à l'inspiration directe dans l’oraison : il attend, pour répondre à une certaine proposition, le mouvement tout spécial qu’il demandera.
  11. Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal, etc., (Utrecht, 1742), t. III, p. 450-458, et en général toute la cinquième Relation.
  12. Lancelot l’a fait dans ses Mémoires, mais au point de vue janséniste: il y aurait à retrancher et à ajouter.
  13. On peut comparer avec la soixante-dix-huitième des Lettres spirituelles de Fénelon qui roule sur ce même conseil : «Ne songez point à des choses éloignées, etc., etc.
  14. Sur la conciliation du zèle pour la vérité et de l'humilité, on peut lire sa lettre à M. Guillebert, p. 101 et 115. (Lettres chrétiennes et spirituelles, 1744, 2 vol. in-12.)
  15. En effet, depuis l'Évangile, l’idolâtrie brisée en bloc s’est comme retrouvée en monnaie courante chez les Chrétiens.
  16. Au tome quatrième des Œuvres chrétiennes et spirituelles de messire Jean du Verger, etc., etc., 4 vol. in-12, Lyon, 1679. — En lisant saint Augustin, il ne faudrait pas s’étonner d’y rencontrer quelques-unes de ces pensées, comme il se rencontre du Pascal tout pur dans Montaigne.
  17. Le bien-être résultant d’une action n’est aucunement la mesure de la charité. Pour comprendre Saint-Cyran, Port-Royal et leur esprit de pauvreté, on ne saurait assez se le redire. Qu’on se rappelle, par exemple, ces trente religieuses de Maubuisson si bien reçues dans le couvent qu’elles viennent affamer, et tout le reste. Depuis que la face de la société a changé, ce qu’on appelle la civilisation, s’emparant des effets extérieurs matériels, et les étendant chaque jour à un plus grand nombre, semble dispenser de la charité-pauvreté, et ne permet presque plus de la comprendre.
  18. Il n’y a qu’une voix sur M. d’Andilly et ses vivacités platoniques ; l’abbé Arnauld, au début de ses agréables Mémoires, nous dit de son père dans une page qu’on pourrait croire encore plus épigrammatique que filiale : «Son naturel le portoit à aimer, et, l’Amour nous étant si particulièrement recommandé par la Loi nouvelle, il se laissoit aller à une passion qui n’avoit rien en lui de ce feu impur qui nous la doit faire craindre.»
  19. En regard de ces lestes propos, on peut lire dans le Nécrologe de Port Royal, à l’article de la princesse : «…Le monde lui plaisoit et elle plaisoit au monde. Ses avantages naturels, sa «beauté, sa grande jeunesse, jointe à une parfaite santé et à tout ce qui peut rendre la vie plus agréable, étoient pour elle des charmes… C’est l’idée qu’elle donna de son contentement, parlant un jour à M. d’Andilly, son ami, qui lui rendoit visite. Une disposition si peu chrétienne toucha si fort ce grand homme, qu’il se crut obligé de lui répondre en deux mots… Ces paroles, dites sans dessein, frappèrent le cœur de cette princesse, et Dieu s’en servit pour la faire rentrer en elle-même… C’étoit en l’année 1639, et M. l'abbé de Saint-Cyran étoit alors prisonnier au château de Vincennes, d’où il conduisoit plusieurs personnes malgré ses chaînes. Dieu répandoit même une bénédiction si abondante sur ses travaux, qu’il n’a jamais produit de si grands fruits que dans ce temps de ses liens… Les grandes vérités dont ses lettres étoient remplies produisirent leur effet dans le cœur de cette princesse. Elle changea entièrement sa vie… Elle se lia très particulièrement à notre monastère ; son dessein étoit même de s’y retirer entièrement à l’avenir, et ce fut dans cette vue qu’elle fit bâtir le corps de logis qui tient à l’église de notre maison de Paris…» Le révérencieux Nécrologe finit pourtant par avouer qu’au bout de six ou sept ans, elle se dissipa de nouveau et cessa de persévérer. Le Coadjuteur nous a dit ce qu’il faut penser de ces six ou sept ans.
  20. Au tome premier, p. 155 et suiv. des Lettres de la mère Angélique, 3 vol. in-12, Utrecht, 1742.
  21. On aura occasion dans la suite de nommer plus d’une fois encore madame de Guemené. Son second fils, le chevalier de Rohan, exécuté à Paris en 1674, pour crime de haute trahison, avait étudié quelque temps à Port-Royal. Entre ses anciens amants et ce fils également décapités, la princesse de Guemené, aux destinées jusqu’à la fin ensanglantées et légères, n’a rien d’ailleurs en elle qui puisse nous toucher, comme madame de Longueville le fera. Il ne suffit pas d’un beau cadre d’existence romanesque et tragique qui se suspend au cloître un moment : il faut que l’âme le remplisse.
  22. Bien profonde parole d’ailleurs, et qu’il faut recommander à méditer, surtout en un temps où ce préjugé étrange et commode s’est répandu, que la vérité, grâce à la discussion et à ce qu’on appelle le choc des lumières, finit toujours, et assez vite, par l’emporter en ce monde, tandis que le signe, à qui le sait lire, n’a pas changé, et qu’il est vrai et sera vrai toujours que plus on se tiendra tout haut dans la vérité, et plus on trouvera persécution. Ce qui l’emporte, grâce au choc de la discussion et des opinions en ce monde, le veut-on savoir ? c’est tout au plus à la longue la partie utile et matériellement profitable de la vérité, l’intérêt bien entendu de la chose, lequel n’est pas plus la vraie vérité que le soin du bien-être n’est la charité. Les vrais philosophes savent cela à leur manière comme les vrais Chrétiens, et Fontenelle comme Saint-Cyran. — Le mot si fier de Saint-Cyran : Je ne me suis point encore senti offensé, m’en a rappelé un de Buffon, qui est tout semblable. Écrivant à l’abbé Le Blanc (21 mars 1750) et lui disant qu’il venait d’être vivement attaqué par le Gazetier janséniste comme l’avait déjà été le Président de Montesquieu, mais que celui-ci avait répondu, Buffon ajoutait : «Malgré cet exemple, je crois que j’agirai différemment et que je ne répondrai pas un seul mot. Chacun a sa délicatesse d’amour-propre : la mienne va jusqu’à croire que de certaines gens ne peuvent pas même m’offenser
  23. Mémoires de Lancelot, t. II, p. 121.
  24. Ibid., t. II, p. 163.