Quatrevingt-treize/III, 1

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 155-171).
TROISIÈME PARTIE

LIVRE PREMIER.

LA VENDÉE.



I

LES FORÊTS.

Il y avait alors en Bretagne sept forêts horribles. La Vendée, c’est la révolte-prêtre. Cette révolte a eu pour auxiliaire la forêt. Les ténèbres s’entr’aident.

Les sept Forêts-Noires de Bretagne étaient la forêt de Fougères qui barre le passage entre Dol et Avranches ; la forêt de Princé qui a huit lieues de tour ; la forêt de Paimpont, pleine de ravines et de ruisseaux, presque inaccessible du côté de Baignon, avec une retraite facile sur Concornet qui était un bourg royaliste ; la forêt de Rennes d’où l’on entendait le tocsin des paroisses républicaines, toujours nombreuses près des villes ; c’est là que Puysaye perdit Focard ; la forêt de Machecoul qui avait Charette pour bête fauve ; la forêt de Garnache qui était aux La Trémoille, aux Gauvain et aux Rohan ; la forêt de Brocéliande qui était aux fées.

Un gentilhomme en Bretagne avait le titre de seigneur des Sept-Forêts. C’était le vicomte de Fontenay, prince breton.

Car le prince breton existait, distinct du prince français. Les Rohan étaient princes bretons. Garnier de Saintes, dans son rapport à la Convention, 15 nivôse an ii, qualifie ainsi le prince de Talmont : « Ce Capet des brigands, souverain du Maine et de la Normandie. » L’histoire des forêts bretonnes, de 1792 à 1800, pourrait être faite à part, et elle se mêlerait à la vaste aventure de la Vendée comme une légende.

L’histoire a sa vérité, la légende a la sienne. La vérité légendaire est d’une autre nature que la vérité historique. La vérité légendaire, c’est l’invention ayant pour résultat la réalité. Du reste l’histoire et la légende ont le même but, peindre sous l’homme momentané l’homme éternel.

La Vendée ne peut être complètement expliquée que si la légende complète l’histoire ; il faut l’histoire pour l’ensemble et la légende pour le détail.

Disons que la Vendée en vaut la peine. La Vendée est un prodige.

Cette Guerre des Ignorants, si stupide et si splendide, abominable et magnifique, a désolé et enorgueilli la France. La Vendée est une plaie qui est une gloire.

À de certaines heures la société humaine a ses énigmes, énigmes qui pour les sages se résolvent en lumière et pour les ignorants en obscurité, en violence et en barbarie. Le philosophe hésite à accuser. Il tient compte du trouble que produisent les problèmes. Les problèmes ne passent point sans jeter au-dessous d’eux une ombre comme les nuages.

Si l’on veut comprendre la Vendée, qu’on se figure cet antagonisme : d’un côté la révolution française, de l’autre le paysan breton. En face de ces événements incomparables, menace immense de tous les bienfaits à la fois, accès de colère de la civilisation, excès du progrès furieux, amélioration démesurée et inintelligible, qu’on place ce sauvage grave et singulier, cet homme à l’œil clair et aux longs cheveux, vivant de lait et de châtaignes, borné à son toit de chaume, à sa haie et à son fossé, distinguant chaque hameau du voisinage au son de la cloche, ne se servant de l’eau que pour boire, ayant sur le dos une veste de cuir avec des arabesques de soie, inculte et brodé, tatouant ses habits comme ses ancêtres les celtes avaient tatoué leurs visages, respectant son maître dans son bourreau, parlant une langue morte, ce qui est faire habiter une tombe à sa pensée, piquant ses bœufs, aiguisant sa faulx, sarclant son blé noir, pétrissant sa galette de sarrasin, vénérant sa charrue d’abord, sa grand’mère ensuite, croyant à la sainte Vierge et à la Dame blanche, dévot à l’autel et aussi à la haute pierre mystérieuse debout au milieu de la lande, laboureur dans la plaine, pêcheur sur la côte, braconnier dans le hallier, aimant ses rois, ses seigneurs, ses prêtres, ses poux ; pensif, immobile souvent des heures entières sur la grande grève déserte, sombre écouteur de la mer.

Et qu’on se demande si cet aveugle pouvait accepter cette clarté.

II

LES HOMMES.

Le paysan a deux points d’appui : le champ qui le nourrit, le bois qui le cache.

Ce qu’étaient les forêts bretonnes, on se le figurerait difficilement ; c’étaient des villes. Rien de plus sourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricables enchevêtrements d’épines et de branchages ; ces vastes broussailles étaient des gîtes d’immobilité et de silence ; pas de solitude d’apparence plus morte et plus sépulcrale ; si l’on eût pu, subitement et d’un seul coup pareil à l’éclair, couper les arbres, on eût brusquement vu dans cette ombre un fourmillement d’hommes.

Des puits ronds et étroits, masqués au dehors par des couvercles de pierre et de branches, verticaux, puis horizontaux, s’élargissant sous terre en entonnoir, et aboutissant à des chambres ténébreuses, voilà ce que Cambyse trouva en Égypte et ce que Westermann trouva en Bretagne ; là c’était dans le désert, ici c’était dans la forêt ; dans les caves d’Égypte il y avait des morts, dans les caves de Bretagne il y avait des vivants. Une des plus sauvages clairières du bois de Misdon, toute perforée de galeries et de cellules où allait et venait un peuple mystérieux, s’appelait « la Grande-ville ». Une autre clairière, non moins déserte en dessus et non moins habitée en dessous, s’appelait « la Place royale ».

Cette vie souterraine était immémoriale en Bretagne. De tout temps l’homme y avait été en fuite devant l’homme. De là les tanières de reptiles creusées sous les arbres. Cela datait des druides, et quelques-unes de ces cryptes étaient aussi anciennes que les dolmens. Les larves de la légende et les monstres de l’histoire, tout avait passé sur ce noir pays, Teutatès, César, Hoël, Néomène, Geoffroy d’Angleterre, Alain-gant-de-fer, Pierre Mauclerc, la maison française de Blois, la maison anglaise de Montfort, les rois et les ducs, les neuf barons de Bretagne, les juges des Grands-Jours, les comtes de Nantes querellant les comtes de Rennes, les routiers, les malandrins, les grandes compagnies, René ii, vicomte de Rohan, les gouverneurs pour le roi, le « bon duc de Chaulnes » branchant les paysans sous les fenêtres de Mme de Sévigné, au xve siècle les boucheries seigneuriales, au xvie et au xviie siècles les guerres de religion, au xviiie siècle les trente mille chiens dressés à chasser aux hommes ; sous ce piétinement effroyable le peuple avait pris le parti de disparaître. Tour à tour les troglodytes pour échapper aux celtes, les celtes pour échapper aux romains, les bretons pour échapper aux normands, les huguenots pour échapper aux catholiques, les contrebandiers pour échapper aux gabelous, s’étaient réfugiés d’abord dans les forêts, puis sous la terre. Ressource des bêtes. C’est là que la tyrannie réduit les nations. Depuis deux mille ans, le despotisme sous toutes ses espèces, la conquête, la féodalité, le fanatisme, le fisc, traquait cette misérable Bretagne éperdue, sorte de battue inexorable qui ne cessait sous une forme que pour recommencer sous l’autre. Les hommes se terraient.

L’épouvante, qui est une sorte de colère, était toute prête dans les âmes, et les tanières étaient toutes prêtes dans les bois, quand la république française éclata. La Bretagne se révolta, se trouvant opprimée par cette délivrance de force. Méprise habituelle aux esclaves.

III

CONNIVENCE DES HOMMES ET DES FORÊTS.

Les tragiques forêts bretonnes reprirent leur vieux rôle et furent servantes et complices de cette rébellion, comme elles l’avaient été de toutes les autres.

Le sous-sol de telle forêt était une sorte de madrépore percé et traversé en tous sens par une voirie inconnue de sapes, de cellules et de galeries. Chacune de ces cellules aveugles abritait cinq ou six hommes. La difficulté était d’y respirer. On a de certains chiffres étranges qui font comprendre cette puissante organisation de la vaste émeute paysanne. En Ille-et-Vilaine, dans la forêt du Pertre, asile du prince de Talmont, on n’entendait pas un souffle, on ne trouvait pas une trace humaine, et il y avait six mille hommes avec Focard ; en Morbihan, dans la forêt de Meulac, on ne voyait personne, et il y avait huit mille hommes. Ces deux forêts, le Pertre et Meulac, ne comptent pourtant pas parmi les grandes forêts bretonnes. Si l’on marchait là-dessus, c’était terrible. Ces halliers hypocrites, pleins de combattants tapis dans une sorte de labyrinthe sous-jacent, étaient comme d’énormes éponges obscures d’où, sous la pression de ce pied gigantesque, la révolution, jaillissait la guerre civile.

Des bataillons invisibles guettaient. Ces armées ignorées serpentaient sous les armées républicaines, sortaient de terre tout à coup et y rentraient, bondissaient innombrables et s’évanouissaient, douées d’ubiquité et de dispersion, avalanche, puis poussière, colosses ayant le don du rapetissement, géants pour combattre, nains pour disparaître. Des jaguars ayant des mœurs de taupes.

Il n’y avait pas que les forêts, il y avait les bois. De même qu’au-dessous des cités il y a les villages, au-dessous des forêts il y avait les broussailles. Les forêts se reliaient entre elles par le dédale, partout épars, des bois. Les anciens châteaux qui étaient des forteresses, les hameaux qui étaient des camps, les fermes qui étaient des enclos faits d’embûches et de pièges, les métairies, ravinées de fossés et palissadées d’arbres, étaient les mailles de ce filet où se prirent les armées républicaines.

Cet ensemble était ce qu’on appelait le Bocage.

Il y avait le bois de Misdon, au centre duquel était un étang, et qui était à Jean Chouan ; il y avait le bois de Gennes qui était à Taillefer ; il y avait le bois de la Huisserie, qui était à Gouge-le-Bruant ; le bois de la Charnie qui était à Courtillé-le-Bâtard, dit l’Apôtre saint Paul, chef du camp de la Vache-Noire ; le bois de Burgault qui était à cet énigmatique Monsieur Jacques, réservé à une fin mystérieuse dans le souterrain de Juvardeil ; il y avait le bois de Charreau où Pimousse et Petit-Prince, attaqués par la garnison de Châteauneuf, allaient prendre à bras-le-corps dans les rangs républicains des grenadiers qu’ils rapportaient prisonniers ; le bois de la Heureuserie, témoin de la déroute du poste de la Longue-Faye ; le bois de l’Aulne d’où l’on épiait la route entre Rennes et Laval ; le bois de la Gravelle qu’un prince de La Trémoille avait gagné en jouant à la boule ; le bois de Lorges dans les Côtes-du-Nord, où Charles de Boishardy régna après Bernard de Villeneuve ; le bois de Bagnard, près Fontenay, où Lescure offrit le combat à Chalbos qui, étant un contre cinq, l’accepta ; le bois de la Durondais que se disputèrent jadis Alain le Redru et Hérispoux, fils de Charles le Chauve ; le bois de Croqueloup, sur la lisière de cette lande où Coquereau tondait les prisonniers ; le bois de la Croix-Bataille qui assista aux insultes homériques de Jambe-d’Argent à Morière et de Morière à Jambe-d’Argent ; le bois de la Saudraie que nous avons vu fouiller par un bataillon de Paris. Bien d’autres encore.

Dans plusieurs de ces forêts et de ces bois, il n’y avait pas seulement des villages souterrains groupés autour du terrier du chef ; mais il y avait encore de véritables hameaux de huttes basses cachés sous les arbres, et si nombreux que parfois la forêt en était remplie. Souvent les fumées les trahissaient. Deux de ces hameaux du bois de Misdon sont restés célèbres, Lorrière, près de l’étang, et, du côté de Saint-Ouen-les-Toits, le groupe de cabanes appelé la Rue-de-Bau.

Les femmes vivaient dans les huttes et les hommes dans les cryptes. Ils utilisaient pour cette guerre les galeries des fées et les vieilles sapes celtiques. On apportait à manger aux hommes enfouis. Il y en eut qui, oubliés, moururent de faim. C’étaient d’ailleurs des maladroits qui n’avaient pas su rouvrir leurs puits. Habituellement le couvercle, fait de mousse et de branches, était si artistement façonné, qu’impossible à distinguer du dehors dans l’herbe, il était très facile à ouvrir et à fermer du dedans. Ces repaires étaient creusés avec soin. On allait jeter à quelque étang voisin la terre qu’on ôtait du puits. La paroi intérieure et le sol étaient tapissés de fougère et de mousse. Ils appelaient ce réduit « la loge ». On était bien là, à cela près qu’on était sans jour, sans feu, sans pain et sans air.

Remonter sans précaution parmi les vivants et se déterrer hors de propos était grave. On pouvait se trouver entre les jambes d’une armée en marche. Bois redoutables ; pièges à doubles trappes. Les bleus n’osaient entrer, les blancs n’osaient sortir.

IV

LEUR VIE SOUS TERRE.

Les hommes dans ces caves de bêtes s’ennuyaient. La nuit, quelquefois, à tout risque, ils sortaient et s’en allaient danser sur la lande voisine. Ou bien ils priaient pour tuer le temps. Tout le jour, dit Bourdoiseau, Jean Chouan nous faisait chapeletter.

Il était presque impossible, la saison venue, d’empêcher ceux du Bas-Maine de sortir pour se rendre à la Fête de la Gerbe. Quelques-uns avaient des idées à eux. Denys, dit Tranche-Montagne, se déguisait en femme pour aller à la comédie à Laval ; puis il rentrait dans son trou.

Brusquement ils allaient se faire tuer, quittant le cachot pour le sépulcre.

Quelquefois ils soulevaient le couvercle de leur fosse, et ils écoutaient si l’on se battait au loin ; ils suivaient de l’oreille le combat. Le feu des républicains était régulier, le feu des royalistes était éparpillé ; ceci les guidait. Si les feux de peloton cessaient subitement, c’était signe que les royalistes avaient le dessous ; si les feux saccadés continuaient et s’enfonçaient à l’horizon, c’était signe qu’ils avaient le dessus. Les blancs poursuivaient toujours ; les bleus jamais, ayant le pays contre eux.

Ces belligérants souterrains étaient admirablement renseignés. Rien de plus rapide que leurs communications, rien de plus mystérieux. Ils avaient rompu tous les ponts, ils avaient démonté toutes les charrettes, et ils trouvaient moyen de tout se dire et de s’avertir de tout. Des relais d’émissaires étaient établis de forêt à forêt, de village à village, de ferme à ferme, de chaumière à chaumière, de buisson à buisson.

Tel paysan qui avait l’air stupide passait portant des dépêches dans son bâton, qui était creux.

Un ancien constituant, Boétidoux, leur fournissait, pour aller et venir d’un bout à l’autre de la Bretagne, des passeports républicains nouveau modèle, avec les noms en blanc, dont ce traître avait des liasses. Il était impossible de les surprendre. Des secrets livrés, dit Puysaye[1], à plus de quatre cent mille individus ont été religieusement gardés.

Il semblait que ce quadrilatère fermé au sud par la ligne des Sables à Thouars, à l’est par la ligne de Thouars à Saumur et par la rivière de Thoué, au nord par la Loire et à l’ouest par l’Océan, eût un même appareil nerveux, et qu’un point de ce sol ne pût tressaillir sans que tout s’ébranlât. En un clin d’œil on était informé de Noirmoutier à Luçon et le camp de La Loué savait ce que faisait le camp de la Croix-Morineau. On eût dit que les oiseaux s’en mêlaient. Hoche écrivait, 7 messidor an III : On croirait qu’ils ont des télégraphes.

C’étaient des clans, comme en Écosse. Chaque paroisse avait son capitaine. Cette guerre, mon père l’a faite, et j’en puis parler.

V

LEUR VIE EN GUERRE.

Beaucoup n’avaient que des piques. Les bonnes carabines de chasse abondaient. Pas de plus adroits tireurs que les braconniers du Bocage et les contrebandiers du Loroux. C’étaient des combattants étranges, affreux et intrépides. Le décret de la levée des trois cent mille hommes avait fait sonner le tocsin dans six cents villages. Le pétillement de l’incendie éclata sur tous les points à la fois. Le Poitou et l’Anjou firent explosion le même jour. Disons qu’un premier grondement s’était fait entendre dès 1792, le 8 juillet, un mois avant le 10 août, sur la lande de Kerbader. Alain Redeler, aujourd’hui ignoré, fut le précurseur de La Rochejaquelein et de Jean Chouan. Les royalistes forçaient, sous peine de mort, tous les hommes valides à marcher. Ils réquisitionnaient les attelages, les chariots, les vivres. Tout de suite, Sapinaud eut trois mille soldats, Cathelineau dix mille, Stofflet vingt mille, et Charette fut maître de Noirmoutier. Le vicomte de Scépeaux remua le Haut-Anjou, le chevalier de Dieuzie l’Entre-Vilaine-et-Loire, Tristan-l’Hermite le Bas-Maine, le barbier Gaston la ville de Guéménée, et l’abbé Bernier tout le reste. Pour soulever ces multitudes, peu de chose suffisait. On plaçait dans le tabernacle d’un curé assermenté, d’un prêtre jureur, comme ils disaient, un gros chat noir qui sautait brusquement dehors pendant la messe. — C’est le diable ! criaient les paysans, et tout un canton s’insurgeait. Un souffle de feu sortait des confessionnaux. Pour assaillir les bleus et pour franchir les ravins, ils avaient leur long bâton de quinze pieds de long, la ferte, arme de combat et de fuite. Au plus fort des mêlées, quand les paysans attaquaient les carrés républicains, s’ils rencontraient sur le champ de combat une croix ou une chapelle, tous tombaient à genoux et disaient leur prière sous la mitraille ; le rosaire fini, ceux qui restaient se relevaient et se ruaient sur l’ennemi. Quels géants, hélas ! Ils chargeaient leur fusil en courant ; c’était leur talent. On leur faisait accroire ce qu’on voulait ; les prêtres leur montraient d’autres prêtres dont ils avaient rougi le cou avec une ficelle serrée, et leur disaient : Ce sont des guillotinés ressuscités. Ils avaient leurs accès de chevalerie ; ils honorèrent Fesque, un porte-drapeau républicain qui s’est fait sabrer sans lâcher son drapeau. Ces paysans raillaient ; ils appelaient les prêtres mariés républicains des sans-calottes devenus sans-culottes. Ils commencèrent par avoir peur des canons ; puis ils se jetèrent dessus avec des bâtons, et ils en prirent. Ils prirent d’abord un beau canon de bronze qu’ils baptisèrent le Missionnaire ; puis un autre qui datait des guerres catholiques et où étaient gravées les armes de Richelieu et une figure de la Vierge ; ils l’appelèrent Marie-Jeanne. Quand ils perdirent Fontenay ils perdirent Marie-Jeanne, autour de laquelle tombèrent sans broncher six cents paysans ; puis ils reprirent Fontenay afin de reprendre Marie-Jeanne, et ils la ramenèrent sous le drapeau fleurdelysé en la couvrant de fleurs et en la faisant baiser aux femmes qui passaient. Mais deux canons, c’était peu. Stofflet avait pris Marie-Jeanne ; Cathelineau, jaloux, partit de Pin-en-Mange, donna l’assaut à Jallais, et prit un troisième canon ; Forest attaqua Saint-Florent et en prit un quatrième. Deux autres capitaines, Chouppes et Saint-Pol, firent mieux ; ils figurèrent des canons par des troncs d’arbres coupés, et des canonniers par des mannequins, et avec cette artillerie, dont ils riaient vaillamment, ils firent reculer les bleus à Mareuil. C’était là leur grande époque. Plus tard, quand Chalbos mit en déroute La Marsonnière, les paysans laissèrent derrière eux sur le champ de bataille déshonoré trente-deux canons aux armes d’Angleterre. L’Angleterre alors payait les princes français, et l’on envoyait « des fonds à monseigneur, écrivait Nantiat le 10 mai 1794, parce qu’on a dit à M. Pitt que cela était décent ». Mellinet, dans un rapport du 31 mars, dit : « Le cri des rebelles est Vivent les anglais ! » Les paysans s’attardaient à piller. Ces dévots étaient des voleurs. Les sauvages ont des vices. C’est par là que les prend plus tard la civilisation. Puysaye dit, tome ii, page 187 : « J’ai préservé plusieurs fois le bourg de Plélan du pillage. » Et plus loin, page 434, il se prive d’entrer à Montfort : « Je fis un circuit pour éviter le pillage des maisons des jacobins. » Ils détroussèrent Cholet ; ils mirent à sac Challans. Après avoir manqué Granville, ils pillèrent Ville-Dieu. Ils appelaient masse jacobine ceux des campagnards qui s’étaient ralliés aux bleus, et ils les exterminaient plus que les autres. Ils aimaient le carnage comme des soldats, et le massacre comme des brigands. Fusiller les « patauds », c’est-à-dire les bourgeois, leur plaisait ; ils appelaient cela « se décarêmer ». À Fontenay, un de leurs prêtres, le curé Barbotin, abattit un vieillard d’un coup de sabre. À Saint-Germain-sur-Ille[2], un de leurs capitaines, gentilhomme, tua d’un coup de fusil le procureur de la commune et lui prit sa montre. À Machecoul, ils mirent les républicains en coupe réglée, à trente par jour ; cela dura cinq semaines ; chaque chaîne de trente s’appelait « le chapelet ». On adossait la chaîne à une fosse creusée et l’on fusillait ; les fusillés tombaient dans la fosse parfois vivants ; on les enterrait tout de même. Nous avons revu ces mœurs. Joubert, président du district, eut les poings sciés. Ils mettaient aux prisonniers bleus des menottes coupantes, forgées exprès. Ils les assommaient sur les places publiques en sonnant l’hallali. Charette, qui signait : Fraternité ; le chevalier Charette, et qui avait pour coiffure, comme Marat, un mouchoir noué sur les sourcils, brûla la ville de Pornic et les habitants dans les maisons. Pendant ce temps-là, Carrier était épouvantable. La terreur répliquait à la terreur. L’insurgé breton avait presque la figure de l’insurgé grec, veste courte, fusil en bandoulière, jambières, larges braies pareilles à la fustanelle ; le gars ressemblait au klephte. Henri de La Rochejaquelein, à vingt et un ans, partait pour cette guerre avec un bâton et une paire de pistolets. L’armée vendéenne comptait cent cinquante-quatre divisions. Ils faisaient des sièges en règle ; ils tinrent trois jours Bressuire bloquée. Dix mille paysans, un vendredi saint, canonnèrent la ville des Sables à boulets rouges. Il leur arriva de détruire en un seul jour quatorze cantonnements républicains, de Montigné à Courbeveilles. À Thouars, sur la haute muraille, on entendit ce dialogue superbe entre La Rochejaquelein et un gars : — Carle ! — Me voilà. — Tes épaules que je monte dessus. — Faites. — Ton fusil. — Prenez. — Et La Rochejaquelein sauta dans la ville, et l’on prit sans échelles ces tours qu’avait assiégées Duguesclin. Ils préféraient une cartouche à un louis d’or. Ils pleuraient quand ils perdaient de vue leur clocher. Fuir leur semblait simple ; alors les chefs criaient : Jetez vos sabots, gardez vos fusils ! Quand les munitions manquaient, ils disaient leur chapelet et allaient prendre de la poudre dans les caissons de l’artillerie républicaine ; plus tard d’Elbée en demanda aux anglais. Quand l’ennemi approchait, s’ils avaient des blessés, ils les cachaient dans les grands blés ou dans les fougères vierges, et, l’affaire finie, venaient les reprendre. D’uniformes point. Leurs vêtements se délabraient. Paysans et gentilshommes s’habillaient des premiers haillons venus. Roger Mouliniers portait un turban et un dolman pris au magasin de costumes du théâtre de la Flèche ; le chevalier de Beauvilliers avait une robe de procureur et un chapeau de femme par-dessus un bonnet de laine. Tous portaient l’écharpe et la ceinture blanche ; les grades se distinguaient par les nœuds. Stofflet avait un nœud rouge ; La Rochejaquelein avait un nœud noir ; Wimpfen, demi-girondin, qui du reste ne sortit pas de Normandie, portait le brassard des carabots de Caen. Ils avaient dans leurs rangs des femmes, Mme de Lescure, qui fut plus tard Mme de La Rochejaquelein ; Thérèse de Mollien, maîtresse de La Rouarie, laquelle brûla la liste des chefs de paroisse ; Mme de La Rochefoucauld, belle, jeune, le sabre à la main, ralliant les paysans au pied de la grosse tour du château du Puy-Rousseau, et cette Antoinette Adams, dite le chevalier Adams, si vaillante que, prise, on la fusilla, mais debout, par respect. Ce temps épique était cruel. On était des furieux. Mme de Lescure faisait exprès marcher son cheval sur les républicains gisant hors de combat ; morts, dit-elle ; blessés, peut-être. Quelquefois les hommes trahirent, les femmes jamais. Mlle Fleury, du Théâtre-Français, passa de La Rouarie à Marat, mais par amour. Les capitaines étaient souvent aussi ignorants que les soldats ; M. de Sapinaud ne savait pas l’orthographe, il écrivait : « nous orions de notre cauté ». Les chefs s’entre-haïssaient ; les capitaines du marais criaient : À bas ceux du pays haut ! Leur cavalerie était peu nombreuse et difficile à former. Puisaye écrit : Tel homme qui me donne gaîment ses deux fils devient froid si je lui demande un de ses chevaux. Fertes, fourches, faulx, fusils vieux et neufs, couteaux de braconnage, broches, gourdins ferrés et cloutés, c’étaient là leurs armes ; quelques-uns portaient en sautoir une croix faite de deux os de mort. Ils attaquaient à grands cris, surgissaient subitement de partout, des bois, des collines, des cépées, des chemins creux, s’égaillaient, c’est-à-dire faisaient le croissant, tuaient, exterminaient, foudroyaient, et se dissipaient. Quand ils traversaient un bourg républicain, ils coupaient l’Arbre de Liberté, le brûlaient, et dansaient en rond autour du feu. Toutes leurs allures étaient nocturnes. Règle du vendéen : être toujours inattendu. Ils faisaient quinze lieues en silence, sans courber une herbe sur leur passage. Le soir venu, après avoir fixé, entre chefs et en conseil de guerre, le lieu où le lendemain matin ils surprendraient les postes républicains, ils chargeaient leurs fusils, marmottaient leur prière, ôtaient leurs sabots, et filaient en longues colonnes, à travers les bois, pieds nus sur la bruyère et sur la mousse, sans un bruit, sans un mot, sans un souffle. Marche de chats dans les ténèbres.

VI

L’ÂME DE LA TERRE PASSE DANS L’HOMME.

La Vendée insurgée ne peut être évaluée à moins de cinq cent mille hommes, femmes et enfants. Un demi-million de combattants, c’est le chiffre donné par Tuffin de La Rouarie.

Les fédéralistes aidaient ; la Vendée eut pour complice la Gironde. La Lozère envoyait au Bocage trente mille hommes. Huit départements se coalisaient, cinq en Bretagne, trois en Normandie. Évreux, qui fraternisait avec Caen, se faisait représenter dans la rébellion par Chaumont, son maire, et Gardembas, notable. Buzot, Gorsas et Barbaroux à Caen, Brissot à Moulins, Chassan à Lyon, Rabaut-Saint-Étienne à Nîmes, Meillant et Duchastel en Bretagne, toutes ces bouches soufflaient sur la fournaise.

Il y a eu deux Vendées : la grande, qui faisait la guerre des forêts, la petite, qui faisait la guerre des buissons ; là est la nuance qui sépare Charette de Jean Chouan. La petite Vendée était naïve, la grande était corrompue ; la petite valait mieux. Charette fut fait marquis, lieutenant-général des armées du roi, et grand-croix de Saint-Louis ; Jean Chouan resta Jean Chouan. Charette confine au bandit, Jean Chouan au paladin.

Quant à ces chefs magnanimes, Bonchamp, Lescure, La Rochejaquelein, ils se trompèrent. La grande armée catholique a été un effort insensé ; le désastre devait suivre. Se figure-t-on une tempête paysanne attaquant Paris, une coalition de villages assiégeant le Panthéon, une meute de noëls et d’oremus aboyant autour de la Marseillaise, la cohue des sabots se ruant sur la légion des esprits ? Le Mans et Savenay châtièrent cette folie. Passer la Loire était impossible à la Vendée. Elle pouvait tout, excepté cette enjambée. La guerre civile ne conquiert point. Passer le Rhin complète César et augmente Napoléon ; passer la Loire tue La Rochejaquelein.

La vraie Vendée, c’est la Vendée chez elle ; là elle est plus qu’invulnérable, elle est insaisissable. Le vendéen chez lui est contrebandier, laboureur, soldat, pâtre, braconnier, franc-tireur, chevrier, sonneur de cloches, paysan, espion, assassin, sacristain, bête des bois.

La Rochejaquelein n’est qu’Achille, Jean Chouan est Protée.

La Vendée a avorté. D’autres révoltes ont réussi, la Suisse par exemple. Il y a cette différence entre l’insurgé de montagne comme le suisse et l’insurgé de forêt comme le vendéen, que, presque toujours, fatale influence du milieu, l’un se bat pour un idéal, et l’autre pour des préjugés. L’un plane, l’autre rampe. L’un combat pour l’humanité, l’autre pour la solitude ; l’un veut la liberté, l’autre veut l’isolement ; l’un défend la commune, l’autre la paroisse. Communes ! communes ! criaient les héros de Morat. L’un a affaire aux précipices, l’autre aux fondrières ; l’un est l’homme des torrents et des écumes, l’autre est l’homme des flaques stagnantes d’où sort la fièvre ; l’un a sur la tête l’azur, l’autre une broussaille ; l’un est sur une cime, l’autre est dans une ombre.

L’éducation n’est point la même, faite par les sommets ou par les bas-fonds.

La montagne est une citadelle, la forêt est une embuscade ; l’une inspire l’audace, l’autre le piège. L’antiquité plaçait les dieux sur les faîtes et les satyres dans les halliers. Le satyre, c’est le sauvage ; demi-homme, demi-bête. Les pays libres ont des Apennins, des Alpes, des Pyrénées, un Olympe. Le Parnasse est un mont. Le mont Blanc était le colossal auxiliaire de Guillaume Tell ; au fond et au-dessus des immenses luttes des esprits contre la nuit qui emplissent les poëmes de l’Inde, on aperçoit l’Himalaya. La Grèce, l’Espagne, l’Italie, l’Helvétie, ont pour figure la montagne ; la Cimmérie, Germanie ou Bretagne, a le bois. La forêt est barbare.

La configuration du sol conseille à l’homme beaucoup d’actions. Elle est complice, plus qu’on ne croit. En présence de certains paysages féroces, on est tenté d’exonérer l’homme et d’incriminer la création ; on sent une sourde provocation de la nature ; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée ; la conscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus ; elle peut être naine, cela fait Atrée et Judas. La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises. Les illusions d’optique, les mirages inexpliqués, les effarements d’heure ou de lieu jettent l’homme dans cette sorte d’effroi, demi-religieux, demi-bestial, qui engendre, en temps ordinaires, la superstition, et dans les époques violentes, la brutalité. Les hallucinations tiennent la torche qui éclaire le chemin du meurtre. Il y a du vertige dans le brigand. La prodigieuse nature a un double sens qui éblouit les grands esprits et aveugle les âmes fauves. Quand l’homme est ignorant, quand le désert est visionnaire, l’obscurité de la solitude s’ajoute à l’obscurité de l’intelligence ; de là dans l’homme des ouvertures d’abîmes. De certains rochers, de certains ravins, de certains taillis, de certaines claires-voies farouches du soir à travers les arbres, poussent l’homme aux actions folles et atroces. On pourrait presque dire qu’il y a des lieux scélérats.

Que de choses tragiques a vues la sombre colline qui est entre Baignon et Plélan !

Les vastes horizons conduisent l’âme aux idées générales ; les horizons circonscrits engendrent les idées partielles ; ce qui condamne quelquefois de grands cœurs à être de petits esprits ; témoin Jean Chouan.

Les idées générales haïes par les idées partielles, c’est là la lutte même du progrès.

Pays, Patrie, ces deux mots résument toute la guerre de Vendée ; querelle de l’idée locale contre l’idée universelle ; paysans contre patriotes.

VII

LA VENDÉE A FINI LA BRETAGNE.

La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu’elle s’était révoltée pendant deux mille ans, elle avait eu raison ; la dernière fois, elle a eu tort. Et pourtant au fond, contre la révolution comme contre la monarchie, contre les représentants en mission comme contre les gouverneurs, ducs et pairs, contre la planche aux assignats comme contre la ferme des gabelles, quels que fussent les personnages combattant, Nicolas Rapin, François de La Noue, le capitaine Pluviaut et la dame de La Garnache, ou Stofflet, Coquereau et Lechandelier de Pierreville, sous M. de Rohan contre le roi et sous M. de La Rochejaquelein pour le roi, c’était toujours la même guerre que la Bretagne faisait, la guerre de l’esprit local contre l’esprit central.

Ces antiques provinces étaient un étang ; courir répugnait à cette eau dormante ; le vent qui soufflait ne les vivifiait pas, il les irritait. Finisterre ; c’était là que finissait la France, que le champ donné à l’homme se terminait et que la marche des générations s’arrêtait. Halte ! criait l’océan à la terre et la barbarie à la civilisation. Toutes les fois que le centre, Paris, donne une impulsion, que cette impulsion vienne de la royauté ou de la république, qu’elle soit dans le sens du despotisme ou dans le sens de la liberté, c’est une nouveauté, et la Bretagne se hérisse. Laissez-nous tranquilles. Qu’est-ce qu’on nous veut ? Le Marais prend sa fourche, le Bocage prend sa carabine. Toutes nos tentatives, notre initiative en législation et en éducation, nos encyclopédies, nos philosophies, nos génies, nos gloires, viennent échouer devant le Houroux ; le tocsin de Bazougers menace la révolution française, la lande du Faou s’insurge contre nos orageuses places publiques, et la cloche du Haut-des-Prés déclare la guerre à la Tour du Louvre.

Surdité terrible.

L’insurrection vendéenne est un lugubre malentendu.

Échauffourée colossale, chicane de titans, rébellion démesurée, destinée à ne laisser à l’histoire qu’un mot, la Vendée, mot illustre et noir ; se suicidant pour des absents, dévouée à l’égoïsme, passant son temps à faire à la lâcheté l’offre d’une immense bravoure ; sans calcul, sans stratégie, sans tactique, sans plan, sans but, sans chef, sans responsabilité ; montrant à quel point la volonté peut être l’impuissance ; chevaleresque et sauvage ; l’absurdité en rut, bâtissant contre la lumière un garde-fou de ténèbres ; l’ignorance faisant à la vérité, à la justice, au droit, à la raison, à la délivrance, une longue résistance bête et superbe ; l’épouvante de huit années, le ravage de quatorze départements, la dévastation des champs, l’écrasement des moissons, l’incendie des villages, la ruine des villes, le pillage des maisons, le massacre des femmes et des enfants, la torche dans les chaumes, l’épée dans les cœurs, l’effroi de la civilisation, l’espérance de M. Pitt ; telle fut cette guerre, essai inconscient de parricide.

En somme, en démontrant la nécessité de trouer dans tous les sens la vieille ombre bretonne et de percer cette broussaille de toutes les flèches de la lumière à la fois, la Vendée a servi le progrès. Les catastrophes ont une sombre façon d’arranger les choses.

  1. Tome ii, page 35. (Note de Victor Hugo.)
  2. Puisaye, t. ii, p. 35.