Port-Royal/II/05

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Librairie de L. Hachette et Cie (Tome premierp. 453-478).
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V


M. Singlin forcé par M. de Saint-Cyran. — Entretien conservé. — Saint Chrysostome et Basile. — M. Singlin directeur et prédicateur. — Son vrai rang dans la Chaire. — Son gouvernement à Port-Royal. — Il est dépassé. — Il meurt. — M. de Bascle, un des solitaires.


C’est parce que M. Singlin s’effrayait de ces vérités connues, c’est parce que, sans être un grand docteur par les livres, ni même un homme d’esprit, comme on l’entend, mais par droiture et spécialité de sens médical à l’égard des âmes, il en pénétrait les malignes profondeurs et se rejetait avec trouble en Dieu seul pour les avoir trop sondées, — c’est pour cela que M. de Saint-Cyran le jugeait propre au plein exercice du Sacerdoce, tant de la direction que de la prédication. Il était si humble et avait tant de respect pour ces fonctions augustes, que, si on l’eût voulu croire, il ne les aurait jamais exercées et se serait absolument confiné dans quelque solitude : «Je sais, dit Lancelot, qu’il en a importuné M. de Saint-Cyran, et qu’il regardoit même le refus qu’on lui opposoit comme une espèce de jugement de Dieu sur lui, qui le faisoit rabaisser jusqu’au centre de la terre ; »mais au même instant il relevait sa confiance jusque dans Dieu même et n’avait plus de regard qu’à la Providence. Étant devenu, comme par nécessité, directeur des religieuses et des solitaires durant la prison de M. de Saint-Cyran, il ressentit, à la délivrance de son cher maître, une première joie que redoublait encore celle de se croire délivré lui-même d’un si grand fardeau ; il en fut pour son désir. M. de Saint-Cyran, à qui il s’en ouvrit un jour, répondit à toutes ses objections, déjoua tous ses pieux stratagèmes et comme ses fuites et refuites dans le champ de Dieu ; il ne lui laissa aucune issue. Fontaine nous a transmis dans ses Mémoires un grand et complet récit de cette conversation : j’en extrairai une bonne partie. Y a-t-il tant à craindre d’être long à approfondir et à retourner en tous sens ces caractères ? C’est l’entière doctrine du Christianisme que nous agitons là à propos d’une histoire particulière et dans une enceinte déterminée. Il me semble qu’on en sortira peut-être plus versé et plus fixé dans la science morale des âmes. On saura au net ce que c’est qu’un pénitent (M. Le Maître), un maître (M. Lancelot), un prêtre (M. Singlin). Quelqu’un de bien célèbre de nos jours s’est écrié une fois devant les hommes : «Je leur ferai voir ce que c’est qu’un prêtre !» Il a trop prouvé par la suite que même alors il n’en savait rien. M. Singlin, dans son effroi de l’être, va nous montrer combien il l’était. Cette humilité profonde combinée avec l’autorité même et comme logée en cette haute royauté de l’autel décrite par Saint-Cyran, voilà la juste marque du prêtre chrétien tel qu’il va s’achever et vivre de plus en plus sous notre regard.

L’entretien se passe dans les commencements de l’année 1643 (probablement en mars), peu après la sortie de M. de Saint-Cyran du Donjon et quelques mois avant sa mort[1].

«… Après avoir longtemps gémi dans cet engagement et soupiré ardemment vers la retraite, ne pensant plus qu’à s’enfermer pour le reste de ses jours dans l’abbaye de Saint-Cyran, où il avoit un de ses frères religieux, M. Singlin crut voir enfin quelque jour et quelque bluette d’espérance[2] à l’accomplissement de ses longs désirs, par la nouvelle liberté de M. de Saint-Cyran.»

«Un jour donc qu’il étoit étrangement agité de ces tempêtes d’esprit qui sont propres aux pasteurs des âmes[3], il vint au matin, le trouble dans le cœur et dans les yeux, trouver ce saint abbé et le prier d’avoir enfin pitié de lui. Il lui représenta qu’il lui avoit fait savoir assez souvent ce qu’il souffroit dans la direction des âmes ; qu’il avoit toujours tâché de se soutenir dans ses peines par l’espérance que la liberté du précieux captif y pourroit mettre une fin ; que maintenant que Dieu avoit écouté tant de prières et tant de vœux en le leur rendant…, il n’avoit plus qu’à se retirer ; qu’aussi bien il n’étoit plus maître de lui, et que les tempêtes d’esprit dont il se sentoit continuellement agité le submergeoient.»

«M. de Saint-Cyran l’ayant écouté paisiblement, lui répondit après qu’il eut tout dit : «Excusez-moi si je vous dis, Monsieur, que tout ce que vous venez de me représenter est superflu. Vous êtes dans un lieu ; Dieu vous y a mis : vous n’en pouvez sortir que Dieu ne vous en retire. C’est à vous cependant à faire ce que saint Paul recommande à son disciple : Certa bonum certamen, en supportant les manquements et les foiblesses des âmes. Rendez-leur la patience que Dieu a eue pour nous ; supportez-les avec la même douceur. Attendez tout de la Grâce qui sait où sont ses Élus ; implorez-la en général et en particulier. Allez de l’action à la contemplation ; dérobez de l’une pour donner à l’autre… Hé ! Monsieur, si je voulois, comme vous, suivre mon inclination, prendrois-je plaisir à tous ces embarras d’esprit qui me chagrinent encore plus que vous ? Mais je suis engagé avec vous, et je puis dire comme vous : Dispensatio mihi credita est. Unusquisque in qua vocatione vocatus est, in ea permaneat[4] Je serois bien plus aise de n’avoir qu’à prier et à lire, que d’être embarrassé de tant de soins.

« Je vous plains dans le trouble où je vous vois ; mais les troubles sont souvent l’effet de l’amour-propre, quoique non pas toujours. Il y a des troubles qui viennent aussi du tempérament et de la crainte naturelle, et de ce que la charité n’est pas encore si grande qu’elle mette l’âme comme dans un état immobile. Dieu aussi nous laisse souvent à nous-mêmes pour nous faire reconnoître ce que nous sommes, nous faire recourir à lui, et nous empêcher de nous élever ; ce qui naît facilement en ceux qui font la charge de maître : Avertente autem te faciem, turbabuntur. Ce sont aussi quelquefois les peines de nos fautes, de nos secrètes complaisances et vanités : ce qui est arrivé à David en ce lieu que je vous cite[5], et à l’Apôtre, en qui Dieu empêchoit l’orgueil qui lui fût venu de sa grande sagesse, par un démon continuel qui ne le troubloit pas seulement, mais qui le souffletoit[6]. Permettez-moi de vous dire que quand notre cœur est simple, et qu’il ne cherche pas ce que Dieu lui envoie, mais qu’il ne fait que l’accepter et le souffrir, il ne doit jamais faire cas de ces troubles. Je viens de lire en la Vie de saint Martin ce que vous savez aussi bien que moi : voulant faire une action de charité, pour laquelle il avoit fait un voyage de deux cents lieues, il tomba dans un péché qui le troubla et lui fit perdre une partie de ses miracles. Souffrez que je vous dise que vous vous recherchez trop, et que vous voulez trop d’assurance : Non dabitur tibi aliud signum nisi signum fidei. Il n’y a que les Juifs qui demandoient des signes sensibles pour être assurés de la vocation de Jésus-Christ. Je crois vous avoir souvent dit qu’il ne falloit point servir Dieu ni par inclination ni par aversion, mais per fidem quae per caritatem operatur, et prendre bien garde comment nous avons été engagés en ces actions que nous faisons pour Dieu ; et que les bons succès qui arrivent aux âmes que nous conduisons ne peuvent venir que de la bénédiction de Dieu, ni la bénédiction que de l’agrément que Dieu a de notre emploi. »

— « Comment puis-je croire que Dieu donne la bénédiction à ce que je fais, dit M. Singlin, moi qui suis le plus criminel homme du monde ? » — « C’est assez que vous ne le soyez pas en la manière de quelques autres personnes qui s’adressent à vous, qui offrent une autre sorte de confusion au monde… Vous ne m’avez pas ouï en confession comme je vous ai ouï[7], c’est pourquoi vous ne pouvez parler de moi comme je parle de vous. Si vous aviez connu le péché autant par expérience que saint Paul qui avoit persécuté l’Église, et comme saint Pierre qui avoit renié Jésus-Christ, si vous aviez commis d’horribles crimes après le baptême et dans la religion, comme dit un saint Père, et que vous fussiez un aussi grand pécheur que je suis, vous ne vous laisseriez pas troubler comme vous faites… Dieu a eu grande raison pourtant de ne faire pas d’autres chefs de son Église que ces deux grands pécheurs. Il ne vous manque que cette paix toute soumise pour avoir la compassion et la promptitude à secourir les âmes que doit avoir un bon pasteur. »

— « Mais je vois tous les jours, dit M. Singlin, que je fais mille fautes en cet emploi. Je fais des avances en parlant aux âmes des vérités plus qu’il ne faudroit. » — « Vous avez tort de vous plaindre de ces avances, dit M. de Saint-Cyran. C’est assez de reconnoitre ses fautes devant Dieu : après quoi on peut n’y plus penser. Vous ne supportez pas assez vos fautes. J’en fais plus que vous, et c’est une merveille de ce que nous n’en faisons pas encore plus, étant aussi foibles que nous sommes. C’est une méchante tentation. Il faut continuer de servir Dieu sans y avoir égard, et se relever doucement et humblement de ses chutes. Je fais bien de ces sortes de fautes ; mais, quand je les avoue, c’est assez pour moi. Dieu me garde seulement de l'aveuglement de l’esprit ! Croyez-moi, le trop ou le trop peu que vous dites ne vous nuira pas devant Dieu, si vous vous en humiliez. Notre ministère doit être dans une perpétuelle oraison et dans un continuel gémissement, mais il ne faut pas pour cela quitter. … Priez, priez beaucoup pour vos pénitents et ne vous empressez de rien : c’étoit la faute de Marthe…, Nous devons traiter doucement les âmes imparfaites. Nous ne pouvons rien au delà de la Grâce : elle veut que nous nous baissions ainsi[8]…» — « … Mais il arrive un mal de là, dit M. Singlin, on sait que vous conduisez les gens, et on leur voit faire des choses que l’on ne peut pas approuver…» (Et ce mot de M. Singlin remet M. de Saint-Cyran dans sa voie plus habituelle de sévérité :) — «Souvenez-vous bien. Monsieur, qu’il faut garder notre règle : si le cœur n’est renversé, et si les pénitents ne parlent plus d’une fois en suppliants, il ne faut pas les écouter. Il faut que Dieu change le cœur et le mette en état d’attirer la Grâce, afin de bien aller au prêtre ; car nous sommes ministres, non de la loi, mais de l’esprit, ou, pour mieux dire, non de la lettre ou par la lettre, mais par l’esprit ou selon l’esprit. Les mauvais commencements gâtent toutes les suites. Le désir que j’ai eu de garder cette règle a été la cause de ma prison, dont je loue Dieu…» — «Ce ne sont ni les prisons ni les persécutions qui m’embarrassent dans cet emploi de la conduite des âmes dit M. Singlin ; je puis dire que je recevrois cela avec joie, et que j’y trouverois ma pâture : mais ce qui me rebute fort, ce sont les oppositions au bien que je voudrois faire, que je trouve dans ceux qui semblent même les plus touchés. J’ai sur les bras une personne qui m’est venue trouver depuis peu, qui me donne de l’exercice…» (Et il entre ici dans le détail des embarras que lui cause ce personnage considérable par son rang et par d’autres raisons encore plus particulières.) — «Il a fort lu l’Introduction à la Vie dévote de M. de Genève, dit M. Singlin : c’est son fort, et sur quoi il me rebat ; car il soutient qu’en suivant ses principes, on devroit être un peu plus indulgent aux pénitents…»

— «Que s’il veut suivre M. de Genève, répondit M. de Saint-Cyran, il faut le prendre au mot, mais il ne faut pas qu’il partage : il est obligé de le suivre dans toutes les règles qu’il prescrit à celui qui veut sérieusement se convertir, entre lesquelles la première est de choisir entre dix mille un conducteur qui ait une plénitude de charité, de science et de prudence, et de lui déférer autant qu’il l’ordonne.… Qu’il cherche seulement cet homme, comme il cherche un bon serviteur pour lui confier ses affaires, et un homme sûr pour lui confier son argent : il le trouvera ; l’Église n’en manque jamais. Il s’en est trouvé dans tous les siècles ; autrement l’Évangile seroit faux. Qui a un bon guide n’a pas besoin de savoir le chemin : il n’a qu’à suivre, dans la volonté qu’il a de marcher et d’aller jusqu’au bout. Cet homme sera l’homme de l’Église, et lui tiendra lieu en quelque sorte de toute l’Église»[9]. «… Pour diriger comme il convient, il le faut faire à loisir, et avoir l’âme en sa puissance un certain temps, pour la conduire pas à pas comme on conduit les enfants : car il en faut toujours venir là, que telles âmes sont plus foibles pour marcher vers le Ciel et vers la Grâce par les bonnes œuvres, que les enfants ne le sont après être sortis du maillot, et les malades après une longue fièvre. Il n’y a que l’orgueil de l’esprit humain et païen qui puisse s’opposer à cette vérité.… Demandez aux nourrices et aux médecins si on peut faire marcher les enfants et les malades qu’avec une grande patience.… Vouloir être en même temps confessé et absous, sans se soucier trop si l’on est disposé, comme veut M. de Genève, et sans vouloir faire pénitence, comme dit saint Charles, c’est vouloir faire sortir un malade de son lit sans que peut-être la fièvre l’ait quitté, … ou vouloir faire marcher un enfant aussitôt qu’il est né. Ces absolutions précipitées, dit saint Charles, ont gâté toutes les professions. Dites-lui tout cela avec gravité. Tout ce que vous pouvez faire, c’est de traîner et de l’instruire, s’il y prend plaisir : c’est à quoi l’on est obligé, sans se dégoûter du long temps. Il faut le traiter toujours avec grande patience, et même avec respect, qui reluise en tout, et autant dans les paroles que dans les actions[10].» — «Je comprends tout ce que vous me dites, dit M. Singlin ; mais ce qui m’embarrasse, c’est que je ne suis pas bien sûr de moi en parlant. Je vois tout ce que vous venez de me dire : il n’y a rien de

plus juste. Il ne vous échappe, aucune parole : elles sont toutes au poids du sanctuaire… Il n’en est pas ainsi de moi quand je parle aux autres : il m’échappe bien des paroles qui ne sont pas si tôt sorties de ma bouche que j’en vois le défaut, et que je voudrois les retenir… ; et c’est là ce qui me fâche…» — «Et moi ce qui me fâche, dit M. de Saint-Cyran, c’est que vous vous fâchiez de cela. La faute la plus considérable, qui est en vous, c’est que vous croyiez trop en avoir fait, et que vous souhaitiez pour cela d’être dispensé de parler aux gens… Laissons cela. Toutes ces peines ne doivent pas vous porter à dire que vous vous retireriez volontiers de cet emploi, et moins encore à le faire avec chagrin. Il est certain qu’il y a des âmes qui sont pénibles[11]; mais, in hoc positi sumus…»

Cette conversation se poursuivit longtemps encore ; elle dut remplir presque tout un jour. C’était comme une reprise chrétienne de la lutte de Jacob et du Seigneur. M. Singlin en sortit vaincu et raffermi[12].

Elle en rappelle bien naturellement une autre qui a été au long racontée par saint Jean Chrysostome et qui eut lieu sur ce même sujet entre lui et son ami Basile : c’est ce qui forme le petit traité du Sacerdoce, M. Le Maître, qui traduisit ce traité, en faisait sans doute une application à sa situation propre ; il s’en servait comme d’un bel exemple et d’un miroir éclatant pour assembler tous les rayons de l’autel, pour les offrir aux autres et s’en effrayer soi-même, selon cette règle de l’Église et cette remarque de Saint-Cyran, que la pénitence publique est incompatible avec le Sacerdoce[13]. Simple pénitent, il aidait à enseigner aux autres le chemin où il n’entrait pas, et leur indiquait de loin ces degrés qu’il s’interdisait.

Rien de touchant et d’éloquent comme ce petit traité. Chrysostome s’y montre d’abord dans une certaine dissipation de jeunesse et de talent, suivant avec assiduité le Palais et la Comédie : l’exemple de son ami Basile[14] le vient convier à la vie solitaire. Sa mère s’en émeut ; moins chrétiennement héroïque que madame Le Maître, elle veut dissuader son fils. Sitôt qu’elle s’aperçoit de ses idées de retraite, elle le prend par la main, le mène dans sa chambre, et là, l’ayant fait asseoir près d’elle sur le même lit où elle l’avait mis au monde, elle commence à pleurer et à se plaindre de lui tendrement. Chrysostome renversé va trouver son ami qui le rappelle en sens contraire. Sur ces entrefaites, un bruit se répand qu’on a dessein de les faire tous deux évêques. En ce temps, cela se pratiquait comme par sédition ; on s’emparait des gens qu’on croyait dignes, et on les forçait. M. de Saint-Cyran a dit excellemment de ces élections populaires et tumultuaires : «Le premier effet extérieur de vocation est quand la vertu d’un homme donne dans la vue de tout le monde et le fait juger digne

 d’une grande charge dans l’Église… Tout est compris dans cette réputation générale et publique, et dans l’odeur d’une vertu consommée qui se répand partout, malgré la violence qu’on se fait pour la tenir resserrée dans la solitude.» — Basile, informé et effrayé de ce bruit, court en parler à Chrysostome et s’en remet à lui de la résolution, qui doit, dit-il, en cela comme en tout, leur être commune et unanime ; mais celui-ci use de stratagème, et, ne voulant ni se laisser faire évêque ni priver l’Église de posséder son ami, il dissimule, ajourne la décision, et, au jour dit, il se dérobe. Basile seul est pris et subit le joug, croyant que d’autre part son ami le subissait également : 

«Mais lorsqu’il sut que j’avois pris la fuite et qu’on ne m’avoit pu trouver, il me vint voir étant triste et abattu ; et, s’étant assis près de moi, il sembloit qu’il me voulût parler : mais, ayant le cœur serré de douleur et ne pouvant exprimer la violence qui le pressoit, lorsqu’il vouloit ouvrir la bouche pour m’en découvrir la cause, son saisissement lui étouffoit la parole. Le voyant tout en larmes et dans le trouble, et sachant le sujet de sa tristesse, je me mis à rire dans l’excès de la joie que je sentois, et, le prenant par la main, je tâchai de le baiser, en lui disant que je rendois grâce à Dieu de m’avoir fait si bien réussir…»

On se retrouve tout à fait voisin, pour l’esprit et pour la couleur, des pages citées de Lancelot et des entretiens de M. Singlin : c’est un peu comme si, après avoir lu la Phèdre de Racine, on ouvrait celle d’Euripide.

La conversation alors s’engage entre les deux amis. Chrysostome se justifie de sa tromperie à bonne fin, et de sa fuite pour son propre compte ; il en vient à définir les caractères et les conditions de la charge de Pasteur :
«Un Évêque est plus agité de soins et d’orages que la mer ne l’est par les vents et les tempêtes[15] Chrysostome n’échappa point lui-même à cette charge qu’il fuyait, et, après quelques années passées dans la solitude de Syrie, il fut contraint à la prêtrise par le saint évêque Flavien.

M. Singlin également, une fois conduit et comme réduit à ce haut exercice de l’autel, de la chaire et de la direction singulière des âmes, s’en acquitta en parfaite excellence et avec toute l’autorité qu’il puisait dans le double sentiment de son humilité propre et de la grandeur divine de son ministère. On en a un premier exemple dans sa conduite envers M. Hillerin, curé de Saint-Merry. C’était un des bons curés de Paris, mais vivant autant en homme du monde qu’on le pouvait convenablement en son état, cumulant patrimoine et bénéfice, ayant équipage et honorable maison, fré- quentant volontiers ses paroissiens considérables, et entre autres M. d’Andilly. Il connut par lui M. de Saint-Cyran, alors prisonnier à Vincennes, et fut touché : il se retrancha toutes dépenses superflues et résolut de quitter sa cure pour aller vivre en pénitent, dans un petit prieuré qu’il avait au fond du Poitou. M. de Saint-Cyran étant mort avant l’accomplissement de ce projet, M. Hillerin prit pour directeur M. Singlin, qui en amena l’issue. Tout bien pesé, et s’étant assuré d’un successeur, le jour de la Purification 1644, M. Hillerin monta en chaire et fit ses adieux à ses paroissiens, déclarant qu’en pécheur indigne qu’il était, il s’allait réfugier dans la pénitence ; et il fut fidèle à son vœu : son ermitage du Poitou devint une des solitudes succursales de Port-Royal, dont le nombre çà et là se multipliait. Mais il arriva que, dans le temps qui suivit la démission de sa cure aux mains de M. Du Hamel, son successeur, celui-ci éleva quelque difficulté sur les conditions convenues, et il fut question que M. Hillerin, pour faire entendre raison à M. Du Hamel, usât ou parût vouloir user de ses droits de rentrer. M. Singlin, consulté là dessus, et qui savait, dit Fontaine, ce que c’est que de tourner la tête en arrière, ne se laissa pas entamer aux raisons, et il répondit, les larmes aux yeux, mais d’un ton ferme, à l’ami commun qui lui en parlait : «Qu’il n’attende de moi aucune approbation sur le retour dans sa cure. Je le laisserai faire ; mais je ne serai jamais l’approbateur de son dessein. On ne se moque point de Dieu : Deus non irridetur. Je suis prêt à rompre avec tout le monde plutôt que de me relâcher en rien des vérités que je connois… Vienne qui voudra : je ne cherche personne : je suis près de m’abaisser dans tout le reste, mais, pour ces choses essentielles, je suis bien résolu d’être inflexible, et opiniâtre, si l’on veut, et singulier, et superbe !» Voilà le simple prêtre qui se pose assez nettement, ce semble, à l’état de Grégoire VII ; voilà le Prêtre-Roi qui reparaît avec tout ce qu’il a d’auguste. On se rappelle combien, dans sa conversation avec M. de Saint-Cyran, tout à l’heure, nous l’avions vu gémissant.[16]

Ce qu’il se montrait pour M. Hillerin, M. Singlin l’était, on le sait déjà, pour la princesse de Guemené, lorsque, conduite chaque semaine à Port-Royal par M. d’Andilly, le grand-maître des cérémonies et l’introducteur des pénitents et pénitentes, elle s’étonnait, dans sa dévotion novice, du peu de prévenance de son directeur. On le redit un jour à M. Singlin, qui répondit : «Je serois bien éloigné de voir ces personnes-là, à moins qu’elles ne me demandassent ou que quelque nécessité ne m’y engageât.» Il se refusa bientôt à se mêler de la direction du jeune fils de la princesse ; la mère Angélique nous l’apprend dans une lettre à M. d’Andilly (22 décembre 1644) : «Vous voyez bien vous-même que la conduite qu’il croiroit être obligé en conscience de tenir, pour faire réussir ce petit Prince en vrai chrétien, est trop forte pour la tendresse de Madame…» Elle ajoutait ces mots si caractéristiques de Port-Royal et qu’on trouvera bien exagérés dans leur démocratie plus que chrétienne ; mais il faut se rappeler que, du temps de la mère Angélique, on connaissait les Grands ; on ne connaissait pas encore les petits : «Enfin, mon cher frère, disait-elle, la conduite de l’Évangile n’est que pour les petits et les pauvres et non pour les Grands que Dieu conduit par des miracles quand il veut les sauver et non par les voies ordinaires… Dieu seul peut faire cette merveille et c’est témérité aux hommes de s’efforcer de faire comprendre ces vérités : il faut s’adresser à lui par de très humbles et continuelles prières. » La ligne de conduite de M. Singlin avec les Grands, et même avec ses pénitents en général, fut toujours telle : un mélange de timidité et d’autorité ; se dérobant d’abord plutôt que de céder, mais, dès qu’il avait prononcé, ne cédant plus ; ayant besoin d’être contraint, et aussitôt alors invincible. « M. le duc (de Luynes) doit savoir, écrivait la mère Angélique (18 septembre 1650), qu’on ne lui donnera point de jour s’il ne force la personne qui le doit entendre. Il faut qu’il demande à Dieu la disposition du cœur,… et que, lorsqu’il en sentira les mouvements, il fasse effort pour faire rendre M. Singlin : car tant qu’il ne le forcera point, il le remettra toujours ».

Ce trait propre aux directeurs de Port-Royal et à leur méthode médicatrice, M. de Saci le reproduira à son tour, après MM. Singlin et de Saint-Cyran. [17] À la sortie de M. de Saint-Cyran de Vincennes, M. Singlin avait voulu se retirer ; à la mort de ce vénérable maître, il le voulut encore. Il fallut que M. de Barcos, sur qui il reportait la profonde déférence qu’il avait eue pour son oncle, intervînt et lui dît : Continuez, et nous vous aiderons. Cette fuite de tout, cette démission de l’autorité était son arrière-pensée perpétuelle, comme c’avait été celle de la mère Angélique de résigner son abbaye. On voit par les lettres de celle-ci qu’on était toujours en frayeur de perdre M. Singlin, appelé qu’il se croyait par l’esprit de la solitude. Mais la suite des travaux, et leurs fruits, et les dangers mêmes, toute une vocation évidente le retenait.

Il n’était pas un grand orateur, mais mieux, c’est-à-dire un prédicateur excellent. La prédication, à cette époque, ne se trouvait qu’à peine dégagée des bizarreries et des familiarités peu séantes aux tristes et consolantes grandeurs de la Croix. Les Valladier, les Pierre de Besse, les Ségueran n’étaient pas très-loin encore ; il y avait l’école de Camus dans la chaire. Le Père Le Jeune, dit le Père aveugle, l’Aveugle de l’Oratoire, qui fut de la connaissance de M. de Saint-Cyran, et qui demandera dans sa vieillesse les conseils d’Arnauld,[18] ressuscitait l’un des premiers avec éclat, dans ses missions, l’éloquence évangélique, pratique et simple, et faisait entendre aux foules des paroles apprises, comme il disait, non dans les écoles, mais au pied du Crucifix. Il se glissait pourtant dans ses ardeurs d’apôtre quelques restes du jeu hasardé et de la bonhomie triviale de ses contemporains. M. Singlin, lui, n’en eut rien : avec le Père Des Mares, il est un des précurseurs incontestables de l’éloquence toute grave et saine des Bourdaloue et des Le Tourneux. Sa grande vogue de parole fut à partir de 1647 et dans les quatre ou cinq années qui suivirent ; elle se maintint même à travers les guerres de Paris, auxquelles ce sérieux semblait faire affront.Il ne prêchait qu’à Port-Royal de Paris, dans la chapelle d’abord, fort à l’étroit, puis dans l’église toute neuve qui fut remplie aussitôt. Les auditeurs les plus illustres y affluaient. Tous les témoignages, ceux de la mère Angélique, de Fontaine, de M. de Sainte-Marthe, de Du Fossé, sont unanimes sur le genre de bénédiction particulière qui s’attachait à ses paroles : il avait le don de toucher. En sortant de l’église, ses auditeurs ne s’arrêtaient point à se dire les uns aux autres, comme on fait d’ordinaire, qu’il avait bien prêché ; mais, vivement pénétrés au cœur des vérités pratiques qu’il y avait remuées, ils s’en retournaient chez eux en silence, les repassant longuement, non sans confusion et douleur. « Le Seigneur lui a tellement augmenté sa grâce depuis un an, écrivait la mère Angélique à la Reine de Pologne (mars 1648), que ses sermons, qui ont toujours été solides, comme Votre Majesté le sait, le sont encore davantage ; et même Dieu l’a rendu éloquent pour satisfaire à la foiblesse du temps…, » Et en juin de la même année : « Notre nouvelle église est toujours pleine. Il se convertit toujours quelqu’un. » Ce quelqu’un immanquablement de converti pendant le sermon de M. Singlin, ce fut une fois Pascal ! — Chaque prédication de Paris peuplait le saint désert des Champs.

On ne peut guère juger de son genre de talent oratoire (si le mot est applicable à M. Singlin) d’après les cinq ou six volumes d’Instructions chrétiennes qu’on a publiées sous son nom[19] : on n’y trouve que la substance réduite et l’abrégé des sermons qui n’eurent peut-être jamais rien de plus particulièrement saillant ; mais la parole continuelle y manque, la vie s’est retirée. Ce n’est plus qu’un bon livre, dont la lecture commandée ennuyait beaucoup (je crois m’en rappeler la confidence) certaines matinées de congé de M. Royer-Collard enfant. La manière de M. Singlin se rattache dans l’ordre chrétien à l’humble éloquence dont saint Césaire d’Arles est le type souvent cité : ces paroles toutes pratiques et pénétrées ne se survivent que dans les fruits qu’elles engendrent autour d’elles ; elles n’ont d’autre immortalité que celle des âmes mêmes qu’elles ont réveillées à Dieu, et celle-là est assez belle[20]. L’érudition des sermons de M. Singlin n’était pas de lui ; il la demandait à M. Arnauld, à M. de Saci, qui lui en préparaient la matière ; il apprenait ce fonds par cœur ; mais cela s’animait bientôt d’une nouveauté d’onction sur ses lèvres, qui pourtant, nous dit Fontaine, n’avaient au premier abord rien que de pénible : impeditioris et tardioris linguae sum. De cette bouche sans grâce, un miel plus austèrement divin se distillait.

Son art principal et naturel était de se proportionner, de se rabaisser aux âmes. Au lieu que la plupart des prédicateurs, nous dit M. de Sainte-Marthe, lors même qu’ils prêchent le mieux, ne s’adressent souvent à personne, M. Singlin parlait tellement au cœur de tout le monde, que chacun croyait qu’il ne parlait que pour lui ; et comme il est écrit que la manne prenait le goût de toutes les viandes que les Israélites désiraient, ainsi par lui la parole générale de la chaire venait s’accommodant à chaque âme secrète, aux simples ou aux délicats comme aux forts. Chose remarquable ! de tant d’hommes éminents qui l’entouraient et qui auraient pu se produire, ce semble, dans l’éloquence publique avec de plus grands avantages que lui, il est le seul qui ait pris position dans la chaire. Il est bien le prédicateur de Port-Royal. Ses qualités, plus essentielles que brillantes, y aidaient. Si goûtée qu’ait été à de certains moments sa prédication, c’était encore une prédication mortifiée : telle Port-Royal la voulait. On faisait donc taire M. Le Maître, on se pressait à la voix de M. Singlin. Toujours le même esprit, la même ordonnance chrétienne primitive : Dieu se plaît à renverser les jugements des hommes ; il laisse de côté les éloquents et délie la langue du bègue pour annoncer sa parole.

Et puis, il n’y eut qu’un moment où la parole publique fut possible à Port-Royal ; dans la suite on ne l’eût permise à aucun de ces hommes célèbres et le plus souvent cachés, dont la plume seule parlait du sein de l’ombre. M. Singlin lui-même, en ces années de vogue, ne fut pas sans toucher l’obstacle : un sermon qu’il prêcha le 28 août 1649, jour de la fête de saint Augustin, lui valut les dénonciations des ennemis de la Grâce. Le Père Des Mares était déjà interdit depuis un an, et ne devait recouvrer que vingt ans plus tard le trop court exercice de cette éloquence, toujours vive, que nous certifie Roileau. L’archevêque de Paris, M. de Gondi, qui était à Angers lors du sermon de la Saint-Augustin, se laissa surprendre en homme faible, et, malgré son indulgence habituelle, il interdit brusquement M. Singlin. On réclama ; cinq évêques, qui s’étaient trouvés des assistants ce jour-là, attestèrent n’avoir rien ouï de contentieux ; le duc de Liancourt, le Père de Gondi, de l’Oratoire, Retz son fils, alors coadjuteur, et qu’on rencontre de bonne heure favorable à Port-Royal, appuyèrent les instances respectueuses de M. Singlin, et il fut rétabli dans l’exercice de la prédication, avec une bénédiction croissante, est-il dit, et avec un particulier honneur : pour que son rétablissement fût plus authentique, l’archevêque voulut assister au premier sermon de reprise, du 1" janvier 1650. En 1656, le cardinal de Retz, alors à Rome, le nommait son grand-vicaire dans le ressort de Port-Royal.

Ainsi, unissant le confessionnal, la chaire et les pleins pouvoirs, M. Singlin, écrit un de nos historiens, « étoit chargé de tout, faisoit face à tout, étoit le conseil de tous[21]. Sans avoir une certaine supériorité de génie et de savoir, il y suppléoit, dans les cas les plus difficiles, par une supériorité de lumière surnaturelle que les grands hommes de Port-Royal, ses contemporains, respectoient en lui. M. de Saci se laissoit conduire à sa voix, comme auroit fait une jeune religieuse. M. de Barcos ratifioit toujours ce qui avoit été décidé par lui. M. de Rebours, son confrère dans la fonction de confesseur des religieuses, homme d’esprit, lui donnoit autant de pénitents qu’il pouvoit à diriger. M. Arnauld l’écoutoit dans ses prédications avec une simplicité d’enfant ; après les lui avoir souvent préparées lui-même, il les retrouvoit avec une tout autre autorité dans sa bouche et s’en édifioit. M. de Sainte-Marthe, de même, l’écoutoit comme un oracle. C’étoit lui qui décidoit de la vocation à l’état ecclésiastique et de l’entrée dans les Ordres. Tout ce qui se faisoit à Port-Royal des Champs, chez ces Messieurs, passoit à son tribunal…» Un jour, dans le temps qu’on bâtissait le plus dans ce désert, les voyant un peu trop mêlés aux travaux manuels, il y mit ordre aussitôt et les arrêta avec force, leur faisant honte sur ce déguisement de distraction qui les entraînait. Pour achever cet admirable portrait qui nous est laissé d’un gouverneur des âmes, d’un de ces hommes dont toutes les paroles (selon l’une des siennes) étaient au poids du sanctuaire, c’est par M. Singlin que Pascal entra d’abord et définitivement dans l’esprit de Port-Royal, quoiqu’il ait passé bientôt sous M. de Saci ; c’est par lui que la duchesse de Longueville fut guidée dans toute la crise si pénible de sa conversion. Forcé de se dérober dans la persécution de 1661, il se rendait régulièrement du faubourg Saint-Marceau jusqu’à l’hôtel de Longueville, déguisé en manteau court et en grande perruque, d’un air de médecin, se disant qu’il l’était en effet. À la vue de son travestissement il ne pouvait s’empêcher quelquefois de sourire, et il disait à Fontaine, avec cette sobre gaieté du chrétien, qui n’ose s’essayer encore que derrière l’Écriture : «Manus quidem, manus sunt Esaü ; oui, ce sont bien les mains d’Esaü ; me voilà dans toute la ressemblance des gens du monde ; mais tâchons que là-dessous j’aie toujours la voix de Jacob.» Cet homme, non certes sans esprit (on le voit), mais d’un esprit solide avant tout, et sans grande théologie, menait donc tous ces autres esprits, ou féminins et délicats, ou supérieurs et pleins de doctrine, et les menait à bien. N’est-ce pas là un exemple à nu et d’autant plus précieux qu’il est plus dépouillé de tout ce qui complique, un exemple incontestable et simple de la vocation ecclésiastique et du pur don du prêtre ?

Cependant, pour tout dire, vers la fin de sa vie, M. Singlin se trouva quelquefois insuffisant : ce fut quand la dispute s’en mêla, quand la Bulle d’Innocent X sur les cinq Propositions fut signifiée. M. Singlin, fidèle, je le crois, à l’esprit du premier Port-Royal, et, malgré la vigueur que nous connaissons à M. de Saint-Cyran, fidèle, je le crois aussi, à l’esprit même de Saint-Cyran, s’attacha à se modérer en ses prédications ; dans l’affaire de la Signature, voulant éviter le procès théologique et d’interminables contentions, il inclinait, par rapport aux religieuses, pour tous les partis mitoyens, pour tous les ménagements possibles qui eussent coupé court. Il n’avait qu’un but : rester dans la simplicité morale du chrétien. Mais alors les avis étaient animés et très-divers : « Ce qui lui perçoit le cœur, est-il dit, c’étoit cette espèce de guerre intestine entre de grands serviteurs de Dieu. » M. Pascal même, un jour, lui parla un peu franc, en lui disant qu’il n’était pas théologien, et qu’il embrouillait les choses en s’en mêlant. M. Arnauld l’avait déjà, une autre fois, un peu relevé de ce qu’il trouvait les Provinciales par trop railleuses pour être tout à fait chrétiennes. M. Singlin n’était pas non plus pour que M. Le Maître publiât ses Plaidoyers, et il jugeait que c’était rompre son silence de pénitent. Une lettre de la mère Angélique de Saint-Jean, d’une date postérieure à la mort de M. Singlin, l’accuse assez sèchement d’avoir contribué, même depuis sa fin, à la signature de bien des sœurs, par le seul souvenir qu’on avait de son sentiment mitigé[22]. On voit qu’il arriva un moment où les beaux-esprits du second Port-Royal s’émancipèrent de M. Singlin et se retournèrent même jusqu’à un certain point contre lui. Si son amour-propre eût seul souffert, il s’en fût consolé ou plutôt réjoui : les humiliations lui étaient chères ; mais la charité, de toutes parts, saignait. Il ne put résister à ces épreuves de division intérieure, les plus sensibles de toutes ; et ses angoisses, jointes aux austérités excessives du Carême de 1664, le menèrent à une défaillance qui fut mortelle (17 avril) ; il n’avait que cinquante-sept ans. On a déjà vu Lancelot toucher et déplorer, bien que timidement, cette déviation de l’esprit primitif du Port-Royal de M. de Saint-Cyran ; je crois que M. Singlin, dans les dernières années, jugea de même[23]. Je juge comme eux, autant que j’en ai le droit, et plus explicitement encore. Il me semble qu’à Port-Royal où de si grands hommes se succédèrent, M. de Saint-Cyran ne fut jamais remplacé. Il aurait, dans les crises qui survinrent, trouvé des ressources, des inspirations nouvelles appropriées ; il aurait continué de gouverner avec calme, grandeur et ensemble. C’est ce qui manqua, même avec la direction stricte, mais peu étendue et peu renouvelée, de M. de Saci, même avec les talents d’Arnauld et avec le génie de Pascal. Ces talents, s’il le faut dire, ont plutôt hâté que combattu la déviation que je signale, et je n’en voudrais d’autre preuve que ce moment significatif où le Prêtre M. Singlin, se trouva insuffisant, et où le Docteur, M. Arnauld, l’emporta. Notre Port-Royal complet était déjà sorti de son véritable esprit intérieur, pour entrer dans sa seconde période, celle de la polémique, qui le perdit.

Nous avons épuisé la première et courte liste des solitaires qui se trouvaient réunis à Port-Royal de Paris au commencement de 1638. Je dois mentionner pourtant M. de Bascle que M. de Saint-Cyran appelait quelquefois le troisième des Ermites ; les deux autres étaient MM. Le Maître et de Séricourt.[24] On peut ajouter encore le jeune M. de Saci, et ses deux frères du nom de Saint-Elme et de Valemont, lesquels rentrèrent plus tard dans le monde, bien que toujours assez fidèles à l’esprit de piété.

  1. Tout ce qui suit est extrait et abrégé des Mémoires de Fontaine (Cologne, 1738), tome I, p. 204 et suiv. Les variantes que l’on pourrait trouver entre notre texte et celui même des Mémoires sont, la plupart, autorisées par le manuscrit que je possède, ou motivées par une quantité de petites raisons sur lesquelles je requiers, une fois pour toutes, crédit et confiance : rien n’a été fait à la légère et je n’ai eu en vue que de ramasser la vérité.
  2. C’étaient là les bluettes de ces austères.
  3. «Turbati sunt et moti sunt sicut ebrius, et omnis sapientia eorum devorata : ils sont troublés et chancellent comme un homme ivre, et toute leur sagesse est anéantie.» (Psaume CVI, 27.)
  4. Êp. I aux Corinth. IX, 17, et VII, 20. — « Quand on tient bon dans les peines d’une charge, c’est un signe qu’on y est bien appelé. » (Pensées de M. de Saint-Cyran sur le Sacerdoce.)
  5. Psaume XXIX, 8.
  6. Ép. II aux Corinth. XII, 7.
  7. À qui se confessait M. de Saint-Cyran ? probablement à quelque prêtre bien simple.
  8. Cette contre-partie était nécessaire pour mettre l’ombre humaine à cette idée si éclatante du Prêtre, pour empêcher l’orgueil de s’y introduire et l’y éteindre s’il s’y mêlait déjà. Saint-Cyran ailleurs a dit encore : «Si le Prêtre est Roi et Empereur, c’est un Roi humble et servant les âmes, de sorte qu’il doit être, comme dit l’Écriture, le moindre de tous les serviteurs des âmes qui lui sont soumises.…» Nous embrassons maintenant réunies toutes les misères et les grandeurs du Prêtre, de ce Roi gémissant.
  9. M. de Saint-Cyran insiste partout sur la nécessité d’un Directeur ; ainsi dans une lettre à M. de Rebours (Lettres de l’édition de 1744, p. 707) : « C’est par là qu’il doit commencer s’il ne veut errer, et il lui faut ôter la pensée qu’il semble avoir, que Dieu puisse être son Directeur immédiat. Il ne l’a pas voulu être de saint Paul, et l’a renvoyé à un Prêtre …, Il faut, le plus tôt qu’il pourra, qu’il s’adresse à quelque personne visible de l’Église, qui le puisse conduire de la part de Dieu …» On achève de bien saisir, ce me semble, le système théocratique particulier à M. de Saint-Cyran : non pas chaque fidèle pape comme chez les Réfor- mes, non pas chaque prêtre ordinaire suffisant comme chez les Catholiques tout à fait romains, mais chaque vrai prêtre (entre dix mille) directeur, chaque directeur pape, et toute l’Église en lui, quand il a l’inspiration directe. Le Jansénisme organique, à son plus grand état de simplicité et d’originalité, est là.
  10. M. de Saint-Cyran n’était pas toujours si endurant, comme lorsqu’il écrivait à M. de Rebours, à propos d’un pénitent de cette espèce : «Le gentilhomme court risque d’être toute sa vie un amphibie, et d’aimer seulement les beaux discours de Dieu et les fréquentes communions, qui sont les deux plus belles parties de la dévotion du temps… Si j’étois en votre place, je ne m’y amuserois plus. Tout ce que vous devez faire, c’est de l’écouter lorsqu’il vous viendra voir, et lui dire fort peu de chose, employant ce temps-là à prier Dieu intérieurement pour lui.»
  11. Des âmes pénibles, de ces âmes qui sont aussi difficiles à gouverner qu’un monde : Nicole a parlé de celles qui sont partout douloureuses. L’expression littéraire la plus rare et la plus fine est donnée à ces hommes de Port-Royal par la simple force du sens.
  12. Dans la portion que j’omets, il est un petit détail qui peint un coin de la physionomie de M. de Saint-Cyran et qui fait sourire. Il recommande à M. Singlin de ne pas rester plus d’une demi-heure avec les pénitents ou les religieuses qui n’auraient rien de bien capital à lui confier, et, après ce temps écoulé, de se faire appeler comme si quelqu'un survenait du dehors. Et pour aller au-devant du scrupule, il ajoutait : «S’il n’y a point de survenants, les Anges seront là toujours pour en tenir lieu.» Ce sont de ces mots hardiment agréables de M. de Saint-Cyran, mais qui, hasardés près d’un autre qu’un ami, se grossissaient en énormités et devenaient matière à délation.
  13. «Et voilà pourquoi ces grands personnages, saint Antoine, saint Benoît, les deux saints François et saint Hilarion n’ont jamais été faits prêtres, ayant été établis de Dieu pour être des modèles de pénitence.» (Saint-Cyran.)
  14. On ne sait pas au juste quel était ce Basile.
  15. C’est surtout aux chapitres IV et V du livre III que M. Le Maître dut faire un retour fréquent sur lui-même ; maint détail semble s’appliquer à son naturel ardent, emporté, glorieux. Le premier signe et la première qualité pour être Évêque, c’est de n’en avoir pas le moindre désir: «Il faut donc regarder de toutes parts dans notre âme pour tâcher de découvrir s’il n’y en a point quelque étincelle… Que si, avant même que de parvenir à cette dignité, on nourrit déjà en son sein cette bête cruelle et furieuse, il n’y a point de paroles qui puissent exprimer les excès et les scandales où l’on se précipitera lorsqu’on l’aura obtenue.»
    — «Et ne me venez point dire que je jeûne, que je passe les nuits à veiller, que je couche sur la dure et que je mortifie mon corps… Ces austérités pourroient servir extrêmement à un homme qui demeureroit enfermé dans sa chambre, et qui n’auroit soin que de lui seul… Nous en voyons beaucoup de ceux qui sont infatigables dans ces exercices corporels, lesquels ressentent si vivement les offenses et s’emportent jusques à un tel point, qu’ils entrent en plus grande fureur que les bêtes même les plus farouches… Et comme celui qui est vain trouve dans la puissance épiscopale de la matière qui allume ce feu encore davantage, de même celui qui, étant retiré chez soi et conversant avec peu de personnes, a de la peine à retenir sa colère, est comme une bête qu’on a irritée en la piquant de toutes parts lorsqu’on lui donne autorité sur plusieurs.» On dirait qu’en traduisant il se complaît et abonde dans les termes extrêmes comme pour mieux s’accuser.
  16. La méthode que M. Singlin avait reçue de M. de Saint-Cyran, et qu’il appliquait en perfection, consistait en deux points :
    1° qu’il faut faire toutes choses, même les meilleures et celles qu’on a le plus raison de désirer, dans une certaine maturité qui amortit l’activité de l’esprit humain et qui attire la bénédiction de Dieu sur ces choses dont on s’est mortifié quelque temps ;
    2° qu’après ce premier retardement fructueux et légitime, une fois l’action résolue et l’œuvre entamée, il n’y a plus à revenir ni à regarder en arrière.
  17. Et encore dans une lettre à M. de Sévigné (13 novembre 1660) : « Soyez assuré, Monsieur, que cette froideur qui paroît en M. Singlin ne vient que d’une sainte crainte ; il appréhende pour lui, à la vérité, sachant le compte étroit que Dieu demandera aux Pasteurs, des âmes qu’il leur a commises ; mais il craint aussi autant pour vous, et il regarde votre intérêt comme le sien » — Que penser après cela des insinuations de Petitot sur les prétendues facilités que les directeurs de Port-Royal auraient accordées aux Grands ? Il va jusqu’à oser dire de la princesse de Guemené : « D’Andilly l’avait présentée à Saint-Cyran, qui ne s’était pas montré trop sévère à son égard. » On a encore présente l’image de cette étincelle sur le parvis glacé. Toute cette notice de Petitot est ainsi très légère de recherches et très envenimée d’intention. — On a eu pis que cela depuis et ce n’est plus à Petitot qu’on a affaire ; c’est à des ennemis, sinon plus loyaux et plus dignes, qui sont du moins, des adversaires de première main. chercher les degrés qu’il ne voyait plus, et demanda qu’on vînt l’aider à descendre. — Il continua ses travaux de prédication durant quarante ans encore ; mais il ne se permit plus de célébrer la messe, bien qu’on le lui eût permis. — Le Père Le Jeune eut encore cela de commun avec Port-Royal d’être contre les Jésuites. De son temps et sous le Père de Bourgoing général, il y eut une paix, un accord ou semblant de bonne intelligence entre les Oratoriens et les Jésuites : sur quoi le Père Le Jeune disait : « C’est la paix des poules avec le Renard. » — Les Jésuites, par la plume du Père Rapin, lut ont revalu ce mot-là. Il est insulté dans les Mémoires de ce Père, comme tout ce qui n’est pas des leurs et qui se rapproche des nôtres ; il y est traité de prédicateur aventurier.
  18. Le Père Le Jeune tient une place dans les Nécrologes de Port-Royal. La 102e lettre d’Arnauld, qui lui est adressée, le constitue un de nos membres correspondants. Orateur franc, direct, peu spéculatif malgré de hauts éclairs, et parlant de près surtout aux diverses classes de la société, il se trouva, sans trop y songer, un actif auxiliaire de Port-Royal pour l’austère morale chrétienne. Il perdit la vue en prêchant un Carême dans la cathédrale de Rouen. On raconte même (et si c’est une légende, elle est belle) qu’étant monté en chaire clairvoyant encore, et ayant commencé de prêcher, le nuage de cécité (quelque goutte sereine) lui vint brusquement avant qu’il eût achevé son sermon. Il fit une légère pause, passa la main sur ses yeux, et reprit comme si de rien n’était : mais, lorsqu’il eut fini de parler, il étendit les mains pour
  19. 5 vol. in-8, 1671 ; j’en ai sous les yeux une édition en 6 vol. in-12 (1744), qui doit être la septième. La Vie de M. Singlin, qu’on lit en tête, est de l’abbé Goujet.
  20. Un ecclésiastique ami de Port-Royal, et qui se peut dire dis- ciple de M. Singlin en fait de prédication, M, Feydeau, a défini fort ingénument, dans ses Mémoires (inédits), ce genre de prône purement chrétien et la différence qu’il y avait de cette méthode à celle des Jésuites d’avant Bourdaloue. Étant curé à Vitry, il y reçut la visite d’une dame fort pieuse, Mme de Bélisi, qui amena avec elle le précepteur de son fils, M. de La Valterie. Celui-ci prêcha le jour de la Pentecôte 1670 : « Il étoit sorti des Jésuites après le quatrième vœu, je ne sais pas pourquoi, nous dit M. Feydeau. Me voyant appliqué les matins à l’étude de l’Évangile dont je tâchois de découvrir le sens et de le pénétrer autant que je le pouvois faire pour le faire ensuite connoître au peuple que Dieu m’avoit confié, il me témoigna en être étonné et qu’il avoit prêché, étant Jésuite, comme les autres ; que ni lui ni les autres ne s’amusoient point à cela ; qu’ils lisoient leur Évangile dans le missel et cherchoient dans tous les auteurs païens ou chrétiens de quoi discourir et entretenir le monde. Je lui dis qu’il falloit prendre les principes de la morale chrétienne dans l’Évangile, et de là en tirer les conclusions et en faire les applications, et que, manque de cela, on voyoit que les chrétiens avoient beau assister aux sermons, ils n’étoient point instruits de leurs obligations, ni de leurs devoirs, ni de l’union qu’ils dévoient avoir avec Jésus-Christ. »
  21. Au temps de sa plus grande vogue il ne pouvait vaquer aux instructions particulières du Cloître aussi longuement qu’il l’aurait voulu, mais on n’y était que plus attentif à ce qu’on obtenait de lui : « Il faut avoir dévotion aux paroles abrégées de M. Singlin, écrivait la mère Agnès (le 1er décembre 1651), car je crois que nous n’en aurons plus guère d’autres, étant confisquées à toute la terre (c’est-à-dire, si je comprends bien, ses paroles faisant désormais partie du trésor public de toute la terre). » — Il y avait des moments où sa santé donnait des inquiétudes : « M. Singlin est, de vrai, très-atténué et épuisé, mais comme il a une bonne nature, un peu de repos le remet. Nous en avons parlé à tous nos Messieurs avec bien de la doléance ; ils promettent bien de l’épargner à l’avenir. Nous faisons une neuvaine pour lui, où nous disons seulement l’antienne : Salvator mundi, salva nos omnes, et deux oraisons. » (Lettre de la mère Agnès, du 6 juin 1653.)
  22. La mère Agnès non contentieuse, non opiniâtre, et qui, si elle n’avait pas été encadrée comme elle l’était, eût été d’avis, à un certain moment, de suivre ce parti mitigé, a exprimé d’ailleurs le deuil que causa à la Communauté la mort de M. Singlin, de ce guide incomparable pour la conduite des âmes, en des termes pleins de componction et de douleur. Dans une lettre à madame de Foix, coadjutrice de Saintes (7 mai 1664), en lui envoyant une petite relique du mort : « Ses plus précieuses reliques, disait-elle, sont celles de son esprit, et la pratique des instructions qu’il nous a données durant vingt-huit ans, dont il a été plus de vingt le directeur unique, la lumière, le soutien et la consolation de notre monastère, comme nous espérons qu’il le sera toujours devant Dieu… » Mais la mère Agnès était elle-même primée dans les dernières années par sa nièce, la sœur Angélique de Saint-Jean, le grand caractère de la maison depuis que la première Angélique n’était plus.
  23. M. Singlin était pour qu’on signât, Lancelot était pour qu’on ne signât pas, mais tous deux en silence et sans mot dire. Arnauld était pour la distinction du droit et du fait, et pour qu’on discutât. — On peut voir sa longue lettre à M. Singlin, écrite du 13 au 22 septembre 1663, qui transporte au plus ardu de la contestation.
  24. Etienne de Bascle, gentilhomme du Querci, très lié avec les Fénelon. Sa première vie qu’on a en détail par un récit de M. Le Maître (Recueil de pièces pour servir à l’Histoire de Port-Royal, Utrecht, 1740, page 173 et suiv.) est tout ce qu’il y a de plus triste et de plus bizarre. Il eut d’affreux désastres dans le mariage ; des maladies nerveuses, de véritables visions s’ensuivirent. Ruiné de santé et de fortune, il vint, encore jeune, à Paris, pour tâcher d’être précepteur de quelque enfant de qualité. Il y connut M. de Saint-Cyran en 1635 ; il le revit en 1637 et se donna à lui. Un songe qu’il avait eu dans sa grande maladie lui avait représenté un désert, et là saint Jean-Baptiste lui était apparu, lui désignant du doigt un certain vallon tout au pied d’une montagne comme le refuge et le nid de la pénitence. En voyant M. de Saint-Cyran, il se sentit saisi d’une joie pareille à celle qu’il avait éprouvée à l’apparition de saint Jean, et, en visitant ensuite Port-Royal des Champs, il y reconnut dans sa forme exacte le vallon du songe. 11 était repris de ses afflictions nerveuses, lorsque mourut M. de Saint-Cyran ; mais il se déclara guéri par l’attouchement des pieds du mort, et jeta ses béquilles à l’instant même. Si Port-Royal avait eu beaucoup de solitaires comme M. de Bascle, les convulsions auraient commencé près d’un siècle plus tôt. — C’était un homme excellent d’ailleurs et qui fut, durant des années, fort utile à la conduite et à la surveillance des enfants. Il mourut peu après l’entière dispersion des Écoles, le 3 mai 1662. « Je ne doute point, écrivait M. de Bernières de son exil d’Issoudun à M, d’Andilly (le 12 mai), que ma nouvelle affliction ne soit aussi la vôtre, je veux dire la mort de notre bon solitaire M. de Bascle, qui étoit la joie de mon cœur, l’amour de mes enfants, et le repos de ma pauvre et désolée maison du Chesnay. »