Pour l’histoire de la science hellène/8

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Felix Alcan (Collection historique des grands philosophes) (p. 201-217).



CHAPITRE VIII

HIPPASOS ET ALCMÉON


1. Les doxographes, à partir de Théophraste, accolent au nom d’Héraclite celui d’un autre penseur qui aurait, avant lui, professé les mêmes opinions sur le caractère primordial et divin du feu, sur la loi du mouvement perpétuel, sur la destruction et la rénovation périodiques du monde, etc. Ces opinions ne semblent pourtant attribuées à Hippasos de Métaponte que par une tradition qui ne s’appuyait sur aucun ouvrage original et dont la précision est dès lors suspecte ; la légende pythagorienne le représente d’autre part comme un disciple exclu de l’École, du vivant du Maître, pour s’être attribué la construction du dodécaèdre régulier ou pour avoir révélé la doctrine des irrationnelles géométriques, deux points qui, de fait, sont en liaison intime. Les dieux l’auraient puni en le faisant périr dans un naufrage ; mais auparavant il aurait aggravé ses torts, tant en prenant parti politiquement contre les pythagoriens fidèles qu’en publiant un « logos mystique », où il aurait révélé, en en dénaturant le sens, le symbolisme enseigné aux initiés. Par là, il serait devenu le chef d’une secte connue plus tard sous le nom d’acousmatique, chez laquelle les mathématiciens, tout en se prétendant seuls véritables héritiers de la doctrine de Pythagore, devaient cependant reconnaître au moins une connaissance imparfaite de cette doctrine.

Quelle part de vérité peut présenter cette légende ? sans doute on ne le saura jamais exactement ; en tout cas, elle ne présente aucune invraisemblance. Mais si ce « logos mystique » a existé réellement dès le commencement du Ve siècle avant J.-C., a-t-il exercé quelque influence sur Héraclite ? Est-ce par lui qu’il a connu Pythagore ou bien y a-t-il fait quelques emprunts notables ? La première alternative semblerait la plus probable, à en juger par le ton de mépris de l’Éphésien quand il parle du Samien, à considérer surtout sa prétention à être autodidacte. Si donc il a connu la thèse d’Hippasos relative au feu, il la trouvait sans doute effectivement différente de la sienne propre et n’avait aucun scrupule à présenter cette dernière comme originale.

Nous avons vu comment cette thèse d’Héraclite était cependant liée à celle d’Anaximène, comment elle en dérivait presque nécessairement par l’adjonction d’idées religieuses et par un retour à la tradition égyptienne ; nous devons nous demander comment, de son côté, celle d’Hippasos se trouvait liée à la doctrine de Pythagore.

Éd. Zeller (I, p. 468) suppose qu’elle dérive de la croyance au feu central ; il admet, du reste, qu’Hippasos était postérieur à Héraclite, ce qui semble bien contraire à l’opinion de Théophraste (Doxogr. d’Héraclite, 4), aussi bien qu’aux données de la légende pythagorienne.

Mais le feu central est certainement une invention postérieure, qu’il ne faut pas faire remonter au delà de Philolaos, et ce que nous avons pu entrevoir jusqu’ici du système de Pythagore (p. 121 et suiv.) ne nous a rien présenté de semblable.

Le Maître reconnaissait deux principes matériels, comme nous l’avons vu, le πέρας et l’ἄπειρον ; à cette opposition, l’École ramenait toutes les autres que présente la nature, et, dans les couples de contraires ainsi formés, elle attribuait le premier rang et le meilleur rôle au πέρας et à ses analogues.

Il est clair pourtant que le feu, la lumière rentraient, au point de vue matériel, dans la classe de l’ἄπειρον, de l’élément fluide et subtil ; la terre, au contraire, le solide avec l’attribut de l’obscurité, dans la classe du πέρας. De là une antinomie inéluctable soulevée par les principes mêmes de la cosmologie pythagorienne ; cette antinomie aboutit à un bouleversement complet de la doctrine. Les deux éléments de la « limite » et de l’« infini » perdirent leur caractère concret primitif et ne conservèrent plus qu’une signification abstraite ; Parménide et Philolaos assignèrent au feu le premier rang et la place d’honneur.

Hippasos nous apparaît comme obéissant, avant eux, à la même logique et comme conduit, dès lors, à former secte dans l’École. Mais il nous est impossible de rien tirer de là de plus précis relativement aux dogmes professés de fait par Pythagore en physique.

2. Pourtant, si l’on veut éclairer sur ce point l’histoire des origines du pythagorisme, il est essentiel de rechercher, chez tous les penseurs de la fin du VIe siècle ou du commencement du Ve, soit les traces de polémiques dirigées contre les doctrines de l’institut, soit les traces d’emprunts faits à ces doctrines. Car, je l’ai déjà dit, les premiers documents avérés, émanant de pythagoriens proprement dits, ne remontent pas au delà de Philolaos ; et qu’ils représentent la tradition immédiate de l’enseignement du sage de Samos, c’est une thèse commode, mais au moins improbable.

La recherche des polémiques nous a déjà conduits à un résultat important, que j’ai développé à propos de Xénophane. La recherche des emprunts doit évidemment être dirigée vers les écrivains que la tradition met en rapport avec Pythagore ou avec ses disciples immédiats ; si l’on écarte Hippasos, ces écrivains sont au nombre de trois, Alcméon de Crotone, Parménide et Empédocle. On pourrait vouloir ajouter Épicharme, mais il ne semble pas que ses fragments puissent rien fournir pour le problème qui nous occupe.

De ces trois auteurs, Empédocle ne peut guère non plus être utilisé dans l’objet ; il est déjà trop loin de Pythagore pour que de son temps la doctrine de l’École n’eût pas subi une élaboration susceptible de lui apporter de profondes modifications ; l’Agrigentin a d’ailleurs été soumis à d’autres influences ; enfin il a son originalité incontestable.

La position spéciale de Parménide, la distinction qu’il fait entre sa doctrine ontologique, qu’il affirme comme nécessaire, et l’exposé des opinions physiques qu’il présente comme appartenant au domaine incertain de la croyance, nous permettraient au contraire d’aboutir à des conclusions importantes, s’il était possible de démontrer que ces opinions physiques sont en réalité étrangères à Parménide et qu’elles représentent celles qui avaient cours de son temps, en Italie, chez les pythagoriens.

J’essaierai de discuter cette question dans le chapitre suivant ; pour le moment, il convient avant tout de remonter au témoin encore plus ancien que j’ai indiqué, à ce médecin de Crotone, qui est donné à la fois comme un disciple de Pythagore et comme le premier physiologue italique. Ce n’est pas que l’on puisse espérer en tirer, quant au pythagorisme même, des renseignements bien notables ; mais il s’agit surtout de savoir si nous n’avons pas à craindre, au sujet de Parménide, d’entrer dans une fausse route, s’il est possible de constater sur l’Éléate une influence d’Alcméon ; car, si notre conjecture est vraie, cette influence doit nécessairement s’être exercée.

3. Rappelons tout d’abord ce que l’on connaît des opinions d’Alcméon. En dehors d’un passage important d’Aristote, que nous verrons plus loin, et de ce que dit Théophraste sur Alcméon au sujet des sensations, ces opinions ne figurent guère que dans le recueil d’Aétius :

« II. — 16. Alcméon s’accorde avec les mathématiciens pour reconnaître aux planètes un mouvement d’occident en orient opposé à celui des fixes. — 22. Alcméon : Le soleil est plat. — 29. (Voir Doxogr. d’Héraclite, 9. Cf. Diog. L., VIII, 83 : La lune a en somme la même nature éternelle.) »

« IV. — 2. Alcméon : L’âme est une nature se mouvant elle-même d’un éternel mouvement ; il la suppose ainsi immortelle et analogue aux êtres divins. (Cf. Clém. d’Alex., Protrept., V, 64 : Pour Alcméon de Crotone, les dieux sont les astres qu’il regarde comme animés. — Cf. Cicéron, De deor nat., I, 11 : Alcméon de Crotone qui a attaché la divinité au soleil, à la lune, aux autres astres et aussi à l’âme, ne s’est pas aperçu qu’il attribuait l’immortalité à des êtres mortels.) »

« IV. — 13. Alcméon : La vue a lieu par le contre-effet du diaphane. — 16. Nous entendons par le vide intérieur de l’oreille, car c’est là ce qui résonne par suite de l’entrée du souffle ; en effet, tout ce qui est creux résonne. — 17. Le principat réside dans l’encéphale. Nous sentons parce qu’il attire les odeurs au moyen de la respiration. — 18. La langue discerne les saveurs parce qu’elle est humide, tiède et molle. »

« V. — 3. La semence est une partie de l’encéphale. — 14. Chez les mulets, les mâles sont inféconds par suite de la légèreté ou de l’humidité de leur semence, les femelles sont stériles parce que leurs matrices ne s’entr’ouvrent pas. — 16. Le fœtus se nourrit par tout son corps ; il absorbe comme une éponge les parties nutritives de l’aliment. — 17. La tête, où réside le principal, se forme la première. — 24. Le sommeil se produit par la retraite du sang dans les veines, l’éveil par son épanchement, la mort par sa retraite totale. — 30. La santé est conservée par l’équilibre des puissances, humide, sec, froid, chaud, amer, deux, etc. ; la prédominance de l’une de ces puissances amène la maladie. Ainsi celle-ci arrive, par exemple, comme effet de l’excès de la chaleur ou de la sécheresse, comme résultat de la surabondance ou du défaut de nourriture, comme siège, dans le sang, la moelle ou l’encéphale. Elle peut aussi provenir de causes extérieures, qualité des eaux, pays, fatigues, nécessité, etc. La santé consiste dans un tempérament proportionné des qualités. »

Censorinus, d’après une autorité remontant à la source même d’Aétius, corrige toutefois ou étend quelques-uns des renseignements qui précèdent. Ainsi il donne Alcméon comme rejetant l’opinion d’Hippon, qui croyait que le sperme provenait de la moelle épinière ; comme admettant que les femelles émettaient une liqueur séminale aussi bien que les mâles, et attribuant le sexe de l’enfant à la prédominance de la liqueur de l’un ou de l’autre des deux parents ; enfin comme avouant qu’il ne savait rien de précis sur la formation du fœtus et croyant qu’il est impossible de reconnaître quelle partie s’y constitue la première.

4. Ce court résumé a une caractéristique bien nette qui dérive de la profession d’Alcméon ; les questions cosmologiques, qui ont à peu près exclusivement préoccupé les premiers Ioniens, sont très écourtées ; nous voyons au contraire apparaître pour la première fois des problèmes d’ordre physiologique, qu’à la suite du médecin de Crotone reprendront Parménide et Empédocle, mais que négligeront, au contraire, les pythagoriens de l’âge suivant.

Avant d’examiner, comme nous nous le proposons, jusqu’à quel point Parménide a confirmé son exposition poétique aux doctrines de son précurseur sur ces questions, il convient de rechercher jusqu’à quel point Alcméon lui-même peut être considéré comme témoin pour les opinions physiques de Pythagore. Après avoir remarqué que la tradition nous montre le Maître comme s’étant sérieusement préoccupé de la médecine, qu’elle nous indique, parmi ses disciples immédiats, l’existence d’un important groupe médical qui, un siècle après, n’aura plus un seul représentant, revenons au témoignage d’Aristote :

« (Métaphys., I, 5.) D’autres pythagoriens admettent les dix principes qu’on appelle coordonnés (κατὰ συστοιχίαν) : limite-infini, impair-pair, un-pluralité, droit-gauche, mâle-femelle, en repos-en mouvement, droit-courbe, lumière-obscurité, bon-mauvais, carré-oblong. Ce semble avoir été à peu près l’opinion d’Alcméon de Crotone, soit qu’il la leur ait empruntée, soit qu’au contraire ce soient eux qui la lui aient prise ; il s’exprime en tout cas d’une façon analogue, lorsqu’il dit que la plupart des choses humaines sont deux ; ce n’est point qu’il choisisse comme eux des oppositions déterminées, il les prend au hasard, comme blanc-noir, doux-amer, bon-mauvais, grand-petit. Il laisse les autres indéfinies, tandis que les pythagoriens ont précisé combien il y a d’oppositions et quelles elles sont. »

Comme le remarque Éd. Zeller, il est très vraisemblable que cette classification, qui, comme le dit expressément Aristote, n’appartenait qu’à une partie des pythagoriens, est d’une date peu reculée, j’entends postérieure à Philolaos. Mais l’idée même de dresser des séries d’oppositions, de procéder comme le faisait Alcméon, dut être, au contraire, dans l’École, très antérieure à la théorie qu’Aristote décrit en première ligne comme propre aux pythagoriens, à cette théorie qui fait du nombre l’essence des choses et qui reconnaît comme éléments du nombre, donc des choses, le pair et l’impair, identifiés avec l’illimité et le limité.

Cette dernière théorie est incontestablement celle de Philolaos, et il faut la lui laisser. Après les abstractions de la dialectique du Ve siècle, son apparition est un phénomène explicable ; dans le cercle de notions absolument concrètes auquel Parménide a le premier essayé d’échapper, cette théorie est de tous points impossible.

Qu’on fasse remonter, si l’on veut, à Pythagore lui-même l’idée du rôle des nombres dans la nature, qu’on lui attribue telle formule qu’il plaira, il n’en est pas moins clair que, pour une époque où le sens du mot être n’est encore rien moins que précisé, on n’aura pas le droit d’attribuer à cette formule une signification bien précise.

L’expression : « les choses sont nombres », telle qu’Aristote nous l’explique, a une portée qui semble déjà dépasser la pensée de Philolaos, car cette explication est postérieure à la théorie des idées platoniciennes ; avant Philolaos, la même expression pouvait au plus signifier que les choses sont formées par des combinaisons en proportions définies (Empédocle) d’éléments géométriquement figurés (Timée). Mais antérieurement à ce dernier stade, il y en a eu un autre, où les nombres ne sont apparus que pour d’enfantins essais de classifications qui ne sont nullement spéciaux au génie hellène, mais qui, sur le sol grec, ont acquis une sérieuse importance.

Les premiers pythagoriens n’ont pas seulement composé des couples binaires, comme Alcméon ; ils ont eu des ternaires (triagmes d’Épigène ou d’Ion de Chios), comme les bardes cambriens, des quaternaires (onze dans Théon de Smyrne), comme on en rencontre dans les Proverbes de Salomon ; les Theologumena nous les montrent de même supputant les choses qui sont cinq, qui sont six, etc., jusqu’à dix, et concluant à des propriétés mystiques pour les différents nombres. C’est là ce qu’Auguste Comte appelait la période théologique pour l’arithmétique, période dont on rencontre partout des traces historiques, des bords du Gange au fond de la Bretagne.

Dans ces classifications arbitraires, on doit au reste distinguer deux stades, dont le second ne semble avoir été réellement franchi qu’en Grèce ; d’abord on se borne à la supputation, puis on établit le parallélisme entre les différents groupes et on rapproche entre eux les objets qui, dans chacun de ces groupes, sont au même rang. Appliqué aux couples binaires, ce procédé conduit nécessairement au dualisme parfait, ou plutôt il le suppose a priori.

Si d’ailleurs on examine les binaires pythagoriens ou ceux d’Alcméon, on remarque qu’ils sont établis entre des qualités ; l’opposition en effet, comme Aristote l’a enseigné plus tard, ne doit pas être conçue entre des substances, mais bien entre des qualités. Il n’en est pas moins vrai que le dualisme originaire de Pythagore a été posé entre des substances, entre le principe limité donnant aux corps la solidité en même temps que la forme, et le continu fluide (infini) que le Samien ne distinguait pas de l’espace. (Voir p. 124.)

Joint au système de classification par binaires, ce dualisme devait nécessairement conduire à attribuer à l’un des deux principes substantiels toutes les qualités formant l’une des séries opposées, à l’autre principe la série des qualités contraires. Or, c’est là, comme nous le verrons, la physique de Parménide ; à peine est-il nécessaire d’ajouter ce que j’ai déjà indiqué à propos d’Hippasos, que l’inconsistance de la méthode devait faire aboutir à un échec inévitable et que le résultat de cet échec, joint aux progrès de l’abstraction, conduisit l’École à abandonner le point de vue concret de son fondateur ; pour Philolaos, qui conserve expressément le dualisme de la limite et de l’infini, ces deux termes n’ont plus qu’une signification abstraite.

Tel est le sens général de l’évolution qui dut s’accomplir au sein du pythagorisme ; Alcméon nous apparaît comme à l’un des premiers stades de cette évolution, sans qu’il y ait d’ailleurs lieu de lui attribuer une position réellement spéciale. Car, eu égard à son temps, le caractère qualitatif des oppositions qu’il considère n’a pas une importance majeure ; la qualité n’est pas encore nettement distinguée de la substance.

5. Le peu que l’on sait de la cosmologie d’Alcméon nous le montre professant une vérité qu’il y a tout lieu de faire remonter à Pythagore, mais en même temps des erreurs dont on pense, à tort ou à raison, que le Samien avait déjà fait justice. Quant aux opinions du Crotoniate sur l’âme et sur la divinité des astres, elles concordent suffisamment avec la tradition pythagorienne, sans avoir cependant un caractère bien marqué, car déjà Thalès aurait pu les professer.

La vérité astronomique qui apparaît pour la première fois chez Alcméon, consiste dans la distinction entre le mouvement propre des planètes d’occident en orient et leur mouvement diurne d’orient en occident. Cette distinction, essentielle pour le progrès de la science, était restée étrangère aux conceptions des premiers Ioniens ; elle fut rejetée par Anaxagore et par Démocrite ; elle reste donc propre à l’école pythagorienne, qui la transmit, par Eudoxe de Cnide, aux astronomes mathématiciens. Vu son caractère, on ne peut hésiter à en faire honneur au Maître plutôt qu’au médecin de Crotone.

Nous voyons au contraire Alcméon considérer, avec les Ioniens, le soleil comme plat, tandis que les doxographes attribuent aux pythagoriens l’opinion que les astres sont sphériques ; mus le voyons conserver pour les phases et éclipses de lune la grossière explication de Thalès et d’Héraclite, qu’on a bien peine à pouvoir regarder comme étant également celle de Pythagore. Mutin et surtout, il semble ignorer la sphéricité de la terre, puisque c’est à Parménide que l’on reconnaît l’immortel honneur d’avoir le premier publié cette vérité, qui, après avoir subi la contradiction pendant un siècle encore, devait être, à partir de Platon seulement, définitivement acquise à la science.

La tradition constante qui fait remonter cette découverte à Pythagore est cependant justifiée sans aucun doute. La sphéricité de la terre paraît en effet un dogme propre aux Italiques, tandis qu’il est combattu par les derniers Ioniens et par les atomistes ; on a d’autant plus le droit de le faire remonter au Maître que l’établissement de ce dogme exigeait une puissance mathématique réelle et telle qu’on ne peut guère la soupçonner, vers cette époque, que chez Pythagore. Il est à remarquer qu’à ce dogme se lie naturellement la détermination des zones tempérées qu’Aétius (III, 11) attribue aussi à Parménide. La théorie doit également en remonter à Pythagore, les connaissances géométriques qu’elle suppose, quoique déjà passablement complexes, ne dépassant point le niveau auquel on doit croire qu’il s’était élevé.

Faut-il donc reconnaître que, sur ces divers points, Alcméon n’avait pas reçu les enseignements de Pythagore ou faut-il supposer qu’il les avait rejetés pour suivre l’opinion commune ? Si l’on se rappelle ce que j’ai dit (p. 119 suiv.) sur le caractère du secret des doctrines pythagoriques, aucune de ces deux conclusions n’est nécessaire.

6. Diogène Laërce nous a conservé le début du livre d’ Alcméon : « Sur les choses invisibles, sur les choses mortelles, les dieux ont une claire connaissance ; aux hommes reste la conjecture. » On ne peut s’empêcher de rapprocher de ces paroles la situation, si singulière qu’elle soit, que prend Parménide par rapport à la vérité et à l’opinion et, tout en laissant à l’Éléate toute l’originalité de son argumentation moniste, on soupçonnera peut-être que, comme Alcméon, il suivait, jusqu’à un certain point, l’exemple de Pythagore bien plutôt que de Xénophane.

L’esprit mathématique du Samien ne pouvait manquer d’être frappé de la différence entre les vérités susceptibles d’une démonstration rigoureuse et les opinions auxquelles les apparences sensibles, rectifiées dans une certaine mesure par des raisonnements plus ou moins vagues ou plus ou moins fondés, ne peuvent assurer qu’une probabilité conjecturale. De là résultait pour lui, en tant que chef d’école et abstraction faite même de toutes ses croyances mystiques, la nécessité de deux enseignements : l’un demandait une longue et sérieuse préparation et ne pouvait être fait qu’à une élite choisie ; l’autre pouvait s’adresser à quiconque consentait à accepter sans discussion les opinions professées par le Maître.

Il n’est guère probable qu’il ait effectivement astreint à l’obligation du secret les disciples choisis qu’il admettait à son enseignement véritablement scientifique. Il n’en est pas moins certain que le fait même de leur élection devait les rendre passablement jaloux des plus hautes vérités de cet enseignement; j’ai même admis que cette élite se ferma rigoureusement et adopta le secret comme règle après qu’Hippasos eut fait schisme en s’attribuant l’honneur de découvertes peut-être faites en commun.

Mais dès auparavant, il est très possible que telle vérité scientifique fût contredite apparemment pour les élèves du dehors, qu’il leur fût dit, par exemple, que l’on conjecture que la terre a la forme d’un disque, tandis que les raisons qui en établissent la sphéricité étaient exposées aux seuls membres de la petite école. Une pareille supposition explique très suffisamment le silence d’Alcméon.

7. Quant à la forme des astres et à l’explication des phases et des éclipses, il est en réalité très difficile de déterminer les connaissances et les opinions de Pythagore.

Les témoignages qui attribuent à Parménide et qui tendraient dès lors à faire remonter au Samien la découverte que la lumière de la lune est empruntée au soleil et que nous en voyons seulement la portion éclairée, s’appuient de fait sur deux vers de l’Éléate que Plutarque nous a conservés :

144. Nuxxtçaè; itept yatav àXtojxevov àXXoxptov çcbç.
145. A tel 7ra7CTatvo’j(Ta 7ipb; avyà; r,e)ioio.

Dans le premier de ces vers, on pourrait supposer que, par le mot àXAé-cptov (lumière étrangère), Parménide fait simplement allusion à l’origine qu’il donnait au feu de la lune, en la faisant se détacher de la voie lactée lors de la genèse du monde; mais je n’hésite pas à contester l’authenticité de ce vers, qui me parait calqué sur celui d’Empédocle :

245. KuxXoTepèç rcept yatav IXfaffexat àXXoxptov <ptbç,

et qui peut avoir été interpolé dans l’œuvre de Parménide par quelque néopythagoricien jaloux défaire remonter jusqu’au Maître la découverte qui constitue le plus important titre scientifique d’Anaxagore.

Quant au second des deux vers précités de Parménide, il doit recevoir une autre explication : il indique seulement que la face lumineuse de la lune est constamment dirigée au côté du soleil, remarque évidemment très importante, mais qui diffère essentiellement de la découverte de la cause et qui peut être antérieure à Pythagore lui-même, en tant du moins qu’elle remonterait aux Chaldéens. Mes motifs sont les suivants :

L’attribution à Anaxagore de la doctrine sur l’emprunt au soleil de la lumière de la lune est faite par Platon dans le Cratyle en termes qu’il serait bien difficile d’expliquer si le disciple de Socrate avait pu trouver cette doctrine dans le poème de Parménide.

L’accusation de plagiat portée par Démocrite contre Anaxagore et que rapporte Favorinus (Diog. L., IX, 34), est en réalité favorable au Clazoménien, car il eût suffi à Démocrite de montrer la doctrine dans Parménide; au contraire, en déclarant anciennes les opinions d’Ànaxagore sur le soleil et la lune, il se réfère évidemment à des poèmes orphiques, à l’authenticité desquels il croit, alors que ces poèmes pouvaient très bien être postérieurs à Anaxagore. Mais, lui fussent-ils antérieurs, il s’y agissait probablement de tout autre chose; les orphiques, terme sous lequel on peut comprendre au moins une partie des pythagoriens, voulaient assigner dans les astres un séjour aux âmes délivrées de la vie et retrouver dans le soleil et la lune les « îles des Bienheureux » d’Homère; or à des âmes de feu (Hippasos, Parménide) un séjour de feu convient parfaitement ( 1 ).

La théorie d’Anaxagore n’a nullement été un dogme constant de l’école pythagorienne ; si elle fut adoptée par Philolaos et avant ce dernier par Empédocle (sauf pour celui-ci en ce qui concernait la nature de la lune, qu’il considérait non comme une terre, mais comme de l’air condensé jusqu’à être comparable à de la grêle), il nous est dit, en dehors du témoignage relatif à Alcméon, que des pythagoriens récents supposèrent qu’un feu s’allumait et s’éteignait peu à peu et régulièrement à la surface de la lune, de façon à la recouvrir pour la pleine lune, puis à la découvrir tout entière à la conjonction (Aétius, II, 29). Enfin Bérose, qui représente plus tard la tradition chaldéenne, à une époque où elle a déjà subi l’influence hellène, considère encore la lune comme une sphère dont la moitié est enflammée et c’est ainsi qu’il explique les phases (Aétius, II, 25, 29).

Quant à Parménide, divers renseignements doxographiques (12)

(*) Plus tard la thèse change et on en arrive à la pluralité des mondes de Fontenelle. Aétius, II, 13 : « Héraclide (du Pont) et les pythagoriens disent que chacun des astres est un monde comprenant une terre enveloppée d’air dans l'éther infini. Ces dogmes se retrouvent dans les orphiques qui, de chaque astre, font un monde. » concordent pour écarter l’opinion qu’il aurait considéré la lumière de la lune comme empruntée au soleil ; la lune serait de feu ou plutôt formée par un mélange d’air (élément dense) et de feu (élément subtil); elle est issue de la voie lactée, de même que le soleil, mais elle provient d’une partie où l’élément dense et obscur dominait davantage; les particularités qu’elle offre sont la conséquence de ce mélange, et Parménide l’aurait, par suite, appelée astre à fausse lumière (t|>eo3o?avî)). En somme, ces données ne nous conduisent ni à l’hypothèse d’Anaximène ni à la théorie d’Anaxagore, mais bien à l’explication d’Alcméon ou à celle de Bérose. Nous sommes donc ramenés pour Pythagore à ces mêmes explications qui ne diffèrent qu’en ce que, dans la seconde, la forme sphérique est nettement attribuée à la lune et que, dans la première, la figure de cet astre est plus ou moins laissée indécise.

Le choix entre ces deux explications est passablement douteux. Quand Éd. Zeller (I, 405, note 2) dit que les pythagoriens ont dû attribuer au soleil la même forme qu’à la lune, qu’ils se représentaient incontestablement comme une sphère, ce raisonnement n’est valable qu’à partir d’une époque inconnue. On pourrait plutôt le retourner et dire que, s’il était démontré que les pythagoriens donnaient au soleil la forme d’une sphère, il deviendrait très probable qu’ils faisaient de même pour la lune; mais l’indication que donne Aétius dans ce sens (II, 22) ne peut être accueillie sans contrôle, car elle peut se rapporter à des pythagoriens même postérieurs à Philolaos; d’autre part, il peut y avoir confusion avec la sphère du soleil, suivant les conceptions développées par Eudoxe, Callippe et Aristote.

Non seulement Alcméon croyait le soleil plat, mais ce qu’en dit Parménide n’est guère conciliable avec la forme sphérique, et pour la lune, Anaxagore et Empédocle lui donnaient encore la figure d’un disque. Ils n’avaient donc pas tiré, de l’explication des phases et des éclipses, la conséquence de la sphéricité que nous en voyons déduite par Aristote, au moyen d’une démonstration à laquelle se serait d’ailleurs prêtée de même l’hypothèse de Bérose; la théorie scientifique des phases ne semble pas avoir été réellement faite avant Philippe de Locride, disciple de Platon. A la vérité, du moment où Philolaos faisait mouvoir la terre Bphérique autour du feu central, il est assez croyable que par analogie il admettait aussi la forme sphérique pour la lune, le soleil et les autres planètes; mais avant lui, le cas était différent et, quant à Pythagore, en admettant qu’il se soit posé le problème dans les termes de l’hypothèse d’Alcméon ou de Bérose, la détermination de la forme d’un corps d’après les aspects successifs de sa face éclairée ne dépassait peut-être pas le degré où ses spéculations géométriques pouvaient atteindre; mais ce n’est pas une raison suffisante pour croire qu’un homme qui a tant fait pour la science, mais qui en même temps s’est abandonné à tant de visées étrangères, se soit effectivement posé le problème et qu’il l’ait résolu.

Le plus probable semble donc que le dogme de la sphéricité des astres, dogme qui, à compter d’Aristote au moins, a été adopté par tous les mathématiciens, ne remonte pas en fait au delà de Philolaos; que si la croyance à l’existence pour la lune d’une face obscure et d’une face lumineuse et même la connaissance du fait que la face lumineuse se trouve toujours dirigée vers le soleil, sont bien antérieures à Anaxagore et peuvent être attribuées à Pythagore, ce dernier ne s’était nullement élevé à la véritable explication du phénomène. Ainsi les opinions que l’on prête à Alcméon sur ces deux questions, ne doivent nullement le faire écarter du cercle pythagorien.

8. Nous pouvons revenir maintenant aux sujets scientifiques qu’Alcméon a abordés le premier et comparer ses opinions avec celles de Parménide et aussi d’Empédocle.

Pour la théorie de la sensation, Théophraste (*) donne une courte notice très nette sur l’explication qu’essayait le médecin de Crotone à propos de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût, ainsi que sur la différence qu’il établissait entre l’homme et la brute. Mais, d’après cette notice, on ne comprendrait guère comment le disciple d’Aristote range Alcméon parmi ceux dont l’opinion est opposée à celle d’Empédocle et de Parménide (qui, d’après lui, attribuent la sensation au semblable), si l’on ne s’apercevait pas qu’il s’attache exclusivement à la distinction établie par Alcméon entre la sensation et l’intelligence. Théophraste conclut de là à une distinction entre le vouç et la tyuyr h l’une matérielle et composée des mêmes éléments que les corps sensibles, l’autre formé par un principe différent.

Que cette conclusion n’ait aucune valeur, c’est ce qu’il est aisé de reconnaître; en fait, la théorie des diverses sensations d’après Empédocle (Appendice, 7 à 11) dérive immédiatement de celle

( l ) Voir, à l’Appendice, la traduction du morceau Sur les sensations (25, 26). d’Alcméon ; toutes deux attribuent au même titre la sensation au semblable à l’objet senti. Mais de la première Théopbraste conclut que, pour Empédocle, il n’y a point de différence entre la brute et l’homme; s’il n’a pas tiré la même conclusion de la seconde, c’est uniquement parce que Alcméon avait expressément affirmé la différence en question. Cependant ni Empédocle ni Parménide n’avaient à la nier et leur silence sur ce point ne doit nullement être interprété dans le sens que lui donne Théophraste.

Quant à l’Éléate, il ne semble point s’être occupé des sensations particulières, et si l’on examine sans prévention le passage où son opinion d’ensemble est rapportée {Appendice, 3, 4), il est clair qu’il se mouvait dans un ordre d’idées complètement différent de celui d’Alcméon traitant des sensations. Mais, bien loin de reconnaître des principes de doctrine opposés de part et d’autre, on peut constater que les points de départ sont les mêmes.

La confusion que fait Parménide entre la sensation et la pensée tient uniquement au peu de précision de sa langue poétique, et il n’y a pas à s’y arrêter avec Théophraste, pas plus qu’aux conclusions que ce dernier a pu en déduire sur l’identité du noos et de la psyché. A la date où nous sommes, on ne peut songer à une classification tant soit peu précise des diverses facultés, ni aux distinctions correspondantes de substances qui apparaîtront historiquement après Anaxagore. Quant aux sensations elles-mêmes, Alcméon avait plutôt essayé une description qu’une explication; on voit néanmoins percer dans cet essai la tendance à retrouver à l’intérieur des organes une substance identique à celle de l’objet perçu, le feu dans l’œil, l’air vibrant dans l’oreille, etc. Le principe d’explication de la perception du semblable par le semblable n’est nullement formulé; mais il se trouve comme sous-entendu. Ce principe, Parménide le dégage et le développe avec la rigueur logique qu’on lui connaît, en l’appliquant à ce que l’on peut appeler son hypothèse dualiste.

Mais cette hypothèse, que nous étudierons dans le prochain chapitre, ressemble singulièrement à celle d’Alcméon, si on l’applique à la constitution du corps humain. Le Crotoniate remarque les nombreux couples de contraires qui semblent lutter ensemble, prédominer tour à tour ou s’équilibrer dans cette constitution; le premier il conçoit la santé comme résultant d’un tempérament entre ces contraires, la maladie comme suite de l’excès de l’un d’eux. L’Eléate conserve la même idée en réduisant à un seul tous ces couples de contraires, et, par une extension que son précurseur n’aurait sans doute pas contredite, il entend que ce « tempérament » des contraires détermine l’homme tout entier, aussi bien au moral qu’au physique.

Ainsi Parménide, pour les sensations, n’a point suivi les expositions d’Alcméon; il l’a singulièrement dépassé par la portée de ses affirmations, mais il ne se trouve nullement en opposition avec lui. Loin de là, ils semblent bien appartenir à une même école, et, si peut-être il y avait entre leurs écrits des contradictions de détail, on doit probablement les imputer au peu de précision des concepts et de la langue de leur temps.

Si par exemple on nous dit (Aétius, IV, 5) que Parménide plaçait le principat (to yjy^ovixcv) dans la poitrine, Empédocle dans le sang, Alcméon dans le cerveau, comme il est certain qu’aucun d’eux n’a employé l’expression dont se sert le doxographe, et que ces prétendues opinions ont été déduites de passages qui avaient un sens beaucoup plus vague, il est impossible de conclure à une contradiction voulue.

9. Mais il est temps d’arriver au sujet spécial traité, de part et d’autre, avec assez de détails pour qu’il eût été possible d’en conclure si, de fait, Parménide avait suivi Alcméon au moins dans certaines parties de son ouvrage. Ce sujet, c’est celui de la génération humaine et en particulier de la cause qui détermine le sexe dans l’embryon.

Censorinus, qui est la source à consulter dans l’objet, constate l’accord de Parménide et d’Alcméon sur deux points capitaux : l’un que la femme donne une semence qui contribue, comme celle de l’homme, à la formation de l’embryon ; l’autre que le sexe dépend des conditions du mélange des deux semences. A ne comparer que les deux données de Censorinus sur ce second point, on pourrait même croire que l’accord était complet ; mais il n’en est rien, quoiqu’on puisse ramener à un sens très voisin de l’opinion d’Alcméon les vers latins traduits de Parménide que Gaelius Aurelianus a conservés (1). En effet, Censorinus lui-même, Aétius

(*)

Femina virque simul Veneris quum germina miscent
Unius in formam diverso ex sanguine, virtus
Temperiem servans bene condita corpora fingit ;
At si virtutes permixto sanguine pugnent
Nec faciant unam, permixto in corpore dirae
Nascentein gemino vexabunt semine sexum.

et un vers (v. 150) de Parménide conservé par Galien nous attestent que l’Éléate avait émis une autre opinion assez difficilement conciliable avec la précédente, et d’après laquelle le côté du corps d’où provient la semence détermine le sexe qu’elle tend à donner, masculin pour la droite, féminin pour la gauche.

Cette opinion qui, plus ou moins modifiée, fut appelée à une assez grande vogue parmi les successeurs de Parménide, est évidemment une simple hypothèse a priori; mais elle frappe par son caractère pythagorien. C’est l’application risquée de la corrélation entre les deux couples de contraires, droit-gauche, mâle-femelle. Nous savons aussi que Parménide avait établi de même une corrélation entre les deux couples mâle-femelle, froid-chaud, mais en considérant les femmes comme plus chaudes que les hommes, tandis qu’Empédocle, en retournant la relation, se conforma plus exactement au parallélisme pythagorien.

Si ces rapprochements étaient suffisants pour asseoir une opinion, on pourrait dire que Parménide a certainement connu l’ouvrage d’Alcméon et qu’il l’a utilisé, mais sans s’astreindre aucunement à le suivre, qu’il a même négligé ce que cet ouvrage pouvait contenir d’observations scientifiques, pour en exagérer la partie conjecturale en poussant logiquement à bout les tendances pythagoriennes.

10. Avant de quitter Alcméon, il ne sera pas hors de propos d’ajouter quelques remarques sur ses opinions physiologiques.

J’ai déjà remarqué que la question du principat de l’âme est bien postérieure au V e siècle; de fait, elle appartient aux stoïciens (Diog. L., VII, 133), et le chapitre qui concerne ce sujet, dans Aétius (IV, 5), n’est certainement pas emprunté à Théophraste. L’opinion, deux fois attribuée par le compilateur à Alcméon sur le siège de ce principat, ne peut donc être tirée que d’un manuel stoïcien ayant la prétention de traiter la question historiquement, mais elle y a été insérée simplement sur le vu du témoignage de Théophraste relatif à la théorie des sensations d’après le Crotoniate.. Ce document n’a donc aucune valeur.

Nous devons dès lors refuser toute créance à la donnée d’Aétius (V, 17) d’après laquelle Alcméon aurait regardé le cerveau comme la première partie qui se forme dans l’embryon. Ce même chapitre d’Aétius, très écourté, est entaché d’une autre erreur patente au sujet d’Aristote: le passade correspondant «le Censorinus (V, 5 à VI, 2) paraît beaucoup mieux représenter le texte des Placita primitifs. Alcméon aurait bien soulevé la question, mais en la laissant indécise; après lui la priorité aurait été attribuée au cerveau par Anaxagore et par Hippon, au cœur par Empédocle, sans que du reste ils aient eu recours à l’observation, pas plus que ceux qui émirent des opinions divergentes ; tous se laissent guider par des motifs a priori.

L’opinion attribuée à Alcméon, sur l’origine de la liqueur séminale, paraît également suspecte comme se rattachant toujours à l’idée du principat du cerveau et comme assez peu en concordance avec le texte de Censorinus ( i ). Mieux garanties semblent les données relatives à la nutrition du fœtus et à la stérilité des mules. Sur le premier point, Alcméon se montre d’une ignorance assez singulière chez un médecin; sur le second, il paraît au moins avoir cherché à observer la nature.

Enfin, la cause qu’il aurait assignée au sommeil et à la mort, indique assez bien chez le Crotoniate, en même temps qu’une étude réelle des faits, la tendance aux anticipations hâtives et aux rapprochements mal approfondis qui semble la condition inévitable du progrès scientifique au début de toute théorie. Alcméon avait remarqué, autant qu’on en peut juger à travers l’obscurité du texte, que les artères sont remplies de sang pendant la vie, vides pendant la mort. Dans ce qui pour nous n’est qu’une conséquence, il avait cru rencontrer la cause; comme maintenant le sommeil lui paraissait frère de la mort, il avait cru pouvoir conclure immédiatement qu’il était amené par cette même cause, agissant toutefois d’une façon moins complète.

En somme, les débuts de la physiologie, malgré l’ancienneté des pratiques médicales, nous apparaissent aussi informes, aussi entachés d’erreurs grossières, aussi embarrassés de questions mal posées que ceux des autres sciences naturelles. Tout était à faire pour les Grecs du V e siècle, sauf les fondements de l’astronomie, établis grâce aux longues observations des Chaldéens.

(*) V, 2, 3. « Hippon, de Métaponte ou de Samos, suivant Aristoxène, croit que la semence provient de la moelle, et cela lui paraît prouvé, parce que si on tue les mâles après la saillie des troupeaux, on trouverait la moelle épuisée. Mais cette opinion est réfutée par d’autres, comme Anaxagore, Démocrite, Alcméon de Crotone, qui répondent qu’après la saillie les mâles ont perdu non seulement de la moelle, mais aussi de la graisse et de la chair. »