Prologue de Falstaff

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Théâtre, Texte établi par Maurice DreyfousG. Charpentier (p. 205-206).

PROLOGUE


POUR LE FALSTAFF DE MM. P. MEURICE ET A. VACQUERIE


Récité par M. Louis Monrose sur le théâtre de l’Odéon le 2 octobre 1842.




Beau sexe, sexe laid, jeunesse, et vous vieillesse,
Ne sifflez pas encor, je ne suis pas la pièce ;
Gardez, pour en cribler les endroits incongrus,
Votre provision d’œufs durs et de fruits crus :
Sous cet accoutrement de satin blanc et rose,
Tel que vous me voyez, je suis Louis Monrose,
Pour le présent prologue ; une position
À ne pas exciter la moindre ambition !
Tout à l’heure, changeant de costume et de rôle,
Je représenterai John Falstaff, un fier drôle !
Hes compagnons sont là, derrière le rideau,
Un tas de chenapans qui n’ont jamais bu d’eau.
Tout prêts, tout habillés, fardés jusqu’aux oreilles,
Mais pâlissant de peur, sous leurs teintes vermeiles ;
Car chacun sait que l’autre est un affreux gredin
Que l’on a négligé de pendre par dédain :
Tous les vices en fleur bourgeonnent sur leurs trognes ;
Ils sont un peu filous, énormément ivrognes,
Très-poltrons, très-hâbleurs, à cela près charmants.
Mais que vous semblera de pareils garnements,
Hommes de ces temps-ci, vous, spectateurs honnêtes,
Qui rentrez de bonne heure et qui payez vos dettes ?

Pour dérider le spleen, l’humour hasarde tout.
Anglais, de leur terroir ils ont gardé le goût,
Et, sans être gênés par les rimes françaises,
Les coudes sur la table, ils vont prendre leurs aises :
Vous les excuserez s’ils ne sont pas parfaits.
Après tout, c’est ainsi que Shakspear les a faits ;
Que les a vus passer sa haute fantaisie,
Dorés par un reflet de vin de Malvoisie.
Du fond de la taverne, où rêveur il songeait,
De son vaste cerveau m’élançant d’un seul jet,
J’apparus tout à coup, riant, vermeil, énorme,
Et le Bacchus du Nord s’incarna sous ma forme.
La pourpre de mon sang est faite de vin pur ;
Sur un pied chancelant je porte un esprit sûr,
Et ma gaîté pétille, ainsi qu’au bord du verre,
En globules d’argent une mousse légère ;
Car tout ce que je bois se résout en esprit,
Et la triste Albion par mes lèvres sourit ;
La bonne humeur du prince à la mienne s’allume,
Ma verve est le soleil de toute cette brume,
Et mon ivresse ardente, où chaque mot reluit,
Tire un feu d’artifice au milieu de leur nuit.
C’est fort bien John Falstaff ; mais que dit la morale :
Une telle conduite est un affreux scandale !
Public, rassure-toi : toujours au dénoûment
Pour des gueux comme nous paraît le châtiment ;
Attends-le sans colère, et souffre que je rentre
Pour me rougir le nez et mettre mon faux ventre.