Quarante-huit heures de garde au château des Tuileries pendant les journées des 19 et 20 mars 1815

La bibliothèque libre.

Page:Laborde - Quarante-huit heures de garde au château des Tuileries, 1816.djvu/3

AUX
OFFICIERS, SOUS-OFFICIERS,
GRENADIERS, ET CHASSEURS
DE LA GARDE NATIONALE.


Mes Camarades,

Plusieurs d’entre vous furent témoins de l’événement que je vais retracer, et aimeront à s’en rappeler les détails ; d’autres seront sans doute curieux de les connaître : c’est donc à vous tous que j’offre cette Relation. Mon but principal en l’écrivant a été de mériter votre approbation ; ma plus douce récompense serait de l’obtenir.

+++ Grenadier de la Garde nationale.
QUARANTE-HUIT HEURES DE GARDE
AU
CHÂTEAU DES TUILERIES
PENDANT
LES JOURNÉES DES 19 ET 20 MARS 1815.


Il est certaines époques, certains événements, qui semblent appartenir tout entiers à l’histoire, et dont les moindres circonstances s’ennoblissent par la grandeur de la situation. Telles furent les deux journées malheureuses des 19 et 20 mars, et surtout cette nuit cruelle qui vit un monarque vénérable descendre à la fois de son trône et de son palais, au milieu d’une foule de sujets fidèles prosternés à ses pieds. Oh ! combien de souvenirs cette scène déchirante a laissés dans l’âme de ceux qui en furent les témoins ! et quelle tâche difficile elle impose à l’historien qui voudra chercher, non pas à peindre, mais seulement à retracer un pareil tableau ! Citoyen obscur, j’ai mêlé mes pleurs aux larmes de mes camarades ; écrivain plus obscur encore, je tâcherai de faire connaître leur émotion, leur zèle, et les fonctions pénibles qu’ils ont eues à remplir. Chargée seule de la défense du palais et de la police de la ville, la garde nationale n’a cessé d’être animée de cet esprit d’ordre, d’union, d’obéissance, que son excellent général avait toujours cherché à lui inspirer, et qui est le véritable principe de son organisation. Tout en manifestant hautement ses sentiments pour ses Princes légitimes, elle ne s’est jamais crue dégagée de ses devoirs envers ses concitoyens ; lorsqu’il n’a plus été en son pouvoir de défendre le Roi, elle s’est attachée à protéger sa capitale, son palais, je dirai même son auguste souvenir, en empêchant qu’aucun désordre ne troublât les dispositions de son départ, la courte durée de son absence, l’allégresse de son retour ; à l’abri de cette institution tutélaire, une population immense a vu s’opérer sous ses yeux la révolution la plus étrange, et qui pouvait être la plus sanglante, sans avoir eu des malheurs particuliers à déplorer avec le malheur général, et une réunion de citoyens paisibles est devenue une force plus imposante peut-être que celle d’une armée, pour le maintien de l’ordre et la défense des propriétés.

Ce fut le 15 mars, huit jours après la nouvelle du débarquement de Bonaparte, qu’on apprit aux Tuileries le mouvement du général Lefèvre Desnouettes sur Paris. Mgr le duc de Berry se mit à la tête des troupes dont il put disposer, et marcha à sa rencontre. M. le général comte Dessolle jugea devoir alors renforcer le poste des Tuileries, et en donner le commandement permanent à un officier supérieur de l’état-major ; il choisit pour cette fonction le Cte Alexandre de Laborde, adjudant commandant, et le Cte de Caumont chef d’escadron, qui avaient mérité des éloges la veille en dissipant des attroupements séditieux[1]. Déjà le palais des Tuileries présentait l’aspect de l’inquiétude et de la consternation ; une foule de personnes de tout âge, de toute condition, affluaient dès le matin dans les cours, pénétraient dans l’intérieur, et donnaient des marques de l’affliction la plus profonde : on se demandait à toute heure, à tout moment, des nouvelles. Un ministre traversait-il les appartements, chacun cherchait à deviner sur son visage l’état des affaires publiques. Pour peu qu’il parût serein, la confiance renaissait et la foule diminuait. Le 16, à trois heures, Monsieur, frère du Roi, réunit dans le château les officiers supérieurs et les chefs de légion de la garde nationale ; il leur fit connaître son intention de passer en revue les différentes légions, et de se mettre à la tête de ceux qui se présenteraient comme volontaires pour marcher avec la maison du Roi. « Je serai fier, ajouta le prince, de commander les braves qui voudront partager avec moi les dangers qui menacent le trône et la patrie ; mais je ne saurai point mauvais gré à ceux que des circonstances impérieuses empêcheraient de suivre, comme nous, l’élan de leurs cœurs. » Ces paroles, à la fois nobles et touchantes, portaient l’émotion dans les âmes ; et, sans doute, si la France avait pu être sauvée dans cette circonstance inouïe, c’était par un semblable exemple et sous un tel chef.

Si Pergama dextra

Defendi possent, etiam haec defensa fuissent. (Virg, 1, III)

Un semblable discours, répété le lendemain par le prince à chacune des légions, produisit le même effet, et une foule de gardes nationaux sortirent des rangs, et se préparèrent à partir : la seule compagnie de Cazes fournit quatre-vingt hommes[2]. Le choix du général Le capitaine, pour organiser ces braves, en augmenta encore le nombre. Qu’il me soit permis d’offrir ici à ce bon citoyen, à cet excellent officier, un tribut d’hommages que mes camarades ne désavoueront point. Après avoir passé huit mois à instruire dans le service et former aux manœuvres la garde nationale, Le Capitaine a péri entraîné par la fatalité sur une terre étrangère ; mais son nom vivra longtemps dans la mémoire de ses compatriotes, de ses frères d’armes, de ses élèves.
Aussitôt que Monsieur eut passé en revue les légions, il se rendit, avec le Roi, à la séance royale de la chambre des représentants. Le poste des Tuileries fit partie du cortège. Le Roi, plus occupé du sort à venir de la France que des malheurs qui le menaçaient personnellement, réunit autour de lui les princes de sa famille, les pairs, et les représentants du royaume. « Depuis que j’ai revu ma patrie, leur dit-il, j’ai travaillé au bonheur de mon peuple ; pourrais-je, à soixante ans, mieux terminer ma carrière qu’en mourant pour lui. Je ne crains que pour la France. Celui qui veut allumer parmi nous les torches de la guerre civile vient détruire cette charte constitutionnelle que je vous ai donnée, cette charte que tous les Français chérissent, et que je jure de maintenir. Rallions-nous donc autour d’elle ; qu’elle soit notre étendard sacré ; les descendants d’Henri IV s’y rangeront les premiers, ils seront suivis de tous les bons Français[3]. À ces mots, Mgr le comte d’Artois se leva, et prêta le serment solennel de maintenir la charte ; Mgr le duc de Berry suivit son exemple. Cette déclaration volontaire de la part du Roi, ce testament politique, cette prévoyance paternelle au bord de l’abîme, produisirent sur tous les assistants une émotion profonde ; des cris d’enthousiasme se mêlèrent aux pleurs de l’attendrissement et de la reconnaissance.
Les nouvelles devenaient cependant plus alarmantes d’heure en heure, l’orage s’approchait ; déjà on entendait de loin gronder la tempête. La fidélité de quelques régiments balançait la défection des autres ; un aveuglement funeste semblait s’être emparé de tous les esprits. Enfin l’abandon d’une grande partie de l’armée, laissant Paris à découvert, montra bientôt l’impossibilité d’opposer aucune sorte de résistance à cet entraînement surnaturel, à ce délire de l’imagination, à cette impulsion inattendue et électrique, qu’il était aussi impossible de définir que d’arrêter. La journée du 19 parut être celle qui devait décider du sort de la capitale. La garde nationale reçut l’ordre de relever la troupe de ligne, et de redoubler de soins pour la tranquillité du palais, qui désormais était confié à elle seule. Déjà on se disposait à la défense. Tous les abords étaient occupés et surveillés depuis plusieurs jours ; le poste du Pont-Tournant avait été doublé, du moment où les Suisses s’étaient portés en avant ; on avait établi au bout de la galerie du Musée un fort détachement qui donnait des factionnaires dans la cour du Louvre, et devait, en cas d’attaque, se replier lentement par l’intérieur sur différentes barricades qu’on avait préparées de distance en distance. Déplorable effet de nos troubles civils, le sanctuaire des arts était devenu un théâtre de guerre, et les chefs-d’œuvre du génie ne décoraient plus qu’un bivouac.
A onze heures, on vit paraître dans la cour des Tuileries des troupes nombreuses de volontaires qui allaient se joindre à la maison du Roi. On distinguait parmi elles le corps des officiers de la marine, conduit par une douzaine de vieux amiraux couverts de blessures, la plupart échappés aux désastres de Quiberon, et qui semblaient n’avoir survécu à l’ancienne gloire de notre marine que pour attester son existence. Ces nobles gardiens du pavillon français venaient apporter au pied du trône les derniers efforts de leur courage, dans l’espérance au moins de mourir sur les ruines de la monarchie.
La garde montante arriva à midi ; elle était composée de détachements des 7° ; 8° ; 11°, et 12° légions, sous les ordres de M. le major Léger de Bresse, officier très distingué. Depuis que le poste des Tuileries avait été renforcé et porté à six cents hommes, la garde nationale occupait quatre corps de garde, celui de la fontaine, du pavillon Marsan, du théâtre, et du pavillon de Flore : les trois premiers servaient à relever les sentinelles et à faire des patrouilles ; le dernier était plutôt une forte réserve disponible à tout événement, et pouvant envoyer également des patrouilles pour dissiper les rassemblements. Ce dernier poste fut occupé par la 11° légion, à laquelle le major appartenait, et la 12°, qui se trouvèrent commandés par deux capitaines sur lesquels on pouvait compter dans toute circonstance ; M. de la Galisserie, chef de division aux ponts et chaussés, et M. Thouin, entrepreneur de bâtiments. Sitôt que nous fûmes entrés au corps de garde, qui n’était autre chose que le vestibule et la salle à manger de madame la duchesse d’Angoulême, l’adjudant commandant et le major entrèrent dans les salles, et nous firent connaître la situation des choses. « C’est à nous, mes amis, dirent-ils, qu’il est réserver de garder le Roi dans le moment le plus difficile ; la troupe de ligne s’est portée en avant, la maison du Roi va la suivre, et nous restons seuls pour nous opposer à tous les mouvements qui pourraient venir de l’intérieur de Paris. Nous sommes munis de cartouches, et tout est disposé pour nous bien défendre. Promettons-nous de périr tous ici plutôt que de laisser jamais pénétrer le château, et de voir se renouveler les scènes du 10 août. » A ses mots, des cris de vive le Roi s’élevèrent de tous côtés, et l’enthousiasme fut général.
Cependant la foule ne diminuait pas dans les cours et aux abords du palais, malgré la pluie continuelle ; la crainte se mêlait à la tristesse sur les visages ; le silence succédait à l’agitation et à la curiosité. Déjà au milieu des groupes on voyait se glisser certains individus qui n’y avaient point paru les jours précédents, et qui, avec un sang-froid apparent, laissent échapper des souris de contentement et d’ironie. Il n’était que trop facile, à la tranquillité des uns, et à l’inquiétude des autres, de prévoir l’issue de cette malheureuse situation. A quatre heures, le Roi sortit des Tuileries pour passer en revue sa maison militaire, rangée en bataille au champ de Mars. Cette réunion de jeunes gens distingués, de serviteurs fidèles, aurait été d’un grand secours si leur formation avait été achevée, mais une grande partie n’était point montée ; et d’ailleurs, il faut l’avouer, la composition d’un corps d’officiers n’était plus d’accord avec le système militaire européens. Vingt mille hommes robustes et exercés auraient pu être encadrés dans ces rangs trop pressés, et présenter alors la véritable puissance des masses, c’est-à-dire l’impulsion de la force physique conduite par le courage et le talent.
Ce fut en donnant le mot d’ordre au commandant, à neuf heures, que M. le prince de Poix le prévint que le départ du Roi était décidé, et qu’il aurait lieue à minuit. Cet officier lui témoigna le désir de présenter à Sa Majesté les hommages de la garde nationale. Le prince en fit part au Roi, et Sa Majesté permit que la troupe de service se trouvât sur son passage. Vers onze heures, le marquis d’Albignac, exempt des gardes du corps, vint trouver l’adjudant-commandant, et lui témoigna de l’inquiétude sur les individus qui composaient la garde des Tuileries, et dont une partie, disait-il, appartenait au faubourg Saint-Antoine. « Nous ne savons pas ce que c’est que le faubourg Saint-Antoine dans la garde nationale, répondit le commandant ; il y a ici un détachement de la 8° légion dont je vous réponds comme de tous les autres ; quelques personnes peuvent avoir d’anciennes obligations, d’anciens souvenirs ; mais aucune n’est capable de manquer à son devoir dans une circonstance aussi grave, et qui nous inspire à tous autant d’intérêt. » En effet, Sa Majesté put se convaincre, un moment après, combien le sentiment qu’elle inspirait était général. Non, jamais pareil spectacle n’a été offert aux regards des hommes, jamais il ne s’effacera de notre mémoire. Puissions-nous le transmettre à nos enfants aussi fidèlement que nous le gardons dans nos cœurs ! Que cette scène touchante soit un lien éternel entre eux et les descendants de nos princes ! qu’elle conserve dans les premiers une fidélité à toute épreuve ; et dans les autres, cette bonté adorable, le meilleur gage de la fidélité !
Quoiqu’on eût cherché à garder le secret sur le départ du Roi, le mouvement qui avait lieu dans le château ne permettait guère d’en doute. Cependant on s’aveuglait encore sur ce triste éventement, lorsque les voitures de voyage arrivèrent : celle du Roi se plaça sous le vestibule du pavillon de Flore. Tous les gardes nationaux du poste de réserve et de celui de la fontaine, officiers, soldats, sortirent alors pêle-mêle sans armes, et déjà fort émus ; ils se placèrent sur l’escalier et sur le palier qui précède l’appartement du Roi ; tous les regards étaient fixés sur les portes, un profond silence régnait parmi nous ; le moindre bruit qu’on entendait dans l’intérieur redoublait cette attention religieuse, lorsque tout à coup les portes s’ouvrent, le Roi parait précédé seulement d’un huissier portant des flambeaux, et soutenu par M. le comte de Blacas et M. duc de Duras. A son aspect vénérable, et, comme par un mouvement spontané, nous tombâmes à genoux en pleurant, les uns saisissant ses mains, les autres, ses habits ; nous traînant sur les marches de l’escalier pour le considérer, le toucher plus longtemps. « Mes enfants, disait le Roi, en grâce, épargnez-moi ; j’ai besoin de force. Je vous reverrai bientôt. Retournez dans vos familles… mes amis, votre attachement me touche. » Et on sentait, au ton dont il prononçait ces paroles, combien son âme était oppressée. Ceux-là seuls qui ne pouvaient approcher de cette scène criaient, Vive le Roi ! mais autour du prince, on n’entendait que sanglots, soupirs, et mots entrecoupés. Ceux qui se relevaient joignaient les mains, se couvraient le visage, et versaient des torrents de larmes. A mesure que le Roi avançait, d’autres gardes nationaux se précipitaient de même à ses pieds, et se pressaient autour de lui dans ce désordre de l’émotion, cette familiarité du malheur, qu’un caractère supérieur excuse, parce qu’il est digne de l’apprécier. En effet, ce n’était plus seulement le Monarque qu’on voyait s’éloigner avec tant de regrets, c’était l’être bienfaisant, éclairé, généreux, que chacun aurait voulu défendre aux dépens de ses jours, soigner comme un père, révérer comme un ange tutélaire. C’est dans ces moments terribles où la puissance perd une partie de son prestige, et la faveur sa puissance, que le sentiment se montre dans toute sa vérité ; c’est alors qu’un souverain peut connaître ce qu’il inspire, et se voir, de son vivant, porté au tribunal de l’histoire et de la postérité : Divus post mortem.
Le Roi, ainsi entouré, parvint avec peine jusqu’à sa voiture, qui s’éloigna sur le champ, escortée par un détachement de gardes du corps. Nous restâmes tout un moment immobiles, comme frappés d’un effet surnaturel. Outre les officiers de service qui assistèrent à ces adieux touchants, plusieurs officiers de la garde nationale s’y trouvaient présents, entre autres M. Acloque, chef de la 11° légion ; MM. de Lachauvinière, Solirène, et Tilly, de l’état-major, qui avaient pressenti ce qui allait se passer. Il était minuit un quart. Monsieur partit une heure après ; les voitures de service suivirent immédiatement, et bientôt le palais des Rois présenta ce silence de l’abandon, ce vide solitaire qui retraçait encore le passé, et où déjà se plaçait l’avenir. Quelles réflexions chacun de nous a pu faire dans ce terrible intervalle entre la monarchie qui semblait déjà ne plus exister, et la nouvelle domination qui n’existait pas encore !
Le reste de la nuit se passa sans événement. L’architecte et l’adjudant du palais vinrent constater l’état des lieux, et l’ordre fut donné de ne rien laisser sortir que sur des visa du concierge ; on envoya également des postes à l’hôtel d’Elbeuf et au quartier des gardes du corps, pour les préserver du pillage. Le jour parut enfin pour éclairer une scène toute différente. Nous nous crûmes transportés tout d’un coup chez un nouveau peuple, ou plutôt vis-à-vis d’acteurs différents, parlant une autre langue, quoique occupant le même théâtre. Dès sept heures du matin, le peuple commença à se porter vers les grilles, et à garnir toute la place extérieure du Carrousel, et les terrasses du côté du jardin. Le bruit du départ du Roi se répandait, et une agitation sourde régnait dans la ville. Vers dix heures, une rumeur plus forte se fit entendre ; une patrouille envoyée de ce côté, sous le commandement du caporal Maria, de la 8° légion, eut beaucoup de peine à pénétrer à travers l’attroupement qui s’était formé ; elle arriva au moment où quelques officiers étaient devenus l’objet de la fureur du peuple, pour n’avoir pas voulu quitter la cocarde tricolore qu’ils avaient prise au moment où ils avaient eu connaissance de l’arrivée de Bonaparte. La patrouille les tira de la foule, les conduisit au corps de garde, et l’ordre fut rétabli.
Vers une heure, la garde montante, composée des 1re, 2° ; 3° et 4° légions, arriva, et se rangea en bataille vis-à-vis de la grille, se bornant à relever les sentinelles. L’adjudant-commandant donna l’ordre au major de garder sa troupe sous les armes, et engagea les détachements de la garde descendante à rester également rangés en bataille. Cette mesure était bien nécessaire ; car, à peine étions-nous formés, qu’un bruit affreux se fit entendre au milieu du Carrousel ; des cris de vive le Roi ! vive l’Empereur ! partaient du même côté. A travers la foule du peuple on distinguait seulement les casques de quelques cuirassiers, des conducteurs de chariots, et une masse de sabres et d’épées nus qui s’agitaient en l’air : c’était la troupe des officiers à demi-solde, qu’on avait dirigée vers Saint-Denis, et qui s’était mise en marche sur Paris sitôt qu’elle avait appris le départ du Roi. C’était une réunion d’hommes différents d’âge, de mœurs, de caractère, qui, fiers encore de leurs faits d’armes, n’avaient jamais prétendu abdiquer, comme leur chef, le rang qu’ils tenaient dans l’état ; c’étaient enfin les représentants du nouvel ordre de choses qui allaient occuper la même place où l’on avait vu la veille les volontaires royaux. Après avoir traversé le faubourg Saint-Denis, ils étaient parvenus aux Tuileries, dont ils voulaient, disaient-ils, faire la garde : ils avaient avec eux deux pièces de canon et un détachement de cuirassiers ; le peuple retardait leur marche, et ne répondait point à leurs cris. Arrivés à la grille, ils voulurent la forcer ; un renfort de la garde nationale la tint fermée. Un moment après, un général se présenta à cheval, et entra en pourparlers ; il annonça que Bonaparte ne tarderait pas à arriver, et, après quelques moments de conférence, il fut convenu que les officiers seulement entreraient dans la cour des Tuileries ; mais qu’ils s’y réuniraient en bataillon, pour ne pas causer de désordre. On dirigea les canons par le quai, pour entrer par le guichet du pont Royal. Quelque soin qu’on prît à ne laisser entrer que les officiers, une foule de peuple pénétra en même temps dans la cour, et les deux bataillons de MM. de Remuzat et d’Arjuzon eurent beaucoup de peine à la faire retirer par les deux entrées latérales. Les officiers demandèrent à faire le service avec la garde nationale ; l’adjudant-commandant leur répondit qu’il était responsable de ses postes, et qu’il n’en pouvait dégarnir aucun : mais que, s’ils voulaient doubler quelques sentinelles, ils en étaient les maîtres ; et le poste de la fontaine présenta bientôt le singulier spectacle d’un officier en sentinelle portant la cocarde tricolore, et au nom de l’Empereur, à côté d’un grenadier de la garde nationale en cocarde blanche, avec la décoration du lis, et ne connaissant que le Roi.
Pendant ce temps on voyait arriver de tous côtés aux Tuileries de nouveaux personnages, des conseillers d’état, des ministres, des chambellans, dans leur ancien costume ; les contrôleurs de la bouche, maîtres-d’hôtel, et valets de pied en uniforme ou en livrée, reprenaient leur service tranquillement et sans bruit, comme si Bonaparte n’eût fait qu’une courte absence, ou que sa maison eût été conservée en l’attendant. Des femmes élégantes montaient les escaliers, remplissaient les salons ; et, ce qui est plus curieux, les mêmes huissiers se trouvaient déjà aux portes des appartements pour faire observer l’étiquette impériale.
Bonaparte devait arriver par l’arc du Carrousel, et une haie de sentinelles avait été disposée de ce côté pour y maintenir l’ordre ; mais, soit crainte de la foule, soit pour abréger, il fut ordonné de porter cinquante grenadiers près du guichet du pavillon de Flore ; les officiers de l’armée, qui occupaient le poste de la fontaine, voyant ce mouvement, s’y portèrent en foule ; et les personnes qui se trouvaient dans la salle des Maréchaux et le salon de la Paix coururent, à travers la salle de Diane, se placer sur le grand escalier. Il était déjà nuit, et le mélanger de clarté au-dedans, d’obscurité au dehors, donnait à tout ce tableau un caractère particulier. A neuf heures et demie, un grand bruit de chevaux, de voitures, se fit entendre sur le quai ; une troupe de lanciers, le sabre à la main, se précipite à travers le guichet, jetant des cris affreux et renversant tout le monde : une berline était au milieu d’eux ; elle s’arrête à la place même d’où était partie la voiture du Roi, moins de vingt-quatre heures auparavant ; la portière s’ouvre, et sur le marchepied parait Napoléon, vêtu de la même redingote grise, ayant sur la tête le même chapeau uni, qu’on lui voyait toujours, et présentant l’image d’une apparition fantastique : il veut s’avancer ; mais il ne peut traverser la foule, lorsqu’une troupe de généraux et d’officiers, la plupart l’épée à la main, le soulèvent, et le portent, comme en triomphe, dans l’intérieur du pavillon, en faisant retentir les voûtes de Vive l’Empereur ! Cette scène avait quelque chose de gigantesque, de disproportionné avec les évènements humains. Un soldat parvenait, pour la seconde fois, à s’asseoir sur le trône d’un grand empire, non plus par des gradations marquées, non plus à l’aide de services éclatants, ou brillant d’une gloire nationale ; mais seul, sortant de l’exil, à la face du monde entier qui l’avait rejeté ; n’ayant pour appui que des souvenirs ; pour séductions, que des espérances. Certes, un pareil spectacle était fait pour en imposer ; mais il eût fallu, pour en être ému, n’avoir pas été témoin de l’événement qui l’avait précédé. Au milieu de ces cris de joie, on croyait encore entendre les soupirs, les sanglots de la veille ; les rampes semblaient encore humides des larmes dont elles avaient été inondées. A la place de cette grandeur terrible, on se représentait

une dignité douce, une noble candeur, et surtout cette bonté touchante, cette bonté sans laquelle, dit Sénèque, il n’est point de vraie grandeur : Bonitas sine qua nulla est majestas[4].
Pendant que Napoléon s’établissait dans le palais, des détachements de tous les corps arrivaient dans la cour ; les canons se rangeaient au milieu ; les cavaliers attachaient leurs chevaux aux grilles ; et tous les abords du château ressemblait à un grand quartier général après une bataille gagnée ; les officies s’embrassaient en se rencontrant, et se félicitaient d’avance d’un avenir sans bornes. A onze heures arriva un détachement des grenadiers de l’île d’Elbe : ces hommes déterminés avaient fait le chemin d’Auxerre en trois jours. Ils se rangèrent devant le corps de garde de la fontaine ; et, le voyant occupé, ils placèrent leurs fusils en faisceaux au dehors, et se couchèrent tranquillement par terre pour prendre quelque repos. L’aspect de ces guerriers, échappés à tant de dangers, et si simples après tant de travaux, faisait penser avec tristesse aux services qu’auraient pu rendre leurs compagnons s’ils avaient montré autant de dévouement à une meilleure cause, ou de fidélité à un meilleur maître.
La garde nationale, pendant le reste de la nuit, conserva ses postes, et continua de mériter, par son attitude calme et ferme, la considération dont elle n’a cessé de jouir[5].
Tel est l’exposé fidèle de ce qui s’est passé pendant les journées des 19 et 20 mars, et qui présente à l’histoire le singulier résultat du plus funeste événement sans le moindre désordre, du plus rare dévouement sans le moindre effet, du plus grand attentat sans une seule victime.

N. B. Les deux estampes que l’on a joint à ce récit représentent avec exactitude le départ du Roi et l’arrivée de Bonaparte, deux scènes bien différentes et d’un contraste frappant ; l’une, tranquille, noble, touchante, et offrant l’image des adieux d’un père ; l’autre, tumultueuse, hardie, sauvage, tel que devait être le retour d’un conquérant.

Liste de MM. les officiers de la garde nationale, qui se trouvaient de service aux Tuileries le 19 mars, jour du départ du Roi.


État-major


M. le comte Alexandre de Laborde, adjudant-commandant.

le comte de Caumont, chef d’escadron
Guillaume, capitaine adjoint.


11° légion


Pavillon de Flore, 125 hommes.


M. le chevalier Léger de Bresse, major

Roulin, chef du 4° bataillon,
Caillart, adjudant major dudit bataillon.
Galochel de la Galisserie, capitaine des grenadiers.
Oudry, lieutenant des grenadiers.
Descorps, sous-lieutenant de la 2° compagnie de chasseurs.
Hennequin, sous-lieutenant de la 3° compagnie de chasseurs.
Brailly, adjudant sous-officier.


12° légion


Même Pavillon, 130 hommes.


M. Lafond, chef du 3° bataillon.

Thouin, capitaine de grenadiers, 4° bataillon.
Armandier, lieutenant de grenadiers, 2° bataillon.
Langlois, sous-lieutenant de grenadiers, 1er bataillon.
Doux, sous-lieutenant de chasseurs, 3° bataillon.
7° légion


Pavillon Marsan, 130 hommes.


M. Commartin, capitaine de grenadiers.

Robin, lieutenant de chasseurs.
Martin, sous-lieutenant de chasseurs.
Deladrene, sous-lieutenant des grenadiers.


8° légion


Postes de la fontaine et du pont tournant, 125 hommes.


M. Calmer, capitaine de grenadiers, 3° bataillon.

Meyer Dalmbert, sous-lieutenant, idem.
Millot, sous-lieutenant des grenadiers.



A dix heures du soir, les postes ci-dessus furent renforcés par le lieutenant Hedelhofer, de la 3° légion, avec 25 chasseurs.


  1. Ordre du jour de la Garde nationale des 15 et 16 mars.
  2. Cette compagnie et son capitaine aujourd’hui ministre de la police faisaient partie du 3° bataillon de la 2° légion.
  3. Moniteur du 17 mars.
  4. Sénèque, ep. 95.
  5. Cette institution, encore dans son enfance, semble être le produit de longues années, tant elle présente d’accord, d’union, et d’ensemble dans tous ceux qui la composent. Il est vrai que, par un heureux concours de sagesse et de volonté, les différents chefs qu’elle a eus et ceux qu’elle a aujourd’hui ont toujours cherché à perfectionner son organisation et à soutenir son zèle, sans l’éloigner de son véritable but, le maintien de l’ordre et de la propriété.