Proses philosophiques/Le Goût

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Définir le goût, impossible. Qui l’essaie échoue. Le goût est-il tenu d’être d’accord avec la morale ? Non. Ou vous excluez Boccace, Arioste, la reine de Navarre, Brantôme, cent autres. Avec la politesse ? non. Rien n’est moins poli que la comédie grecque. Avec la raison ? non. Pindare est peu « raisonnable ». Avec le progrès ? non. Les Nuées outragent Socrate. Avec la vérité ? non. Quel menteur que Virgile aux pieds d’Octave ! Avec la réalité ? non. Tout le vaste rêve mythologique est accepté par le goût avec enchantement. Avec la pudeur ? non. Lisez le Cantique des Cantiques. Avec la conscience ? non. Lisez Machiavel.

Le goût se concilie avec la férocité, voyez les versets exterminateurs de la Genèse, avec la bestialité, voyez Léda et le cygne, avec la sodomie, voyez Corydon, avec toutes les infamies possibles, voyez Aristophane.

L’art a une effronterie lumineuse. Fécond sujet d’étonnement, que ces affinités des grossièretés avec les élégances ! Affinités constatées par la Grèce qui offre Lysistrata à côté de l’Anthologie, par la renaissance qui encadre Tasse avec Rabelais, par le siècle d’Auguste et par le siècle de Louis XIV qui ont, l’un Horace et l’autre La Fontaine, esprits exquis et obscènes, combinant dans leur poésie ces deux pôles, la délicatesse et le cynisme.

Qu’est-ce donc que le goût ? qu’est-ce donc que cette chose étrange qui, on vient de le voir, peut exister et existe en dehors de la morale, de la raison, de la politesse, du progrès, de la vérité, de la réalité, de la pudeur, de la conscience, se concilie avec la férocité, consent à la bestialité, accepte Sodome, et qui, avec toutes ces facultés d’être le mal, fait partie du beau ?

Est-il donc possible d’être à la fois le beau et le mal ?

L’art a-t-il ce don terrible ?

Hâtons-nous de le dire, non.

Être le beau et le mal, être tout ensemble obscurité et clarté, c’est le chaos. L’art est prodige, soit ; il n’est pas monstre. Il contient le contraste, non la contradiction. Pas un atome dans l’art n’est à l’état de chaos. Tout obéit à la loi une. Le goût, c’est l’ordre.

Comment donc expliquer alors ce qui vient d’être dit ? comment concilier avec la formule : le goût, c’est l’ordre, cette acceptation par le goût de toutes les formes du désordre ? comment se rendre compte de ceci que tout ce que nous nommons cynisme, débauche, brutalité, bestialité, dévergondage, puisse entrer dans l’art sans trouble pour l’art et en lui laissant tout entière sa condition suprême, le Beau, tellement que dans Virgile, dans Horace, dans la Bible, dans les bas-reliefs romains et grecs, dans les camées antiques, dans le musée secret de Naples, plusieurs des œuvres les plus impures aux yeux de la morale et de la pudeur sont les plus pures aux yeux du goût ?

Expliquons ce phénomène.

Affirmons cette vérité superbe, entrevue seulement sur les sommets de l’art : il n’y a point de mal dans le beau. Être le beau et faire le mal, c’est impossible. Le mal, dès qu’il est entré dans le beau, fait le bien. L’art est un dissolvant transfigurateur extrayant de toute chose l’idéal. Le fumier l’aide à créer sa rose. L’impureté s’innocente dans son marbre blanc. Sous l’art complet il y a le silence du mal. La nudité d’une femme devenue la nudité d’une statue fait taire la chair et chanter l’âme. Sitôt que le regard devient contemplateur, l’assainissement commence. Qui admire monte. De là la souveraine puissance civilisatrice de tous les chefs-d’œuvre sans .exception. Ce qui fait partie du beau fait partie du bon.

Mais dans ce beau, que vous appelez maintenant le bon, il est entré du mal. Il y a dans tel de ces chefs-d’œuvre qui tous civilisent, dites-vous, cette impudence, ce cynisme, cette turpitude que vous-même avez signalés. Oui, de même qu’il y a du fumier dans la rose.

Cherchez ce fumier et ce mal dans la merveille épanouie.

Donc, faire partie du Beau, ceci est toute punition.


Tout ce que nous venons d’écrire ci-dessus, est-ce donc la négation du goût ?

C’en est l’affirmation.

De toutes les règles écrites, mises en tas et rejetées, sort la notion du goût de même que du monceau des lois passées au crible et abolies, sort la notion du droit.

Au-dessus de toutes les poétiques d’école comme de toutes les constitutions d’état il y a l’antérieur et le supérieur. Le goût est essentiel au génie comme le droit au peuple. Si l’on réfléchit que droit implique devoir, on saisira le rapport entre ces deux idées, droit et goût. Droit et goût font partie de la souveraineté.

Loin de la limiter, ils la constatent.

Les règles et les lois sont des procédés inférieurs ; savoir distinguer la quantité de droit que contiennent les lois et la quantité de goût que contiennent les règles, cela n’est point donné à tous les esprits. Souvent la loi impose le faux droit et la règle impose le faux goût. Le devoir du penseur est de protester contre ces promulgations.

Un jour, le progrès aidant, le peuple se passera de lois ; quant au génie, il s’est toujours passé de règles.

De ce rejet des lois et des règles, que résulte-t-il ? des Iliades.

Prenez des siècles, si vous voulez, pour faire à votre hypothèse un milieu suffisant de progrès accompli, et supposez ceci dans l’ordre politique : une seule injonction sociale est maintenant, l’enseignement gratuit et obligatoire, c’est-à-dire le droit de l’enfance à la lumière ; du reste plus de lois, plus de décrets ni d’arrêts, plus de textes faisant dogmes ; de cet évanouissement des codes écrits, que se dégage-t-il ? l’anarchie. Non, le droit absolu.

L’ensemble des lois naturelles qui se promulguent toutes seules et qui, portant en elles leur sanction, n’ont aucun besoin de force publique et sont à elles-mêmes leurs propres gendarmes, l’estomac ayant pour pénalité l’indigestion, le mouvement ayant pour limite la fatigue, la gravitation ayant pour arme la chute, l’usage ayant partout pour frontière l’abus.

Pavage, éclairage et sécurité de la voirie, le gouvernement devenu simple police, tout le reste livré à l’initiative libre de l’homme souverain de lui-même, l’humanité patrie unique, le droit loi unique, le devoir et le droit faisant leur jonction qui est la fraternité ; voilà quel serait l’ordre social.

On le voit, unité de but, unité de moyen ; le penseur, dans la région politique, ne supprime les lois que pour dégager le droit, et dans la région de l’art, n’abolit les règles que pour dégager le goût.

La poésie est une vérité suprême, jour de ce monde qu’on nomme l’Art, lumière intellectuelle de même qualité que la lumière morale et faisant la même fonction.

Le goût est à la poésie ce que la conscience est à la vérité.

Les idées sont les actions de l’esprit ; le goût assiste à l’éclosion de l’idée comme la conscience à l’éclosion de l’action ; ainsi que la conscience il dit : c’est bien ou c’est mal ; et le génie est, comme l’âme, une oreille ouverte. De cette conscience écoutée résulte dans la vie le juste et dans l’art le beau.

Mais vouloir que le poëte remplace sa conscience par l’Art Poétique, c’est vouloir que le philosophe remplace la sienne par le catéchisme. Laissons l’école à l’école.

Le goût, de même que la conscience, est impulsion et frein. C’est un perpétuel conseil que le génie, se donne à lui-même. Le mieux possible, telle est la formule intérieure, toujours obéie par les forts. Le goût retient quelquefois l’esprit, mais par le redressement, non par le retranchement. Quel rêve de croire à la fécondité par mutilation ! Qu’attendez-vous d’une littérature hongre ? Défions-nous de ces sagesses que créent les suppressions de virilité. Être Origène, c’est à la fois très malaisé et très aisé. L’église elle-même ne veut pas de cette vertu trop facilitée. Allez voir au Louvre la chaise de porphyre rouge avec son hiatus circulaire destiné à constater l’homme dans le pape, et rappelez-vous le cri d’intronisation des anciens âges du christianisme : Testes habet.

Les littératures mutilées, dites classiques, ne commencent pas toujours mal ; elles ont parfois un bon exorde qui semble même suffisant ; dans les premiers temps, au début, cela semble aller bien, cela fait quelque chose comme le dix-septième siècle, les formes conservent une certaine beauté, les « législateurs du Parnasse » s’applaudissent, mais quelle prompte dégénérescence ! La source est fermée, la vie tarit. De diminution en diminution, la tragédie de Racine devient la tragédie de Voltaire, la tragédie de Voltaire devient la tragédie de Luce de Lancival. La castration est une mort debout ; l’eunuque est un spectre qui a gardé quelque chair inutile.

Ces chantres de chapelle sixtine installés dans l’art sont le fait de l’académie et de l’école ; le goût n’en est nullement responsable. Loin d’être la suppression, le goût est l’appétit. Le goût existe. Il y a de la faim dans le goût. Goûter, c’est manger. Le goût veut qu’on pense de même que la conscience veut qu’on agisse.

Tous les poètes le constatent, l’inspiration est une volupté. Pour l’esprit, être en travail, c’est être en extase. Quelle est cette volupté ? qu’est-ce que cette extase ? C’est la satisfaction secrète de la conscience intellectuelle. C’est l’éblouissement intérieur du goût devant le génie en pleine fonction souveraine. C’est la trouvaille surprenante du beau. Le goût ne produit pas plus le chef-d’œuvre que la conscience ne crée l’héroïsme ; le goût n’est pas l’esprit, et la conscience n’est pas la vertu. Mais dans le sanctuaire du for intérieur, à l’heure auguste où le prodige s’opère, à l’instant sacré où l’homme devient héros, où le poëte devient prophète, la conscience est fière, le goût est heureux. Ils applaudissent. Ils ne s’y attendaient pas peut-être, ils n’exigeaient pas tant. Shakespeare, comme Léonidas, c’est l’imprévu. Mais le goût et la conscience tressaillent de joie à la minute violente et sereine où se font les grandes choses. Le chef-d’œuvre, comme l’héroïsme, sont les splendides coups d’état du génie et de la vertu dans le sens du beau et du vrai.

Le goût, on le voit, est, comme la conscience, à la fois personnel et général. Il révèle à chaque individualité, sans la troubler, le mode d’harmonie qui lui est propre avec les grandes lois mystérieuses superposées à tout.

L’inspiration est un ouragan qui a la faculté de se diriger ; cette faculté de se diriger, c’est le goût. Seulement ce mors des pégases, cette bride des hippogriffes, ne sont point accrochés au clou des classes de rhétorique à côté de la patoche du professeur.

Il y a autant de goûts qu’il y a de génies, avec un type supérieur qui est l’idéal. L’idéal, c’est le goût de Dieu.

Dieu étant soleil, le génie est planète.

Le goût est une gravitation.

Toute gravitation planétaire se compose de deux lois, l’évolution sur l’axe et l’évolution dans l’orbite. L’axe est le moi de. la planète ; le parcours de l’orbite est sa fonction.

Ceci engendre dans l’art, et nous venons de l’indiquer, deux lois applicables aux génies ; l’une qui est spéciale à chaque génie, loi de son diamètre, loi de son axe, loi de son moi ; l’autre qui est générale et humaine, loi de l’orbite, loi de la fonction. Cette dernière loi, la voici : éclairer, échauffer, féconder ; — c’est-à-dire, pour tout résumer d’un mot, civiliser. — Cette dernière loi est absolue. Tout génie est tenu d’y satisfaire.

Tourner sur son axe, c’est vivre ; tourner autour du centre, c’est vivifier.

Nous employons le mot Centre ; chacun le traduira selon la vision qu’il a de l’absolu ; l’artiste dira le Beau ; le savant dira le Vrai ; l’homme politique dira le Progrès ; le philosophe dira l’Idéal ; ceux qui cherchent la condensation de toutes les idées dans un mot suprême, diront : Dieu.

Dieu unifie toutes les formes du bien comme le jour tous les modes de la lumière. Deus, dies.

Vivifier, c’est là ce qu’on pourrait nommer la loi externe du génie. Quant à l’autre loi, loi interne du génie, loi du moi, elle est abstruse, capricieuse, obscure ; elle n’est plus la résultante d’une fonction, mais d’une essence ; elle ne constitue plus un devoir, mais une idiosyncrasie ; et le triomphe de la haute critique c’est de savoir pour chaque génie démêler, déterminer et reconnaître cette loi profonde.

La dissection d’une âme, c’est là une anatomie malaisée. Pas de poétique toute faite ici ; aucun travail du passé, aucune trouvaille précédente, aucune synthèse préalable, ne fait loi en présence de cette souveraineté qu’on appelle l’originalité ; en dehors des conditions de la loi externe que nous avons signalée, rien n’est acquis ; il n’y a pas de chose jugée ; aucune déduction intérieure ne peut guider sûrement l’appréciateur. Le trousseau des règles pendu à la ceinture de Quintilien fait un cliquetis inutile ; pas une de ces clefs banales n’ouvre le secret de ces grandes intelligences. Il faut, pour ainsi dire, recommencer à chaque génie la critique, et tout est à refaire selon que vous passez d’un colosse à l’autre.

Lirez-vous, je le demande, avec le même oeil Ézéchiel et Aristophane ? Irez-vous, le même système au point, du camp des grecs à l’abbaye de Thélème et d’Agamemnon à Pantagruel ? Quelle conclusion tirerez-vous de Job à Horace ? Jugerez-vous au même point de vue l’Apocalypse et le Romancero ? Là même où l’analogie apparaît, la dissemblance éclate, et ce moule est chaque fois brisé par le génie ; prenez un bon creux de Thersite, et essayez d’y faire entrer Falstaff. Superposez aux odes de Pindare les psaumes de David. Extrayez de l’Odyssée une poétique et appliquez-la au Paradis perdu. Quelle triangulation irez-vous faire dans ces espaces ?

Vous sentez l’impossible et vous en convenez. Vous dites : en effet, chaque espèce a sa nature ; on ne peut imposer l’une à l’autre ; on ne peut exiger de celle-ci ce que produit celle-là ; le monde normal n’admet pas ces confusions. De ce que la force est la force, on n’a pas droit de conclure qu’elle aura à la fois tous les modes de puissance. On ne peut demander à l’aigle de rugir et au lion de planer.

Eh bien, si ! cela se peut, et je vous arrête, vous aurez le griffon, vous aurez Pégase ; vous aurez le vol du poëte mêlé à l’éclair et le grondement du penseur mêlé au tonnerre ; vous aurez l’esprit tempête et rayon ; vous aurez le génie.

Et c’est précisément parce que vous pouvez demander cela que vous ne pourrez pas demander autre chose. C’est parce que vous pouvez exiger dans la poésie l’universalité, l’ubiquité, l’infinitude, l’omnipotence, l’omniscience, l’omniforme, que vous ne pouvez imposer de règles. Vous ne pouvez indiquer de routes, marquer de jalons, tracer de limites, précisément parce que vous avez droit d’attendre l’inattendu. Pas plus que la foudre, le génie ne se voit venir de loin. Quand vous êtes ébloui, vous êtes frappé.

Oui, la poésie, c’est l’infini. Vous avez le droit, vous lecteur, de tout demander et de tout vouloir, excepté une borne. Vous pouvez demander à la fleur de chanter, à l’étoile d’embaumer, à la strophe d’écumer. Vous pouvez exiger de l’océan un sourire et d’une bouche de volcan un baiser. Vous pouvez prendre les cheveux d’une femme et les mettre dans le ciel, et imposer, même à la science stupéfaite forcée d’enregistrer dans sa nomenclature ce rêve et de s’en servir, la chevelure de Bérénice. Vous pouvez répandre le colibri sur le condor, créer le Roch et égarer cette immense émeraude ailée dans la nuée des légendes de l’Orient. Vous pouvez composer un esprit de toutes les forces et de toutes les grâces et faire sortir du même cerveau les euménides et les océanides, Polyphème et Nausicaa, Francesca et Ugolin, Titania et Caliban. En poésie, le prodige est de droit. Il y a un impossible qui est le possible de l’art.

Mais ce qui ne se peut, c’est que le génie ne soit pas lui ; c’est qu’il soit un autre. C’est qu’étant Dante, il copie Homère ; c’est qu’étant Shakespeare, il copie Dante. Les rhétoriques, qui ont le tort de prolonger l’enseignement au delà de la classe, exigent cette obédience ; elles ont établi une norme, quelque chose comme le bureau du péage à l’entrée des routes. Péage imposé par les pédants aux esprits. Elles ignorent la loi intime du génie et entrevoient à peine sa loi externe. De là les grosses niaiseries du goût banal.

— Diable ! ou juste ciel ! s’écrie le préposé, voilà un génie qui fait basculer le goût. Il y a surcharge. Ce génie est en contravention. À l’amende ! — Et Zoïle condamne Homère, et Mœvius condamne Virgile, et Cecchi condamne Alighieri, et Scudéry condamne Corneille, et Visé condamne Molière, et Voltaire condamne Shakespeare, et Fréron condamne Voltaire ; Voltaire, chose bizarre, d’un esprit si large et d’un goût si étroit, à la fois férulant et férule, comme eût dit l’énergique langue de Montaigne.


Tout en maintenant les observations faites ailleurs, et qui portent sur un autre côté de la question, nous n’avons, certes, nulle intention de nier ni de chagriner le goût relatif qui joue un rôle utile dans les rhétoriques et les prosodies ; mais, sans vouloir ôter son pain à M. Quicherat, on peut songer à Eschyle et à Isaïe. Qu’il nous soit donc permis de le dire, il y a un goût supérieur et absolu qui ne se rédige pas en formules, et qui est tout à la fois la loi latente et la loi patente de Part. Ce goût-là, le vrai, Punique, est peu connu de ceux qui font profession de l’enseigner. Ce goût-là, c’est le grand arcane. C’est ce goût supérieur qui, à l’inexprimable stupeur de Vitruve, augmente ou diminue, selon on ne sait quelle progression mystérieuse, dans la colonnade du Parthénon, le diamètre des colonnes et l’espacement des entre-colonnements ; grosse faute partout ailleurs, beauté là. C’est ce goût supérieur qui, peu soucieux d’être « sobre », consacre, à chaque instant, dans l’Iliade, six, huit, dix vers à la description minutieuse d’une blessure. C’est lui qui, effronté, fait mettre Messaline toute nue par Juvénal. C’est lui qui, sentant que la nef va s’écrouler, faisant de nécessité vertu et tirant une beauté d’une infirmité, ajoute aux cathédrales ces sublimes arcs-boutants, si stupidement critiqués, lesquels semblent les arches obliques d’un pont de la terre au ciel. C’est lui qui conseille à Rubens d’ajouter, contrairement à toute vraisemblance, convenons-en, au débarquement de Marie de Médicis à Marseille, ces tritons soufflant dans des buccins et ces naïades ruisselantes qui mouillent le tableau. C’est lui qui, dans la Pêche miraculeuse du Vatican, où Jésus n’est qu’au second plan, met sur le premier plan des oies, montrant leur croupion, signées Raphaël. C’est lui qui, au milieu du Printemps de Jordaens, où se dresse debout une Eve qui est aussi une Hébé, assoit le satyre à terre, dirige étrangement ce regard sauvage, et révèle par l’éclair de l’œil d’un faune le mystère ineffable qui est dans la chair. C’est lui qui, dans le plafond magnifique de Jules Romain, la Descente des chevaux du Soleil, fait voir Apollon par-dessous, montrant l’humanité de la divinité. C’est lui qui, ayant à mettre Noé en bas-relief, sculpte audacieusement le détail biblique^n-plein portail de Bourges. C’est lui qui contourne de certains torses de Michel-Ange selon une ligne impossible, arrivant à la sublimité par le tourment. C’est lui qui fait faire à Priape aux Esquilies ce que raconte Horace, et qui, dans le désert, fait manger à Ézéchiel ce que raconte l’Écriture. Le calembour quand il est d’Eschyle, la grimace quand elle est de Goya, la bosse quand Ésope la porte, le pou quand Murillo l’écrase, la puce quand elle pique Voltaire, la mâchoire d’âne quand Samson l’empoigne, l’hystérie quand le Cantique des Cantiques l’empourpre et l’étalé, Goton au lavoir quand il plaît à Rembrandt de la nommer Suzanne au bain, l’œil crevé quand c’est celui d’Œdipe, l’œil arraché quand c’est celui de Glocester, la femme qui aboie quand c’est Hécube, le ronflement quand il vient des Euménides, le soufflet quand le Cid le venge, le crachat quand Jésus le reçoit, les grossièretés quand Homère les dit, les sauvageries quand Shakespeare les fait, l’argot quand Villon le parle, la guenille quand Irus la traîne, les coups de bâton quand Scapin les donne, la charogne quand le vautour et Salvator Rosa la rongent, le ventre quand Agrippine le découvre, le lupanar quand Régnier nous y mène, l’entremetteuse quand Plaute l’emploie, la seringue quand elle poursuit Pourceaugnac, les latrines quand Tacite y noie Vitellius et quand Rabelais en barbouille la théocratie, font partie de ce goût suprême. La carogne de Molière, la catin de Beaumarchais et la putain de Shakespeare en sont.

De certaines familiarités, des tutoiements altiers, des insolences, si vous voulez, qui ne peuvent venir que de la grandeur, ne se rencontrent que dans les œuvres souveraines, et en sont le signe. Une fiente d’aigle révèle un sommet.

Les rhétoriques ignorent assez habituellement la valeur des mots qu’elles prononcent. Sel attique. Goût classique. Cherchez le sel attique dans Aristophane ; cherchez le goût classique dans Homère. Homère ne se fait pas attendre ; dès le premier chant de l’Iliade les gros mots pleuvent. Œil de chien ! Cœur de cerf ! C’est Achille qui parle à Agamemnon. Quant à Aristophane, ouvrez seulement Lysistrata. Est-ce donc que le goût manque à Aristophane ? Est-ce donc que le goût manque à Homère ? Le goût y est partout au contraire, mais le grand goût, le goût incorruptible, manifestation du beau. Il est dans ce qui choque, 5 est dans ce qui irrite, invulnérable même dans la mêlée des mots orduriers et obscènes, comme un dieu qu’il est. Lisez Plaute. Lisez Horace. Être le beau, là est toute la question. Selon que la beauté, cette lumière, est absente ou présente, les mêmes mots font Vadé ignoble et Aristophane splendide.

Cependant, constatons-le, ou si l’on veut, avouons-le, devant ce grand goût, aisément admis du lecteur, le spectateur et l’auditeur se hérissent volontiers. Être « académique », être « parlementaire », cela plaît aux hommes réunis et enfermés. Démosthène et Aristophane étaient souvent hués ; on leur faisait la « guerre aux mots ». De leur vivant, Shakespeare, Molière et Beaumarchais étaient siffles pour leurs reliefs et leurs saillies. Mauvais goût ! disait-on. Ceci est une loi de tous les auditoires, sénats ou théâtres. Une chose semble refusée aux hommes assemblés, c’est l’imagination, immense don solitaire.

Certains critiques — sont-ce des critiques ? — prennent des sens qui leur manquent pour des perfections que n’a pas autrui. Quand Beyle, dit Stendhal, le même qui préférait les mémoires du maréchal Gouvion-Saint-Cyr à Homère et qui tous les matins lisait une page du Code pour s’enseigner les secrets du style, quand Beyle raille Chateaubriand pour cette belle expression, d’un vague si précis : « la cime indéterminée des forêts », l’honnête Beyle n’a pas conscience que le sentiment de la nature lui fait défaut, et ressemble à un sourd qui, voyant chanter la Malibran, s’écrierait : Qu’est-ce que cette grimace ?

Ce goût supérieur, que nous venons, non de définir, mais de caractériser, c’est la règle du génie, inaccessible à tout ce qui n’est pas lui, hauteur qui embrasse tout et reste vierge, Yungfrau.

Il y a le goût d’en bas et le goût d’en haut. Le goût selon l’abbé de Bernis, et le goût selon Pindare. L’admirable, c’est que, de professeur de rhétorique en professeur de rhétorique, on est venu à qualifier le goût selon Bernis bon goût, et le goût selon Pindare mauvais goût.

Ce grand goût, le goût d’en haut, n’est autre chose que l’acception de chaque phénomène matériel ou moral pris en soi avec ce droit d’ajouter qui fait partie de la souveraineté intellectuelle ; c’est on ne sait quel mélange de démesuré et de proportionné qui reste exact même dans les plus prodigieux grossissements ; c’est la volonté sévère du vrai qui conserve à l’infusoire toute sa petitesse et au condor toute son envergure ; c’est l’absolu qui exige de chaque chose qu’elle ait sa réalité avant de l’introduire dans l’idéal, toute fécondation étant à ce prix.

Tout ce que nous venons d’énumérer (et bien d’autres détails que nous pourrions rappeler) vous déplaît dans les grandes œuvres de l’esprit humain. Eh bien, ce qui vous choque, essayez de le retrancher, et vous verrez. Le trou se fera. Où vous croirez avoir ôté le défaut, apparaîtra la lacune, c’est-à-dire le défaut vrai. Vous aurez changé l’Achille d’Homère pour Achille de Racine. Où était la vie, il y aura l’absence. Au lieu du chef-d’œuvre, vous aurez l’eunuque. Mystère donc que ce goût réfractaire aux règles et aux méthodes, et respectez-le. Il n’a point de définition possible. Il a tous les droits, ayant toutes les puissances.

C’est lui qui, après avoir fait les dieux, sentant qu’il faut une satisfaction de plus à l’infini, fait les monstres.

C’est ce souverain goût, omnipotent comme le génie même dont il est le sens, qui partage l’orient en deux, donnant à la moitié caucasienne pour point de départ l’Idéal et à la moitié thibétaine pour point de départ le Chimérique. De là deux poésies immenses. Ici Apollon, là le Dragon. Le groupe du Pythien, ce symbole de la création même, jette dans l’esprit humain deux ombres, chacune à l’image de l’une de ses deux figures, et, de cette ombre double qui se bifurque, naissent dans l’art deux mondes. Ces deux .mondes appartiennent au goût suprême, et marquent ses deux pôles. À l’une des extrémités de ce goût, il y a la Grèce, à l’autre la Chine.

Ayons présente à l’esprit cette vaste variété une de l’art, rendons-nous compte des tempéraments mêlés aux génies, des climats mêlés aux tempéraments, et des siècles mêlés aux climats, et en présence des grandes œuvres, réfléchissons, et ne voyons pas étourdiment un défaut là où il y a souvent une marque inattendue de puissance. Je conviens que de certaines beautés font ombre et étonnent ; mais est-ce que le nuage n’est pas beau quelquefois ? Quand il étudie un génie, le penseur, à l’arrivée d’un détail flottant, étrange et épars, ne s’effare pas plus que d’un passage de fumée sur le ciel.

Quand donc comprendra-t-on que les poètes sont des entités, que leurs facultés, combinées selon un logarithme spécial pour chaque esprit, sont des concordances, qu’au fond de tous ces êtres on sent le même être, l’Inconnu, qu’il y a dans ces hommes de l’élément, que ce qu’ils font ils ont à le faire, bien rugi, lion ! qu’ils sont nécessaires et climatériques, qu’il vente, pleut et tonne dans leur œuvre comme dans la nature, et qu’à certains moments la terre tremble dans leur génie, que les nier, c’est imbécile.

Certaines œuvres sont ce qu’on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus qu’éclairer ; elles foudroient. Etant données les paresses et les lâchetés de l’esprit humain, cette foudre est bonne.

Allons au fait, parquer la pensée de l’homme dans ce qu’on appelle « un grand siècle » est puéril. La poésie suivant la cour a fait son temps. L’humanité ne peut se contenter à jamais d’une tragédie qui plafonne au-dessus de la tête-soleil de Louis XIV. Il est inouï de penser que tout notre enseignement universitaire en est encore là et qu’à la fin du dix-neuvième siècle les pédants et les cuistres tiennent bon sur toute la ligne. L’enseignement littéraire est tout monarchique. Malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique.

Pourtant, ô ignorance des professeurs officiels ! la littérature antique proteste contre la littérature classique et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d’accord avec les nouveaux.

Un jour Béranger, ce français coupé de gaulois, ne sachant ni le latin . ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C’était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux de faire cette connaissance. Un chansonnier, qui voit passer un colosse, n’est pas fâché de lui taper sur l’épaule. — Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. Jouffroy contait qu’alors il ouvrit l’Iliade au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s’écria : — Mais il n’y a pas ça ! — Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. — Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d’Achille à Agamemnon que nous citions tout à l’heure. Quand le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait indécise, dit : Homère est romantique.

Béranger croyait faire une niche ; une niche à tout le monde, et particulièrement à Homère. Il disait une vérité. Romantique, traduisez primitif.

Ce que Béranger disait d’Homère, on peut le dire d’Ézéchiel, on peut le dire de Plaute, on peut le dire de Tertullien, on peut le dire du Romancero, on peut le dire des Niebelungen. On a vu qu’un professeur de l’école normale le disait de Juvénal. Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n’est pas nécessairement un esprit de ce que nous appelons à tort les temps primitifs. C’est un esprit qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu’il appartienne, jaillit directement de la nature et de l’humanité. Quiconque boit à la grande source est primitif ; quiconque vous y fait boire est primitif. Quiconque a l’âme et la donne est primitif. Beaumarchais est primitif autant qu’Aristophane ; Diderot est primitif autant qu’Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et sans transition du vaste fond humain. Il n’y a là aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c’est de la vie prise dans la vie. Cet aspect de la nature qu’on nomme société inspire tout aussi bien les créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. Don Quichotte est aussi primitif qu’Ajax. L’un défie les dieux, l’autre les moulins ; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives. L’époque n’y fait rien. On peut être un esprit primitif à une époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière. Primitif a la même portée qu’original, avec une nuance de plus. Le poëte primitif, en communication intime avec l’homme et la nature, ne relève de personne. À quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des poètes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de l’énorme richesse du possible, quand tout l’imaginable vous est livré, quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu’on se sent dans la poitrine la voix qui peut crier Fiat Lux ". Le poëte primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions d’optique, Virgile n’est point le guide de Dante ; c’est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il ? chez Satan. C’est à peine si Virgile tout seul est capable d’aller chez Pluton.

Le poëte original est distinct du poëte primitif, en ce qu’il peut avoir, lui, des guides et des modèles. Le poëte original imite quelquefois ; le goëte primitif jamais. La Fontaine est original, Cervantes est primitif. À l’originalité, de certaines qualités de style suffisent ; c’est l’idée-mère qui fait l’écrivain primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont originaux ; les esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l’occasion, le même poëte peut être tantôt original, tantôt primitif. Molière, primitif dans le Misanthrope, n’est qu’original dans Amphitryon.

L’originalité a d’ailleurs, elle aussi, tous les droits ; même le droit à une certaine politesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe.

Il ne s’agit que de s’entendre, et nous n’excluons, certes, aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre.

Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l’art ? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or, la langue de l’art, que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou chiffonne un e faille sur la tête d’un sphinx qui est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En-vérité, il n’y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l’art, et voici une ode d’Horace ou d’Anacreon. Une mode de la rue Vivienne, touchée par Coysevox ou Pradier, devient éternelle.

Une manière d’écrire qu’on a tout seul, un certain pli magistralement imprimé à tout le style, un air de fête de la muse, une façon à soi de toucher et de manier une idée, il n’en faut pas plus pour faire des artistes souverains ; témoin Horace. Cependant, insistons-y, le poëte qui voit dans l’art plus que l’art, le poëte qui dans la poésie voit l’homme, le poëte qui civilise à bon escient, le poëte, maître parce qu’il est serviteur, c’est celui-là que nous saluons. Qu’un Goethe est petit à côté d’un Dante ! En toute chose, nous préférons celui qui peut s’écrier : j’ai voulu !

Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et intrinsèque de la beauté, même indifférente.

Si d’aussi chétifs détails valaient la peine d’être notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d’une école de critique contemporaine, morte aujourd’hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri un moment, d’attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle nommait « la forme ». La forme, forma, la beauté. Quel étrange mot d’ordre ! Plus tard, ce fut l’attaque à la grandeur. « Faire grand » devint un défaut. Quand le beau est un tort, c’est le signe des époques bourgeoises ; quand le grand est un crime, c’est le signe des règnes petits.

La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret : la forme est incompatible avec le fond. Le style exclut la pensée. L’image tue l’idée. Le beau est stérile. L’organe de la conception et de la fécondation lui manque. Vénus ne peut faire d’enfants.

Or, c’est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l’harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c’est de la chair coulante ; la forme, c’est le fond fluide entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S’il n’y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ?

Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l’heure : Rien étant donné, etc.. ; mais Rien n’avait là qu’un sens relatif, nescio quid méditons nugarum ", et une bagatelle d’Horace, c’est quelquefois le fond même de la vie humaine.

Le beau est l’épanouissement du vrai (la splendeur, a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, image et idée sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue, l’une étant l’extérieur de l’autre, la forme étant le fond, rendu visible.

Si cette école du passé avait raison, si l’image excluait l’idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute figures, serait creuse. Ces chefs-d’œuvre de l’esprit humain seraient « de la forme ». De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ. Cette école de critique, un instant en crédit, a disparu et est ma intenant oubliée. C’est comme cas singulier que nous la mentionnons ici dans notre clinique ; car, comme l’art lui-même, la critique a ses maladies, et la philosophie de l’art est tenue de les enregistrer. Cela est mort, peu importe ; de certains spécimens veulent être conservés. Ce qui n’est pas né viable a droit au bocal des fœtus. Nous y mettons cette critique.

De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci : carte blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. Qu’est-ce que l’océan ? C’est une permission.

Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais permission de découvrir un monde.

Aucun rumb de vent, aucune puissance, aucune souveraineté, aucune latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à l’aube, à l’hélice. L’atmosphère donne permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c’est l’omnifaculté.

En poésie, il procède par une continuité prodigieuse d’Iliades, sans qu’on puisse imaginer où s’arrêtera cette série d’Homères dont Rabelais et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple ; tantôt il lui plaît d’humaniser la montagne, et, s’il la veut simple, il fait la pyramide, et, s’il la veut touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la ligne droite qu’avec les mille angles brisés de la forêt, également maître de la symétrie à laquelle il ajoute l’immensité, et du chaos auquel il impose l’équilibre. Quant au mystère, il en dispose. À un certain moment sacré de l’année, prolongez vers le zénith la ligne de Chéops, et vous arriverez, stupéfait, à l’étoile du Dragon ; regardez les flèches de Chartres, d’Angers, de Strasbourg, les portails d’Amiens et de Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l’abîme. Sa science est prodigieuse. Les initiés seuls, et les forts, savent quelle algèbre il y a sous la musique ; il sait tout, et ce qu’il ne sait pas, il le devine, et ce qu’il ne devine pas, il l’invente, et ce qu’il n’invente pas, il le crée ; et il invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l’art ; il est à l’aise dans des confusions d’astres et de ciels ; le nombre n’a rien à lui enseigner ; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le calcul et le rhythme pour l’imagination ; il a, dans sa boîte d’outils, employant le fer où les autres n’ont que le plomb, et l’acier où les autres n’ont que le fer, et le diamant où les autres n’ont que l’acier, et l’étoile où les autres n’ont que le diamant, il a la grande correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et nul comme lui n’a la manière de s’en servir. Et il complique toute cette sagesse d’on ne sait quelle folie divine, et c’est là le génie.

C’est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le grand critique est un grand philosophe ; les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance.

Quiconque a Je fécond souci des questions littéraires, si inépuisables, puisqu’elles touchent au logos même, quiconque creuse la métaphysique de l’art, quiconque vit en familiarité avec les phénomènes de l’esprit, est invinciblement amené à se faire cette question surprenante qui entr’ouvre le plus profond arcane de la poésie :

Pourquoi les « parfaits » ne sont-ils pas les grands ?

Pourquoi Virgile est-il inférieur à Homère ? Pourquoi Anacréon est-il inférieur à Pindare ? Pourquoi Ménandre est-il inférieur à Aristophane ? Pourquoi Sophocle est-il inférieur à Eschyle ? Pourquoi Lysippe est-il inférieur à Phidias ? Pourquoi David est-il inférieur à Isaïe ? Pourquoi Thucydide est-il inférieur à Hérodote ? Pourquoi Cicéron est-il inférieur à Démosthène ? Pourquoi Tite-Live est-il inférieur à Tacite ? Pourquoi Horace est-il inférieur à Juvénal ? Pourquoi Térence est-il inférieur à Plaute ? Pourquoi Pétrarque est-il inférieur à Dante ? Pourquoi Vignole est-il inférieur à Piranèse ? Pourquoi Van Dyck est-il inférieur à Rembrandt ? Pourquoi Boileau est-il inférieur à Régnier ? Pourquoi Racine est-il inférieur à Corneille ? Pourquoi Raphaël est-il inférieur à Michel-Ange ?

Ceci, nous le répétons, est une question profonde.

Pourquoi tout le côté du dix-neuvième siècle qu’admirent les rhétoriques n’est-il que néant devant Molière ? Pourquoi toute l’école puriste anglaise, Pope, Dryden, Addison, etc., acharnée sur Shakespeare, ne fait-elle que l’effet d’une mêlée de vermines dans la crinière du lion ?

(Qu’on le remarque, nous disons école puriste et non école correcte ; il y a entre puriste et correct la même différence qu’entre prude et chaste.)

Pourquoi ?

C’est qu’il n’y a point de parfaits. La perfection est affirmée, mais non prouvée. La perfection n’est pas humaine.

Il y a des grands.

L’homme peut être grand.

Si les grands ont l’excès, les parfaits ont le défaut. Deest aliquid.

Or le défaut supprime la perfection, et l’excès ne supprime pas la grandeur. Loin de là, il la constate. Le ciel est trop.

Racine, Boileau, Pope, Raphaël, Pétrarque, Térence, Tite-Live, Cicéron, Thucydide, Anacréon, Horace, Virgile, représentent ce qu’on est convenu d’appeler le goût.

Quant à ceux-ci : Shakespeare, Molière, Corneille, Michel-Ange, Dante, Tacite, Plaute, Aristophane, Démosthène, Pindare, Isaïe, Eschyle, Homère, si pour résumer tous ces noms, on cherche un mot, on n’en trouve qu’un : Génie".

Du reste, disons-le en passant, être employés à la formation d’un goût scholastique purement local, se prétendant catholique, c’est-à-dire universel, avec autant de raison que le dogme romain, être choisis, épluchés, expurgés et dépouillés pour la composition d’une règle d’école, d’un procédé classique promulgué une fois pour toutes, d’un code mathématique de la poésie, d’un cahier d’expression, d’une formule d’inspiration ayant la mine bourrue d’une pénalité, c’est là, certes, une injure que ne méritaient pas d’illustres esprits tels qu’Anacréon, Virgile, Horace, Térence, Cicéron et Pétrarque, très originaux en définitive.

L’antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de l ’école. Pas d’invention plus grotesque que cette prise aux cheveux de la muse par la muse. Uranie et Galliope en viennent aux coiffes.

Non, rien de tel dans l’art. Tout y harmonie, même la dissonance.

Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c’est la conquête ; le goût, c’est le choix. La griffe toute-puissante commence par tout prendre, puis l’œil flamboyant fait le triage. Ce triage dans la proie, c’est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre eux d’humeur. Le triage d’Homère n’est pas le triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l’un rejette, l’autre le garde. Ils savent tous les deux ce qu’ils font, mais ils ne peuvent jurer de rien ni l’un ni l’autre, l’idéal, qui est l’infini, est au-dessus d’eux, et il pourra fort bien arriver un jour, si l’éclair héroïque et la foudre cynique se mêlent, qu’un mot de Rabelais devienne un mot d’Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera.

L’art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l’art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l’arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau.

Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau et s’y transfigurera. Car le beau n’est autre chose que la sainte lumière du bon.

Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l’infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette préférence obscure et souveraine qui, au fond du cerveau, rend des lois propres à chaque esprit, cette seconde conscience donnée aux seuls poètes, et aussi lumineuse que l’autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible, fait partie, comme l’inspiration même, de la redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche unique. Le génie et le goût ont une unité qui est l’absolu, et une rencontre qui est la beauté.






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