Psaume de combat

La bibliothèque libre.


XVIII

Psaume de combat


 

I




L’air est pesant, le ciel est gris ; la route ardue
Tourne autour d’un abîme, étroite et suspendue.
Point d’arbres et point d’eau, pas un brin de gazon.
Les cratères éteints qui ferment l’horizon
Sont fouillés par la foudre et l’ouragan charrie
Des flots de sable rouge et de noire scorie.

Les loups et les chacals, ayant flairé le vent,
Rentrés dans leurs charniers hurlent au jour levant.

Un voyageur, à peine au bout du premier stade,
Va, baigné de sueur, tant rude est l’escalade,
Tant il porte un poids lourd, tant l’air est morne et chaud,
Tant il court vaillamment pour monter vite et haut.
Il monte, et de ses pieds la chair saigne entamée
Par le basalte aigu dont la route est semée.
Déjà d’une âpre soif il sent le feu rongeur.
Le matin n’eut pour lui ni clartés ni fraîcheur.
Dès l’aube, à son départ, chaque point de l’espace
Semblait couver l’orage et lancer la menace.
Tout autre, ou moins croyant ou moins audacieux,
Se serait défié de la terre et des cieux.


« Le sentier où je marche, uni comme un grand fleuve,
M’entraîne sans secousse et sans aspérités,
Du monde, à chaque pas, la splendeur toujours neuve,
S’y déroule à mes yeux dans son immensité.

« Car celui qui s’en va, poussé vers l’invisible,
Libre des vains désirs, des sens capricieux,
Vole aux fraîches clartés d’une aurore paisible
Et voit dans l’univers ce qui se cache aux yeux.

« Un éternel matin, tout d’azur et de roses,
L’embaume et le nourrit de sommets en sommets ;
Les ailes qu’il reçut pour planer sur les choses
Sont d’un or impalpable et ne s’usent jamais.

« Il aime, il croit, il vole ! A trouver sa carrière
Il n’hésite pas plus qu’un rayon de soleil ;

Sans rencontrer de nuit, prompt comme la lumière,
Il monte à travers Dieu de réveil en réveil.

« Qu’importent les rochers, la route âpre et sauvage,
A la foi qui s’élance, à l’oiseau qui fend l’air ?
A qui voit dans la nuit qu’importe le nuage
Et la griffe du tigre à qui n’a pas de chair ?

« J’ignore quels écueils se dressent dans ma vie ;
Si mes noirs assaillants sont rares ou nombreux ;
Mais, j’ai vu par delà ! l’idéal me convie ;
Je ne sais si je puis, mais je sens que je veux.

« J’irai ! que la tempête ou s’irrite ou s’apaise,
Le Maître a commandé, c’est à lui d’y pourvoir.
J’irai ! ce lourd simoun, ce fer, rien ne me pèse :
Mon armure me porte… elle a nom le Devoir. »



II



Le vent mugit, la trombe éclate et le tonnerre
Fait jaillir en éclats les rocs brisés ; la terre,
Sous ces torrents de pluie et de grêlons serrés,
Lance contre le ciel des traits désespérés.
Les pierres et les flots sur les coteaux ruissellent ;
Dans les ravins comblés les forêts s’amoncellent ;
Tout croule et rebondit sur les monts haletants ;
C’est un nouvel assaut des Dieux et des Titans.
Les temples et les tours où l’homme a son refuge,
Roulent comme du sable à travers ce déluge.
Et quand, pour annoncer la fin du châtiment,
L’arc-en-ciel a brillé dans un ciel plus clément,
Quand les monts ébranlés sont rassis sur leur centre,
Hommes, troupeaux, sortis un par un de quelqu’antre,

Les rares survivants à ces jeux du chaos,
Hagards, et les yeux creux, la peau collée aux os,
Semblent des morts tirés tout à coup de leur tombe.

Or, comme eux, échappé par miracle à la trombe
De sang et de limon souillé, le pèlerin
À pas lents et boiteux marchait, ferme et serein.

« Il est des régions, et mon cœur les habite,
Où l’air est toujours calme et le flot toujours pur ;
Où rien ne se lamente et ne se précipite,
Où l’on glisse, en chantant, sur des sentiers d’azur.

« C’est la sphère où tout cède à celui que tout nomme.
La sphère de l’amour et du renoncement,
Où tout homme, inflexible aux caprices de l’homme
Voulant ce que Dieu veut, se soumet librement.


« Où les âmes au but sont doucement guidées,
Comme un docile enfant, par l’instinct filial ;
Où rien des passions ne se mêle aux idées ;
Rien du réel infime au suprême idéal.

« Car tous ces feux sanglants qui roulent sur nos têtes,
Ces obscènes vapeurs qui salissent les cieux,
Ces colères du vent, ces foudres, ces tempêtes
Sont issus de la terre et nés dans les bas lieux,

« Plus haut voici la paix, une paix immuable !
Plus haut voici l’Éden, et je l’ai visité,
L’Éden inaccessible à ce corps misérable,
Mais où l’esprit remonte et plane en liberté.

« Voilà que j’y saisis des fleurs insaisissables
Dans ces champs interdits où je vais sans effroi !
Ma chair a teint de sang les rochers et les sables,
Mais l’orage a grondé chez elle et non chez moi.


III



Plus noire, à chaque pas, s’élève une poussière,
Et d’infectes vapeurs jaunissent l’atmosphère ;
L’air est plus lourd, le soir a plus d’obscurité :
Le brouillard et le bruit annoncent la cité.

Des regards impudents et des propos cyniques,
L’ivoire et l’or des chars, la pourpre des tuniques,
De plus pompeux hochets et de plus vils haillons,
Des passants avinés les vagues tourbillons,
Des fronts suant l’orgueil et l’envie et la haine…
O voyageur, voici la fourmilière humaine !

Autour de l’étranger, les yeux, avidement,
Pour y compter son or fouillent son vêtement.

Plus seul qu’au fond des bois qui lui prêtaient leur mousse,
Il va l’homme au front pur qu’on raille et qu’on repousse,
Toujours seul ! et la nuit chez ces peuples damnés,
Il dort sur le granit des temples ruinés.

« Vous m’abritez partout, sous vos toits, dans vos âmes,
Amis ! j’ai pour chevet vos genoux familiers,
Au fond de ces déserts, dans ces villes infâmes,
J’habite à tout jamais vos cœurs hospitaliers.

« Nul pacte entre les bons, nul amour ne s’efface.
Une fois deux esprits conjurés pour le bien,
En vain s’élève entre eux ou le temps ou l’espace.
Ils restent l’un à l’autre un éternel soutien.

« Amis, je vous sens là ! vos pleurs, votre sourire
Tout survit, gais propos et sévères chansons ;

Et versant au banquet l’ivresse de la lyre,
Nos poètes encor nous servent d’échansons.
« Divine Béatrix, ô ma route ! ô ma vie !
Je gravis à ta voix la même échelle d’or ;
Rien ne meurt dans la sphère où je t’ai poursuivie,
Ton regard m’illumine et me soulève encor.

« Entre mes yeux et toi toutes ces beautés viles,
Tous ces tableaux impurs se déroulent en vain ;
En vain la dureté de ces hommes serviles
Dément ce que je crois du noble cœur humain.

« Je n’aurai pas pour eux un seul mot d’anathème ;
Au fort de la douleur je veux nier le mal ;
Je veux juger le monde à travers ceux que j’aime ;
Rien n’existe pour moi que le seul idéal.


« Je bénis, ô mon Dieu ! cette foule aveuglée ;
Que m’importe sa haine et mon exil d’un jour !
Je vis dans un désert, mais mon âme est peuplée.
Lançons à tout vivant un cantique d’amour. »


IV



Or, la molle cité qui s’endormit la veille
Dans les jeux et le vin, dans le sang se réveille ;
Ces plaisirs ont la haine, hélas ! pour lendemain ;
Ce luxe à la discorde a frayé le chemin.

Les uns pour garder l’or, les autres pour le prendre,
Dans une arène impie on les voit tous descendre ;
N’y cherchez pas un homme à défaut de héros ;
C’est un combat de chiens se disputant un os.
Hormis l’honneur, hormis le dieu de leurs ancêtres,

Ils sont prêts à servir, à lécher tous les maîtres.
Mais le sang coule à flots, ils ont bien combattu ;
Ils meurent bravement, c’est leur seule vertu.

Or, sans rien espérer de ces débris d’empires,
Sans croire aux bons, il faut lutter contre les pires.
Nul quand le cri d’alarme a chez nous retenti,
N’est exempt du devoir de choisir un parti.
Tel qui fut sage hier aimant la solitude,
S’est armé comme un autre et s’est fait multitude ;
Le voilà descendu sans haine et sans terreur
Dans ces luttes qu’il juge et qui lui font horreur.

« Aimons jusqu’à la mort la vérité proscrite,
La justice étrangère à ces fougueux troupeaux,
Le droit, dont le nom seul les blesse et les irrite,
Et que je cherche en vain sous un de leurs drapeaux.


« Suivons ce qui du vrai nous garde au moins quelque ombre,
Dieu seul connaît ici le pire et le meilleur ;
Suivons dans le mépris de la force et du nombre,
Le chemin qu’a montré le guide intérieur.

« Qu’importe une défaite, un succès éphémères !
La victoire a sacré plus d’un vil criminel ;
Mais il importe, au prix de cent luttes amères,
De n’avoir pas un jour douté de l’Éternel.

« De n’avoir pas lavé ses mains comme Pilate,
Du sang de l’innocent et du persécuté.
De n’avoir jamais dit au vil peuple qu’on flatte :
« J’ai mis votre intérêt avant la vérité. »

« De n’avoir pas vécu dans un flegme imbécille,
Niant vertus et vice et cherchant le milieu,

Et doutant du soleil quand le regard vacille,
Et se posant pour juge entre Satan et Dieu.

« Je sais ce qui s’agite au fond de ces querelles,
Ces haines, ces désirs n’effleurent pas mon cœur ;
J’habite un lieu paisible et plane au-dessus d’elles…
Je ne vois pas le monde en sceptique moqueur.

« Je crois au but divin que poursuit et qu’ignore
Tout ce peuple inquiet détourné de sa loi :
J’entrevois l’idéal, je le sens, je l’adore ;
Je crois !… Je veux agir pour attester ma foi. »


V



Il frappe, il est frappé, son sang coule ; il demeure
Sous son drapeau vaincu jusqu’à la dernière heure ;

Il tombe, il se redresse : et jusqu’au trait mortel,
Impassible au combat comme un prêtre à l’autel,
Puisqu’il a dû braver, hélas ! la pitié sainte,
Il brave les douleurs et n’a pas une plainte.
Homme, encore un effort ! Voici le dard vainqueur,
Le dard empoisonné qui perce jusqu’au cœur ;
Donne un dernier baiser à la croix de ton glaive !
Il pâlit, il s’affaisse et plus ne se relève ;
Et le feu qui succède à l’horrible frisson,
Jusqu’au fond de ses os coule avec le poison ;
Pas de fibre en son corps que la douleur ne ronge ;
C’est le suprême assaut qui longtemps se prolonge.
Sans vivre et sans mourir, cette chair qui se tord
Sentira jusqu’au soir les affres de la mort ;
Sous les pieds des chevaux elle est déjà foulée,
Que l’âme encor persiste et n’est pas envolée.
Il faut, tant que ce cœur palpite vaguement,
Il faut qu’il soit broyé comme le pur froment.


« Je vois dans ces jardins la cité fraternelle,
Aux murs de jaspe et d’or cimentés par l’amour ;
La porte ouverte à tous n’a pas de sentinelle ;
Des harpes et des voix chantent sur chaque tour.

« Un arbre aux larges bras couvre sa vaste enceinte,
Immense et lumineux et semblable au soleil ;
Il verse en tous les temps sur cette ville sainte,
Et des fruits et des fleurs germes d’un sang vermeil.

« Chacun remplit sa coupe à ce vin délectable ;
Chacun se rassasie à ces fruits de la croix ;
Et sur un trône assis, préside à cette table
Jésus, crucifié, seul survivant des rois.

« Les anges, par milliers, vêtus de robes blanches,
Promènent dans les airs la lyre et l’encensoir,
Et de leurs yeux profonds, bleus comme des pervenches,
Des gouttes de parfum pleuvent matin et soir.


« Je les vois d’une étoile où mon âme est bercée ;
J’en jouis avec calme et sans étonnement.
La douce vision, présente à ma pensée,
N’a jamais eu de fin ni de commencement. »


VI



Les affreux visiteurs des morts sans funérailles,
La hyène et le chacal fouillent dans ses entrailles ;
Cette chair se dissout, et de ses noirs lambeaux,
Ce qu’a dédaigné l’aigle est pris par les corbeaux.
Je ne sais quoi d’infect et de rongeur habite
Et se tord vaguement dans le creux de l’orbite.
L’air autour de ce corps trace un cercle empesté
D’où fuit avec horreur le pâtre épouvanté.

Cependant d’autres morts, menés en grandes pompes,
Provoquent les éclats des lyres et des trompes.
Étant de ces vainqueurs sur qui le siècle ment,
Tel immonde assassin aura son monument ;
Jeté par sa défaite au charnier de l’histoire,
Le sage doit périr jusque dans sa mémoire,
Heureux si, des affronts défendu par l’oubli,
Son nom meurt tout entier et reste enseveli.

Plus juste, au moins, plus douce à ceux que l’homme accable,
La terre à tous les morts rend un honneur semblable :
Sur ces pâles débris versant les mêmes pleurs,
Elle en tire, à son jour, de la pourpre et des fleurs.
Mais du morne creuset où se fait ce miracle,
Les êtres purs ont fui l’effroyable spectacle ;
Le squelette a blanchi sur un tertre plus vert,
Et ce lieu redouté demeure encor désert.
Les louveteaux, parfois, viennent quand l’heure est noire,

Pour aiguiser leurs dents remâcher cet ivoire ;
Et font, en se jouant à travers le gazon,
Rouler ce crâne auguste où siégeait la raison.

« Que j’ai fait de chemin, jusque dans le ciel même,
A travers des soleils parcourus sans efforts,
Depuis que j’ai conquis la liberté suprême,
Celle qui nous délivre à jamais de ce corps.

« Quand l’homme a secoué sa dépouille grossière,
Quand la terre a repris tout ce qu’elle a donné,
Des astres, plus nombreux que ces grains de poussière,
Font cortège à l’esprit de sa gloire étonné.

« Le faucheur, tout l’été, dans ces plaines fécondes,
Tranchera moins d’épis et de brins de gazon

Que mes ailes, d’un coup, n’ont soulevé de mondes
Dans ces champs de l’azur qui n’ont plus d’horizon.

« Comme un rayon, sitôt qu’a passé le nuage,
Jaillit, court en tous sens à travers le ciel bleu,
Du poids qui l’accablait mon âme se dégage
Et grandit sans trouver d’autres bornes que Dieu.

« Je monte à l’infini sans vous atteindre encore,
Sans toucher le milieu de votre immensité ;
Enveloppé de vous, Seigneur, je vous ignore :
A peine ai-je entrevu l’éternelle beauté !

« Plus près ! que l’infini m’attire et me pénètre,
Enlacez-moi d’un nœud plus étroit et plus doux !
Plus près encor, Seigneur ! attirez tout mon être,
Puisqu’il demeure entier quand je me perds en vous.


« Voilà que j’ai franchi tout l’azur, tout l’espace…
J’ai mis les vastes cieux entre la terre et moi ;
Et je ne suis qu’au bord, Seigneur ! à la surface…
Mais j’ai l’éternité pour me plonger en toi.

« Rien ne m’enchaîne plus à cette terre obscure,
Rien ne peut plus cacher à mes yeux le vrai jour.
Rien ne t’ôtera plus, mon Dieu, ta créature :
L’abîme est entre nous comblé par ton amour. »