Quatrevingt-treize/III, 4

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (9p. 245-293).

LIVRE QUATRIÈME.

LA MÈRE.



I

LA MORT PASSE.

Ce soir-là, la mère, qu’on a vue cheminant presque au hasard, avait marché toute la journée. C’était, du reste, son histoire de tous les jours ; aller devant elle et ne jamais s’arrêter. Car ses sommeils d’accablement dans le premier coin venu n’étaient pas plus du repos que ce qu’elle mangeait çà et là, comme les oiseaux picorent, n’était de la nourriture. Elle mangeait et dormait juste autant qu’il fallait pour ne pas tomber morte.

C’était dans une grange abandonnée qu’elle avait passé la nuit précédente ; les guerres civiles font de ces masures-là ; elle avait trouvé dans un champ désert quatre murs, une porte ouverte, un peu de paille sous un reste de toit, et elle s’était couchée sur cette paille et sous ce toit, sentant à travers la paille le glissement des rats et voyant à travers le toit le lever des astres. Elle avait dormi quelques heures ; puis s’était réveillée au milieu de la nuit, et remise en route afin de faire le plus de chemin possible avant la grande chaleur du jour. Pour qui voyage à pied l’été, minuit est plus clément que midi.

Elle suivait de son mieux l’itinéraire sommaire que lui avait indiqué le paysan de Vantortes ; elle allait le plus possible au couchant. Qui eût été près d’elle l’eût entendue dire sans cesse à demi-voix : — La Tourgue. — Avec les noms de ses trois enfants, elle ne savait plus guère que ce mot-là.

Tout en marchant, elle songeait. Elle pensait aux aventures qu’elle avait traversées ; elle pensait à tout ce qu’elle avait souffert, à tout ce qu’elle avait accepté ; aux rencontres, aux indignités, aux conditions faites, aux marchés proposés et subis, tantôt pour un asile, tantôt pour un morceau de pain, tantôt simplement pour obtenir qu’on lui montrât sa route. Une femme misérable est plus malheureuse qu’un homme misérable, parce qu’elle est instrument de plaisir. Affreuse marche errante ! Du reste, tout lui était bien égal pourvu qu’elle retrouvât ses enfants.

Sa première rencontre, ce jour-là, avait été un village sur la route ; l’aube paraissait à peine ; tout était encore baigné du sombre de la nuit ; pourtant quelques portes étaient déjà entre-bâillées dans la grande rue du village, et des têtes curieuses sortaient des fenêtres. Les habitants avaient l’agitation d’une ruche inquiétée. Cela tenait à un bruit de roues et de ferrailles qu’on avait entendu.

Sur la place, devant l’église, un groupe ahuri, les yeux en l’air, regardait quelque chose descendre par la route vers le village du haut d’une colline. C’était un chariot à quatre roues traîné par cinq chevaux attelés de chaînes. Sur le chariot on distinguait un entassement qui ressemblait à un monceau de longues solives au milieu desquelles il y avait on ne sait quoi d’informe ; c’était recouvert d’une grande bâche, qui avait l’air d’un linceul. Dix hommes à cheval marchaient en avant du chariot et dix autres en arrière. Ces hommes avaient des chapeaux à trois cornes et l’on voyait se dresser au-dessus de leurs épaules des pointes qui paraissaient être des sabres nus. Tout ce cortège, avançant lentement, se découpait en vive noirceur sur l’horizon. Le chariot semblait noir, l’attelage semblait noir, les cavaliers semblaient noirs. Le matin blêmissait derrière.

Cela entra dans le village et se dirigea vers la place.

Il s’était fait un peu de jour pendant la descente de ce chariot, et l’on put voir distinctement ce cortège qui paraissait une marche d’ombres, car il n’en sortait pas une parole.

Les cavaliers étaient des gendarmes. Ils avaient en effet le sabre nu. La bâche était noire.

La misérable mère errante entra de son côté dans le village et s’approcha de l’attroupement des paysans au moment où arrivaient sur la place cette voiture et ces gendarmes. Dans l’attroupement, des voix chuchotaient des questions et des réponses.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est la guillotine qui passe.

— D’où vient-elle ?

— De Fougères.

— Où va-t-elle ?

— Je ne sais pas. On dit qu’elle va à un château du côté de Parigné.

— À Parigné !

— Qu’elle aille où elle voudra, pourvu qu’elle ne s’arrête pas ici !

Cette grande charrette avec son chargement voilé d’une sorte de suaire, cet attelage, ces gendarmes, le bruit de ces chaînes, le silence de ces hommes, l’heure crépusculaire, tout cet ensemble était spectral.

Ce groupe traversa la place et sortit du village ; le village était dans un fond entre une montée et une descente ; au bout d’un quart d’heure, les paysans, restés là comme pétrifiés, virent reparaître la lugubre procession au sommet de la colline qui était à l’occident. Les ornières cahotaient les grosses roues, les chaînes de l’attelage grelottaient au vent du matin, les sabres brillaient ; le soleil se levait. La route tourna, tout disparut.

C’était le moment même où Georgette, dans la salle de la bibliothèque, se réveillait à côté de ses frères encore endormis, et disait bonjour à ses pieds roses.

II

LA MORT PARLE.

La mère avait regardé cette chose obscure passer, mais n’avait pas compris ni cherché à comprendre, ayant devant les yeux une autre vision, ses enfants perdus dans les ténèbres.

Elle sortit du village, elle aussi, peu après le cortège qui venait de défiler, et suivit la même route, à quelque distance en arrière de la deuxième escouade de gendarmes. Subitement le mot « guillotine » lui revint ; « guillotine », pensa-t-elle ; cette sauvage, Michelle Fléchard, ne savait pas ce que c’était ; mais l’instinct avertit ; elle eut, sans pouvoir dire pourquoi, un frémissement, il lui sembla horrible de marcher derrière cela, et elle prit à gauche, quitta la route, et s’engagea sous des arbres qui étaient la forêt de Fougères.

Après avoir rôdé quelque temps, elle aperçut un clocher et des toits, c’était un des villages de la lisière du bois, elle y alla. Elle avait faim.

Ce village était un de ceux où les républicains avaient établi des postes militaires.

Elle pénétra jusqu’à la place de la mairie.

Dans ce village-là aussi il y avait émoi et anxiété. Un rassemblement se pressait devant un perron de quelques marches qui était l’entrée de la mairie. Sur ce perron on apercevait un homme escorté de soldats qui tenait à la main un grand placard déployé. Cet homme avait à sa droite un tambour et à sa gauche un afficheur portant un pot à colle et un pinceau.

Sur le balcon au-dessus de la porte le maire était debout, ayant son écharpe tricolore mêlée à ses habits de paysan.

L’homme au placard était un crieur public.

Il avait son baudrier de tournée auquel était suspendue une petite sacoche, ce qui indiquait qu’il allait de village en village, et qu’il avait quelque chose à crier dans tout le pays.

Au moment où Michelle Fléchard approcha, il venait de déployer le placard, et il en commençait la lecture. Il dit d’une voix haute :

— « République française. Une et indivisible. »

Le tambour fit un roulement. Il y eut dans le rassemblement une sorte d’ondulation. Quelques-uns ôtèrent leurs bonnets ; d’autres renfoncèrent leurs chapeaux. Dans ce temps-là et dans ce pays-là, on pouvait presque reconnaître l’opinion à la coiffure ; les chapeaux étaient royalistes, les bonnets étaient républicains. Les murmures de voix confuses cessèrent, on écouta, le crieur lut :

— « … En vertu des ordres à nous donnés et des pouvoirs à nous délégués par le comité de salut public… »

Il y eut un deuxième roulement de tambour. Le crieur poursuivit :

— « … Et en exécution du décret de la Convention nationale qui met hors la loi les rebelles pris les armes à la main, et qui frappe de la peine capitale quiconque leur donnera asile ou les fera évader… »

Un paysan demanda bas à son voisin :

— Qu’est-ce que c’est que ça, la peine capitale ?

Le voisin répondit :

— Je ne sais pas.

Le crieur agita le placard :

— « … Vu l’article 17 de la loi du 30 avril qui donne tout pouvoir aux délégués et aux subdélégués contre les rebelles,

« Sont mis hors la loi… »

Il fit une pause et reprit :

— « … Les individus désignés sous les noms et surnoms qui suivent… »

Tout l’attroupement prêta l’oreille.

La voix du crieur devint tonnante. Il dit :

— « … Lantenac, brigand. »

— C’est monseigneur, murmura un paysan.

Et l’on entendit dans la foule ce chuchotement : C’est monseigneur.

Le crieur reprit :

— « … Lantenac, ci-devant marquis, brigand. — L’Imânûs, brigand… » Deux paysans se regardèrent de côté.

— C’est Gouge-le-Bruant.

— Oui, c’est Brise-Bleu.

Le crieur continuait de lire la liste :

— « Grand-Francœur, brigand… »

Le rassemblement murmura :

— C’est un prêtre.

— Oui, monsieur l’abbé Turmeau.

— Oui, quelque part, du côté du bois de la Chapelle, il est curé.

— Et brigand, dit un homme à bonnet.

Le crieur lut :

— « … Boisnouveau, brigand. — Les deux frères Pique-en-Bois, brigands. — Houzard, brigand… »

— C’est monsieur de Quélen, dit un paysan.

— « Panier, brigand… »

— C’est monsieur Sepher.

— « … Place-Nette, brigand… »

— C’est monsieur Jamois.

Le crieur poursuivait sa lecture sans s’occuper de ces commentaires.

— « … Guinoiseau, brigand. — Châtenay, dit Robi, brigand… »

Un paysan chuchota :

— Guinoiseau est le même que le Blond, Châtenay est de Saint-Ouen.

— « … Hoisnard, brigand », reprit le crieur.

Et l’on entendit dans la foule :

— Il est de Ruillé.

— Oui, c’est Branche-d’Or.

— Il a eu son frère tué à l’attaque de Pontorson.

— Oui, Hoisnard-Malonnière.

— Un beau jeune homme de dix-neuf ans.

— Attention, dit le crieur. Voici la fin de la liste : — « … Belle-Vigne, brigand. — La Musette, brigand. — Sabre-tout, brigand. — Brin-d’Amour, brigand… »

Un garçon poussa le coude d’une fille. La fille sourit.

Le crieur continua :

— « Chante-en-hiver, brigand. — Le Chat, brigand… »

Un paysan dit :

— C’est Moulard.

— « … Tabouze, brigand… »

Un paysan dit :

— C’est Gauffre.

— Ils sont deux, les Gauffre, ajouta une femme.

— Tous des bons, grommela un gars.

Le crieur secoua l’affiche et le tambour battit un ban.

Le crieur reprit sa lecture :

— « … Les susnommés, en quelque lieu qu’ils soient saisis, et après l’identité constatée, seront immédiatement mis à mort. »

Il y eut un mouvement.

Le crieur poursuivit :

— « … Quiconque leur donnera asile ou aidera à leur évasion sera traduit en cour martiale, et mis à mort. Signé… »

Le silence devint profond.

— « … Signé : le délégué du comité de salut public, Cimourdain. »

— Un prêtre, dit un paysan.

— L’ancien curé de Parigné, dit un autre.

Un bourgeois ajouta :

— Turmeau et Cimourdain. Un prêtre blanc et un prêtre bleu.

— Tous deux noirs, dit un autre bourgeois.

Le maire, qui était sur le balcon, souleva son chapeau et cria :

— Vive la république !

Un roulement de tambour annonça que le crieur n’avait pas fini. En effet il fit un signe de la main.

— Attention, dit-il. Voici les quatre dernières lignes de l’affiche du gouvernement. Elles sont signées du chef de la colonne d’expédition des Côtes-du-Nord, qui est le commandant Gauvain.

— Écoutez ! dirent les voix de la foule.

Et le crieur lut :

— « Sous peine de mort… »

Tous se turent.

— « … Défense est faite, en exécution de l’ordre ci-dessus, de porter aide et secours aux dix-neuf rebelles susnommés qui sont à cette heure investis et cernés dans la Tourgue. »

— Hein ? dit une voix.

C’était une voix de femme. C’était la voix de la mère.

III

BOURDONNEMENT DE PAYSANS.

Michelle Fléchard était mêlée à la foule. Elle n’avait rien écouté, mais ce qu’on n’écoute pas, on l’entend. Elle avait entendu ce mot, la Tourgue.

Elle dressait la tête.

— Hein ? répéta-t-elle, la Tourgue ?

On la regarda. Elle avait l’air égaré. Elle était en haillons. Des voix murmurèrent : — Ça a l’air d’une brigande.

Une paysanne qui portait des galettes de sarrasin dans un panier s’approcha et lui dit tout bas :

— Taisez-vous.

Michelle Fléchard considéra cette femme avec stupeur. De nouveau elle ne comprenait plus. Ce nom, la Tourgue, avait passé comme un éclair, et la nuit se refaisait. Est-ce qu’elle n’avait pas le droit de s’informer ? Qu’est-ce qu’on avait donc à la regarder ainsi ?

Cependant le tambour avait battu un dernier ban, l’afficheur avait collé l’affiche ; le maire était rentré dans la mairie, le crieur était parti pour quelque autre village, et l’attroupement se dispersait.

Un groupe était resté devant l’affiche. Michelle Fléchard alla à ce groupe.

On commentait les noms des hommes mis hors la loi.

Il y avait des paysans et des bourgeois, c’est-à-dire des blancs et des bleus.

Un paysan disait :

— C’est égal, ils ne tiennent pas tout le monde. Dix-neuf, ça n’est que dix-neuf. Ils ne tiennent pas Priou, ils ne tiennent pas Benjamin Moulins, ils ne tiennent pas Goupil, de la paroisse d’Andouillé.

— Ni Lorieul, de Monjean, dit un autre.

D’autres ajoutèrent :

— Ni Brice-Denys.

— Ni François Dudouet.

— Oui, celui de Laval.

— Ni Huet, de Launey-Villiers.

— Ni Grégis.

— Ni Pilon.

— Ni Filleul.

— Ni Ménicent.

— Ni Guéharrée.

— Ni les trois frères Logerais.

— Ni monsieur Lechandelier de Pierreville.

— Imbéciles ! dit un vieux sévère à cheveux blancs. Ils ont tout, s’ils ont Lantenac.

— Ils ne l’ont pas encore, murmura un des jeunes.

Le vieillard répliqua :

— Lantenac pris, l’âme est prise. Lantenac mort, la Vendée est tuée.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce Lantenac ? demanda un bourgeois.

Un bourgeois répondit :

— C’est un ci-devant.

Et un autre reprit :

— C’est un de ceux qui fusillent les femmes.

Michelle Fléchard entendit, et dit :

— C’est vrai.

On se retourna.

Et elle ajouta :

— Puisqu’on m’a fusillée.

Le mot était singulier ; il fit l’effet d’une vivante qui se dit morte. On se mit à l’examiner, un peu de travers.

Elle était inquiétante à voir, en effet ; tressaillant de tout, effarée, frissonnante, ayant une anxiété fauve, et si effrayée qu’elle était effrayante. Il y a dans le désespoir de la femme on ne sait quoi de faible qui est terrible. On croit voir un être suspendu à l’extrémité du sort. Mais les paysans prennent la chose plus en gros. L’un d’eux grommela : — Ça pourrait bien être une espionne.

— Taisez-vous donc, et allez-vous-en, lui dit tout bas la bonne femme qui lui avait déjà parlé.

Michelle Fléchard répondit :

— Je ne fais pas de mal. Je cherche mes enfants.

La bonne femme regarda ceux qui regardaient Michelle Fléchard, se toucha le front du doigt en clignant de l’œil, et dit :

— C’est une innocente.

Puis elle la prit à part, et lui donna une galette de sarrasin.

Michelle Fléchard, sans remercier, mordit avidement dans la galette.

— Oui, dirent les paysans, elle mange comme une bête. C’est une innocente.

Et le reste du rassemblement se dissipa. Tous s’en allèrent l’un après l’autre.

Quand Michelle Fléchard eut mangé, elle dit à la paysanne :

— C’est bon, j’ai mangé. Maintenant, la Tourgue ?

— Voilà que ça la reprend ! s’écria la paysanne.

— Il faut que j’aille à la Tourgue. Dites-moi le chemin de la Tourgue.

— Jamais ! dit la paysanne. Pour vous faire tuer, n’est-ce pas ? D’ailleurs, je ne sais pas. Ah çà, vous êtes donc vraiment folle ! Écoutez, pauvre femme, vous avez l’air fatiguée. Voulez-vous vous reposer chez moi ?

— Je ne me repose pas, dit la mère.

— Elle a les pieds tout écorchés, murmura la paysanne.

Michelle Fléchard reprit :

— Puisque je vous dis qu’on m’a volé mes enfants. Une petite fille et deux petits garçons. Je viens du carnichot qui est dans la forêt. On peut parler de moi à Tellmarch-le-Caimand. Et puis à l’homme que j’ai rencontré dans le champ là-bas. C’est le Caimand qui m’a guérie. Il paraît que j’avais quelque chose de cassé. Tout cela, ce sont des choses qui sont arrivées. Il y a encore le sergent Radoub. On peut lui parler. Il dira. Puisque c’est lui qui nous a rencontrés dans un bois. Trois. Je vous dis trois enfants. Même que l’aîné s’appelle René-Jean. Je puis prouver tout cela. L’autre s’appelle Gros-Alain, et l’autre s’appelle Georgette. Mon mari est mort. On l’a tué. Il était métayer à Siscoignard. Vous avez l’air d’une bonne femme. Enseignez-moi mon chemin. Je ne suis pas une folle, je suis une mère. J’ai perdu mes enfants. Je les cherche. Voilà tout. Je ne sais pas au juste d’où je viens. J’ai dormi cette nuit-ci sur de la paille dans une grange. La Tourgue, voilà où je vais. Je ne suis pas une voleuse. Vous voyez bien que je dis la vérité. On devrait m’aider à retrouver mes enfants. Je ne suis pas du pays. J’ai été fusillée, mais je ne sais pas où.

La paysanne hocha la tête et dit :

— Écoutez, la passante. Dans des temps de révolution, il ne faut pas dire des choses qu’on ne comprend pas. Ça peut vous faire arrêter.

— Mais la Tourgue ! cria la mère. Madame, pour l’amour de l’enfant Jésus et de la sainte bonne Vierge du paradis, je vous en prie, madame, je vous en supplie, je vous en conjure, dites-moi par où l’on va pour aller à la Tourgue !

La paysanne se mit en colère.

— Je ne le sais pas ! et je le saurais que je ne le dirais pas ! Ce sont là de mauvais endroits. On ne va pas là.

— J’y vais pourtant, dit la mère.

Et elle se mit en route.

La paysanne la regarda s’éloigner, et grommela :

— Il faut cependant qu’elle mange.

Elle courut après Michelle Fléchard et lui mit une galette de blé noir dans la main.

— Voilà pour votre souper.

Michelle Fléchard prit le pain de sarrasin, ne répondit pas, ne tourna pas la tête, et continua de marcher.

Elle sortit du village. Comme elle atteignait les dernières maisons elle rencontra trois petits enfants déguenillés et pieds nus, qui passaient. Elle s’approcha d’eux et dit :

— Ceux-ci, c’est deux filles et un garçon.

Et voyant qu’ils regardaient son pain, elle le leur donna.

Les enfants prirent le pain et eurent peur.

Elle s’enfonça dans la forêt.

IV

UNE MÉPRISE.

Cependant, ce jour-là même, avant que l’aube parût, dans l’obscurité indistincte de la forêt, il s’était passé, sur le tronçon de chemin qui va de Javené à Lécousse, ceci :

Tout est chemin creux dans le Bocage, et, entre toutes, la route de Javené à Parigné par Lécousse est très encaissée. De plus, tortueuse. C’est plutôt un ravin qu’un chemin. Cette route vient de Vitré et a eu l’honneur de cahoter le carrosse de Mme de Sévigné. Elle est comme murée à droite et à gauche par les haies. Pas de lieu meilleur pour une embuscade.

Ce matin-là, une heure avant que Michelle Fléchard, sur un autre point de la forêt, arrivât dans ce premier village où elle avait eu la sépulcrale apparition de la charrette escortée de gendarmes, il y avait, dans les halliers que la route de Javené traverse au sortir du pont sur le Couesnon, un pêle-mêle d’hommes invisibles. Les branches cachaient tout. Ces hommes étaient des paysans, tous vêtus du grigo, sayon de poil que portaient les rois de Bretagne au vie siècle et les paysans au xviiie. Ces hommes étaient armés, les uns de fusils, les autres de cognées. Ceux qui avaient des cognées venaient de préparer dans une clairière une sorte de bûcher de fagots secs et de rondins auquel on n’avait plus qu’à mettre le feu. Ceux qui avaient des fusils étaient groupés des deux côtés du chemin dans une posture d’attente. Qui eût pu voir à travers les feuilles eût aperçu partout des doigts sur des détentes et des canons de carabine braqués dans les embrasures que font les entrecroisements des branchages. Ces gens étaient à l’affût. Tous les fusils convergeaient sur la route, que le point du jour blanchissait.

Dans ce crépuscule, des voix basses dialoguaient.

— Es-tu sûr de ça ?

— Dame, on le dit.

— Elle va passer ?

— On dit qu’elle est dans le pays.

— Il ne faut pas qu’elle en sorte.

— Il faut la brûler.

— Nous sommes trois villages venus pour cela.

— Oui, mais l’escorte ?

— On tuera l’escorte.

— Mais est-ce que c’est par cette route-ci qu’elle passe ?

— On le dit.

— C’est donc alors qu’elle viendrait de Vitré ?

— Pourquoi pas ?

— Mais c’est qu’on disait qu’elle venait de Fougères.

— Qu’elle vienne de Fougères ou de Vitré, elle vient du diable.

— Oui.

— Et il faut qu’elle y retourne.

— Oui.

— C’est donc à Parigné qu’elle irait ?

— Il paraît.

— Elle n’ira pas.

— Non.

— Non, non, non !

— Attention !

Il devenait utile de se taire en effet, car il commençait à faire un peu jour.

Tout à coup les hommes embusqués retinrent leur respiration ; on entendait un bruit de roues et de chevaux. Ils regardèrent à travers les branches et distinguèrent confusément dans le chemin creux une longue charrette, une escorte à cheval, quelque chose sur la charrette ; cela venait à eux.

— La voilà ! dit celui qui paraissait le chef.

— Oui, dit un des guetteurs, avec l’escorte.

— Combien d’hommes d’escorte ?

— Douze.

— On disait qu’ils étaient vingt.

— Douze ou vingt, tuons tout.

— Attendons qu’ils soient en pleine portée.

Peu après, à un tournant du chemin, la charrette et l’escorte apparurent.

— Vive le roi ! cria le chef paysan.

Cent coups de fusil partirent à la fois.

Quand la fumée se dissipa, l’escorte aussi était dissipée. Sept cavaliers étaient tombés, cinq s’étaient enfuis. Les paysans coururent à la charrette.

— Tiens, s’écria le chef, ce n’est pas la guillotine. C’est une échelle.

La charrette avait en effet pour tout chargement une longue échelle.

Les deux chevaux s’étaient abattus, blessés ; le charretier avait été tué, mais pas exprès.

— C’est égal, dit le chef, une échelle escortée est suspecte. Cela allait du côté de Parigné. C’était pour l’escalade de la Tourgue, bien sûr.

— Brûlons l’échelle ! crièrent les paysans.

Et ils brûlèrent l’échelle.

Quant à la funèbre charrette qu’ils attendaient, elle suivait une autre route, et elle était déjà à deux lieues plus loin, dans ce village où Michelle Fléchard la vit passer au soleil levant.

V

VOX IN DESERTO.

Michelle Fléchard, en quittant les trois enfants auxquels elle avait donné son pain, s’était mise à marcher au hasard à travers le bois.

Puisqu’on ne voulait pas lui montrer son chemin, il fallait bien qu’elle le trouvât toute seule. Par instants, elle s’asseyait, et elle se relevait, et elle s’asseyait encore. Elle avait cette fatigue lugubre qu’on a d’abord dans les muscles, puis qui passe dans les os ; fatigue d’esclave. Elle était esclave en effet. Esclave de ses enfants perdus. Il fallait les retrouver. Chaque minute écoulée pouvait être leur perte ; qui a un tel devoir n’a plus de droit ; reprendre haleine lui était interdit. Mais elle était bien lasse. À ce degré d’épuisement, un pas de plus est une question. Le pourra-t-on faire ? Elle marchait depuis le matin ; elle n’avait plus rencontré de village, ni même de maison. Elle prit d’abord le sentier qu’il fallait, puis celui qu’il ne fallait pas, et elle finit par se perdre au milieu des branches pareilles les unes aux autres. Approchait-elle du but ? touchait-elle au terme de sa passion ? Elle était dans la Voie Douloureuse, et elle sentait l’accablement de la dernière station. Allait-elle tomber sur la route et expirer ? À un certain moment, avancer encore lui sembla impossible, le soleil déclinait, la forêt était obscure, les sentiers s’étaient effacés sous l’herbe, et elle ne sut plus que devenir. Elle n’avait plus que Dieu. Elle se mit à appeler, personne ne répondit.

Elle regarda autour d’elle, elle vit une claire-voie dans les branches, elle se dirigea de ce côté-là, et brusquement se trouva hors du bois.

Elle avait devant elle un vallon étroit comme une tranchée, au fond duquel coulait dans les pierres un clair filet d’eau. Elle s’aperçut alors qu’elle avait une soif ardente. Elle alla à cette eau, s’agenouilla, et but.

Elle profita de ce qu’elle était à genoux pour faire sa prière.

En se relevant, elle chercha à s’orienter.

Elle enjamba le ruisseau.

Au delà du petit vallon se prolongeait à perte de vue un vaste plateau couvert de broussailles courtes, qui, à partir du ruisseau, montait en plan incliné et emplissait tout l’horizon. La forêt était une solitude, ce plateau était un désert. Dans la forêt, derrière chaque buisson on pouvait rencontrer quelqu’un ; sur le plateau, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait rien. Quelques oiseaux qui avaient l’air de fuir volaient dans les bruyères.

Alors, en présence de cet abandon immense, sentant fléchir ses genoux, et comme devenue insensée, la mère éperdue jeta à la solitude ce cri étrange :

— Y a-t-il quelqu’un ici ?

Et elle attendit la réponse.

On répondit.

Une voix sourde et profonde éclata ; cette voix venait du fond de l’horizon, elle se répercuta d’écho en écho ; cela ressemblait à un coup de tonnerre à moins que ce ne fût un coup de canon, et il semblait que cette voix répliquait à la question de la mère et qu’elle disait : Oui.

Puis le silence se fit.

La mère se dressa, ranimée ; il y avait quelqu’un ; il lui paraissait qu’elle avait maintenant à qui parler ; elle venait de boire et de prier ; les forces lui revenaient, elle se mit à gravir le plateau du côté où elle avait entendu l’énorme voix lointaine.

Tout à coup elle vit sortir de l’extrême horizon une haute tour. Cette tour était seule dans ce sauvage paysage ; un rayon du soleil couchant l’empourprait. Elle était à plus d’une lieue de distance. Derrière cette tour se perdait dans la brume une grande verdure diffuse qui était la forêt de Fougères.

Cette tour lui apparaissait sur le même point de l’horizon d’où était venu ce grondement qui lui avait semblé un appel. Était-ce cette tour qui avait fait ce bruit ?

Michelle Fléchard était arrivée sur le sommet du plateau ; elle n’avait plus devant elle que de la plaine.

Elle marcha vers la tour.

VI

SITUATION.

Le moment était venu.

L’inexorable tenait l’impitoyable.

Cimourdain avait Lantenac dans sa main.

Le vieux royaliste rebelle était pris au gîte ; évidemment il ne pouvait échapper ; et Cimourdain entendait que le marquis fût décapité chez lui, sur place, sur ses terres, et en quelque sorte dans sa maison, afin que la demeure féodale vît tomber la tête de l’homme féodal, et que l’exemple fut mémorable.

C’est pourquoi il avait envoyé chercher à Fougères la guillotine. On vient de la voir en route.

Tuer Lantenac, c’était tuer la Vendée ; tuer la Vendée, c’était sauver la France. Cimourdain n’hésitait pas. Cet homme était à l’aise dans la férocité du devoir.

Le marquis semblait perdu ; de ce côté Cimourdain était tranquille, mais il était inquiet d’un autre côté. La lutte serait certainement affreuse ; Gauvain la dirigerait, et voudrait s’y mêler peut-être ; il y avait du soldat dans ce jeune chef ; il était homme à se jeter dans ce pugilat ; pourvu qu’il n’y fut pas tué ? Gauvain ! son enfant ! l’unique affection qu’il eût sur la terre ! Gauvain avait eu du bonheur jusque-là, mais le bonheur se lasse. Cimourdain tremblait. Sa destinée avait cela d’étrange qu’il était entre deux Gauvain, l’un dont il voulait la mort, l’autre dont il voulait la vie.

Le coup de canon qui avait secoué Georgette dans son berceau et appelé la mère du fond des solitudes n’avait pas fait que cela. Soit hasard, soit intention du pointeur, le boulet, qui n’était pourtant qu’un boulet d’avertissement, avait frappé, crevé et arraché à demi l’armature de barreaux de fer qui masquait et fermait la grande meurtrière du premier étage de la tour. Les assiégés n’avaient pas eu le temps de réparer cette avarie.

Les assiégés s’étaient vantés ; ils avaient très peu de munitions. Leur situation, insistons-y, était plus critique encore que les assiégeants ne le supposaient. S’ils avaient eu assez de poudre, ils auraient fait sauter la Tourgue, eux et l’ennemi dedans ; c’était leur rêve ; mais toutes leurs réserves étaient épuisées. À peine avaient-ils trente coups à tirer par homme. Ils avaient beaucoup de fusils, d’espingoles et de pistolets, et peu de cartouches. Ils avaient chargé toutes les armes afin de pouvoir faire un feu continu ; mais combien de temps durerait ce feu ? Il fallait à la fois le nourrir et le ménager. Là était la difficulté. Heureusement — bonheur sinistre — la lutte serait surtout d’homme à homme, et à l’arme blanche ; au sabre et au poignard. On se colleterait plus qu’on ne se fusillerait. On se hacherait ; c’était là leur espérance.

L’intérieur de la tour semblait inexpugnable. Dans la salle basse où aboutissait le trou de brèche, était la retirade, cette barricade savamment construite par Lantenac, qui obstruait l’entrée. En arrière de la retirade, une longue table était couverte d’armes chargées, tromblons, carabines et mousquetons, et de sabres, de haches et de poignards. N’ayant pu utiliser, pour faire sauter la tour, le cachot-crypte des oubliettes qui communiquait avec la salle basse, le marquis avait fait fermer la porte de ce caveau. Au-dessus de la salle basse était la chambre ronde du premier étage à laquelle on n’arrivait que par une vis-de-Saint-Gilles très étroite ; cette chambre, meublée, comme la salle basse, d’une table couverte d’armes toutes prêtes et sur lesquelles on n’avait qu’à mettre la main, était éclairée par la grande meurtrière dont un boulet venait de défoncer le grillage ; au-dessus de cette chambre, l’escalier en spirale montait à la chambre ronde du second étage où était la porte de fer donnant sur le pont-châtelet. Cette chambre du second s’appelait indistinctement la chambre de la porte de fer ou la chambre des miroirs, à cause de beaucoup de petits miroirs, accrochés à cru sur la pierre nue à de vieux clous rouillés, bizarre recherche mêlée à la sauvagerie. Les chambres d’en haut ne pouvant être utilement défendues, cette chambre des miroirs était ce que Manesson-Mallet, le législateur des places fortes, appelle « le dernier poste, où les assiégés font leur capitulation ». Il s’agissait, nous l’avons dit déjà, d’empêcher les assiégeants d’arriver là.

Cette chambre ronde du second étage était éclairée par des meurtrières ; pourtant une torche y brûlait. Cette torche, plantée dans une torchère de fer pareille à celle de la salle basse, avait été allumée par l’Imânus, qui avait placé tout à côté l’extrémité de la mèche soufrée. Soins horribles.

Au fond de la salle basse, sur un long tréteau, il y avait à manger, comme dans une caverne homérique ; de grands plats de riz, du fur, qui est une bouillie de blé noir, de la godnivelle, qui est un hachis de veau, des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de fruits cuits à l’eau, de la badrée, des pots de cidre. Buvait et mangeait qui voulait.

Le coup de canon les mit tous en arrêt. On n’avait plus qu’une demi-heure devant soi.

L’Imânus, du haut de la tour, surveillait l’approche des assiégeants. Lantenac avait commandé de ne pas tirer et de les laisser arriver. Il avait dit :

— Ils sont quatre mille cinq cents. Tuer dehors est inutile. Ne tuez que dedans. Dedans, l’égalité se refait.

Et il avait ajouté en riant : — Égalité, Fraternité.

Il était convenu que lorsque l’ennemi commencerait son mouvement, l’Imânus, avec sa trompe, avertirait.

Tous, en silence, postés derrière la retirade, ou sur les marches des escaliers, attendaient, une main sur leur mousquet, l’autre sur leur rosaire.

La situation se précisait, et était ceci :

Pour les assaillants, une brèche à gravir, une barricade à forcer, trois salles superposées à prendre de haute lutte l’une après l’autre, deux escaliers tournants à emporter marche par marche, sous une nuée de mitraille ; pour les assiégés, mourir.

VII

PRÉLIMINAIRES.

Gauvain de son côté mettait en ordre l’attaque. Il donnait ses dernières instructions à Cimourdain, qui, on s’en souvient, devait, sans prendre part à l’action, garder le plateau, et à Guéchamp qui devait rester en observation avec le gros de l’armée dans le camp de la forêt. Il était entendu que ni la batterie basse du bois ni la batterie haute du plateau ne tireraient, à moins qu’il n’y eût sortie ou tentative d’évasion. Gauvain se réservait le commandement de la colonne de brèche. C’est là ce qui troublait Cimourdain.

Le soleil venait de se coucher.

Une tour en rase campagne ressemble à un navire en pleine mer. Elle doit être attaquée de la même façon. C’est plutôt un abordage qu’un assaut. Pas de canon. Rien d’inutile. À quoi bon canonner des murs de quinze pieds d’épaisseur ? Un trou dans le sabord, les uns qui le forcent, les autres qui le barrent, des haches, des couteaux, des pistolets, les poings et les dents. Telle est l’aventure.

Gauvain sentait qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’enlever la Tourgue. Une attaque où l’on se voit le blanc des yeux, rien de plus meurtrier. Il connaissait le redoutable intérieur de la tour, y ayant été enfant.

Il songeait profondément.

Cependant, à quelques pas de lui, son lieutenant, Guéchamp, une longue-vue à la main, examinait l’horizon du côté de Parigné. Tout à coup Guéchamp s’écria :

— Ah ! enfin !

Cette exclamation tira Gauvain de sa rêverie.

— Qu’y a-t-il, Guéchamp ?

— Mon commandant, il y a que voici l’échelle.

— L’échelle de sauvetage ?

— Oui.

— Comment ! nous ne l’avions pas encore ?

— Non, commandant. Et j’étais inquiet. L’exprès que j’avais envoyé à Javené était revenu.

— Je le sais.

— Il avait annoncé qu’il avait trouvé à la charpenterie de Javené l’échelle de la dimension voulue, qu’il l’avait réquisitionnée, qu’il avait fait mettre l’échelle sur une charrette, qu’il avait requis une escorte de douze cavaliers, et qu’il avait vu partir pour Parigné la charrette, l’escorte et l’échelle. Sur quoi il était revenu à franc étrier.

— Et nous avait fait ce rapport. Et il avait ajouté que la charrette, étant bien attelée et partie vers deux heures du matin, serait ici avant le coucher du soleil. Je sais tout cela. Eh bien ?

— Eh bien, mon commandant, le soleil vient de se coucher et la charrette qui apporte l’échelle n’est pas encore arrivée.

— Est-ce possible ? Mais il faut pourtant que nous attaquions. L’heure est venue. Si nous tardions, les assiégés croiraient que nous reculons.

— Mon commandant, on peut attaquer.

— Mais l’échelle de sauvetage est nécessaire.

— Sans doute.

— Mais nous ne l’avons pas.

— Nous l’avons.

— Comment ?

— C’est ce qui m’a fait dire : Ah ! enfin ! La charrette n’arrivait pas ; j’ai pris ma longue-vue, et j’ai examiné la route de Parigné à la Tourgue, et, mon commandant, je suis content, la charrette est là-bas avec l’escorte. Elle descend une côte. Vous pouvez la voir.

Gauvain prit la longue-vue et regarda.

— En effet. La voici. Il ne fait plus assez de jour pour tout distinguer. Mais on voit l’escorte, c’est bien cela. Seulement l’escorte me paraît plus nombreuse que vous ne disiez, Guéchamp.

— Et à moi aussi.

— Ils sont à environ un quart de lieue.

— Mon commandant, l’échelle de sauvetage sera ici dans un quart d’heure.

— On peut attaquer.

C’était bien une charrette en effet qui arrivait, mais ce n’était pas celle qu’ils croyaient.

Gauvain, en se retournant, vit derrière lui le sergent Radoub, droit, les yeux baissés, dans l’attitude du salut militaire.

— Qu’est-ce, sergent Radoub ?

— Citoyen commandant, nous, les hommes du bataillon du Bonnet-Rouge, nous avons une grâce à vous demander.

— Laquelle ?

— De nous faire tuer.

— Ah ! dit Gauvain.

— Voulez-vous avoir cette bonté ?

— Mais… c’est selon, dit Gauvain.

— Voici, mon commandant. Depuis l’affaire de Dol, vous nous ménagez. Nous sommes encore douze.

— Eh bien ?

— Ça nous humilie.

— Vous êtes la réserve.

— Nous aimons mieux être l’avant-garde.

— Mais j’ai besoin de vous pour décider le succès à la fin d’une action. Je vous conserve.

— Trop.

— C’est égal. Vous êtes dans la colonne. Vous marchez.

— Derrière. C’est le droit de Paris de marcher devant.

— J’y penserai, sergent Radoub.

— Pensez-y aujourd’hui, mon commandant. Voici une occasion. Il va y avoir un rude croc-en-jambe à donner ou à recevoir. Ce sera dru. La Tourgue brûlera les doigts de ceux qui y toucheront. Nous demandons la faveur d’en être.

Le sergent s’interrompit, se tordit la moustache, et reprit d’une voix altérée :

— Et puis, voyez-vous, mon commandant, dans cette tour, il y a nos mômes. Nous avons là nos enfants, les enfants du bataillon, nos trois enfants. Cette affreuse face de Gribouille-mon-cul-te-baise, le nommé Brise-Bleu, le nommé Imânus, ce Gouge-le-Bruand, ce Bouge-le-Gruand, ce Fouge-le-Truand, ce tonnerre de Dieu d’homme du diable, menace nos enfants. Nos enfants, nos mioches, mon commandant ! Quand tous les tremblements s’en mêleraient, nous ne voulons pas qu’il leur arrive malheur. Entendez-vous ça, autorité ? Nous ne le voulons pas. Tantôt, j’ai profité de ce qu’on ne se battait pas, et je suis monté sur le plateau, et je les ai regardés par une fenêtre ; oui, ils sont vraiment là, on peut les voir du bord du ravin, et je les ai vus, et je leur ai fait peur, à ces amours. Mon commandant, s’il tombe un seul cheveu de leurs petites caboches de chérubins, je le jure, mille noms de noms de tout ce qu’il y a de sacré, moi le sergent Radoub, je m’en prends à la carcasse du Père Éternel. Et voici ce que dit le bataillon : nous voulons que les mômes soient sauvés, ou être tous tués. C’est notre droit, ventraboumine ! oui, tous tués. Et maintenant, salut et respect.

Gauvain tendit la main à Radoub, et dit :

— Vous êtes des braves. Vous serez de la colonne d’attaque. Je vous partage en deux. Je mets six de vous à l’avant-garde, afin qu’on avance, et j’en mets six à l’arrière-garde, afin qu’on ne recule pas.

— Est-ce toujours moi qui commande les douze ?

— Certes.

— Alors, mon commandant, merci. Car je suis de l’avant-garde.

Radoub refit le salut militaire et regagna le rang.

Gauvain tira sa montre, dit quelques mots à l’oreille de Guéchamp, et la colonne d’attaque commença à se former.

VIII

LE VERBE ET LE RUGISSEMENT.

Cependant Cimourdain, qui n’avait pas encore gagné son poste du plateau, et qui était à côté de Gauvain, s’approcha d’un clairon.

— Sonne à la trompe, lui dit-il.

Le clairon sonna, la trompe répondit.

Un son de clairon et un son de trompe s’échangèrent encore.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gauvain à Guéchamp. Que veut Cimourdain ?

Cimourdain s’était avancé vers la tour, un mouchoir blanc à la main.

Il éleva la voix.

— Hommes qui êtes dans la tour, me connaissez-vous ?

Une voix, la voix de l’Imânus, répliqua du haut de la tour :

— Oui.

Les deux voix alors se parlèrent et se répondirent, et l’on entendit ceci :

— Je suis l’envoyé de la république.

— Tu es l’ancien curé de Parigné.

— Je suis le délégué du comité de salut public.

— Tu es un prêtre.

— Je suis le représentant de la loi.

— Tu es un renégat.

— Je suis le commissaire de la révolution.

— Tu es un apostat.

— Je suis Cimourdain.

— Tu es le démon.

— Vous me connaissez ?

— Nous t’exécrons.

— Seriez-vous contents de me tenir en votre pouvoir ?

— Nous sommes ici dix-huit qui donnerions nos têtes pour avoir la tienne.

— Eh bien, je viens me livrer à vous.

On entendit au haut de la tour un éclat de rire sauvage et ce cri :

— Viens !

Il y avait dans le camp un profond silence d’attente.

Cimourdain reprit :

— À une condition.

— Laquelle ?

— Écoutez.

— Parle.

— Vous me haïssez ?

— Oui.

— Moi, je vous aime. Je suis votre frère.

La voix du haut de la tour répondit :

— Oui, Caïn.

Cimourdain repartit avec une inflexion singulière, qui était à la fois haute et douce :

— Insultez, mais écoutez. Je viens ici en parlementaire. Oui, vous êtes mes frères. Vous êtes de pauvres hommes égarés. Je suis votre ami. Je suis la lumière et je parle à l’ignorance. La lumière contient toujours de la fraternité. D’ailleurs, est-ce que nous n’avons pas tous la même mère, la patrie ? Eh bien, écoutez-moi. Vous saurez plus tard, ou vos enfants sauront, ou les enfants de vos enfants sauront que tout ce qui se fait en ce moment se fait par l’accomplissement des lois d’en haut, et que ce qu’il y a dans la révolution, c’est Dieu. En attendant le moment où toutes les consciences, même les vôtres, comprendront, et où tous les fanatismes, même les nôtres, s’évanouiront, en attendant que cette grande clarté soit faite, personne n’aura-t-il pitié de vos ténèbres ? Je viens à vous, je vous offre ma tête ; je fais plus, je vous tends la main. Je vous demande la grâce de me perdre pour vous sauver. J’ai pleins pouvoirs, et ce que je dis, je le puis. C’est un instant suprême ; je fais un dernier effort. Oui, celui qui vous parle est un citoyen, et dans ce citoyen, oui, il y a un prêtre. Le citoyen vous combat, mais le prêtre vous supplie. Écoutez-moi. Beaucoup d’entre vous ont des femmes et des enfants. Je prends la défense de vos enfants et de vos femmes. Je prends leur défense contre vous. Ô mes frères…

— Va, prêche ! ricana l’Imânus.

Cimourdain continua :

— Mes frères, ne laissez pas sonner l’heure exécrable. On va ici s’entr’égorger. Beaucoup d’entre nous qui sommes ici devant vous ne verront pas le soleil de demain ; oui, beaucoup d’entre nous périront, et vous, vous tous, vous allez mourir. Faites-vous grâce à vous-mêmes. Pourquoi verser tout ce sang quand c’est inutile ? Pourquoi tuer tant d’hommes quand deux suffisent ?

— Deux ? dit l’Imânus.

— Oui. Deux.

— Qui ?

— Lantenac, et moi.

Et Cimourdain éleva la voix :

— Deux hommes sont de trop, Lantenac pour nous, moi pour vous. Voici ce que je vous offre, et vous aurez tous la vie sauve : donnez-nous Lantenac, et prenez-moi. Lantenac sera guillotiné, et vous ferez de moi ce que vous voudrez.

— Prêtre, hurla l’Imânus, si nous t’avions, nous te brûlerions à petit feu.

— J’y consens, dit Cimourdain.

Et il reprit :

— Vous, les condamnés qui êtes dans cette tour, vous pouvez tous dans une heure être vivants et libres. Je vous apporte le salut. Acceptez-vous ?

L’Imânus éclata.

— Tu n’es pas seulement scélérat, tu es fou. Ah çà, pourquoi viens-tu nous déranger ? Qui est-ce qui te prie de venir nous parler ? Nous, livrer monseigneur ! Qu’est-ce que tu veux ?

— Sa tête. Et je vous offre…

— Ta peau. Car nous t’écorcherions comme un chien, curé Cimourdain. Eh bien, non, ta peau ne vaut pas sa tête. Va-t’en.

— Cela va être horrible. Une dernière fois, réfléchissez.

La nuit venait pendant ces paroles sombres qu’on entendait au dedans de la tour comme au dehors. Le marquis de Lantenac se taisait et laissait faire. Les chefs ont de ces sinistres égoïsmes. C’est un des droits de la responsabilité.

L’Imânus jeta sa voix par-dessus Cimourdain, et cria :

— Hommes qui nous attaquez, nous vous avons dit nos propositions, elles sont faites, et nous n’avons rien à y changer. Acceptez-les, sinon, malheur ! Consentez-vous ? Nous vous rendrons les trois enfants qui sont là, et vous nous donnerez la sortie libre et la vie sauve, à tous.

— À tous, oui, répondit Cimourdain, excepté un.

— Lequel ?

— Lantenac.

— Monseigneur ! livrer monseigneur ! Jamais.

— Il nous faut Lantenac.

— Jamais.

— Nous ne pouvons traiter qu’à cette condition.

— Alors commencez.

Le silence se fit.

L’Imânus, après avoir sonné avec sa trompe le coup de signal, redescendit, le marquis mit l’épée à la main ; les dix-neuf assiégés se groupèrent en silence dans la salle basse, en arrière de la retirade, et se mirent à genoux ; ils entendaient le pas mesuré de la colonne d’attaque qui avançait vers la tour dans l’obscurité ; ce bruit se rapprochait ; tout à coup ils le sentirent tout près d’eux, à la bouche même de la brèche. Alors tous, agenouillés, épaulèrent à travers les fentes de la retirade leurs fusils et leurs espingoles, et l’un d’eux, Grand-Francœur, qui était le prêtre Turmeau, se leva, et, un sabre nu dans la main droite, un crucifix dans la main gauche, dit d’une voix grave :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Tous firent feu à la fois, et la lutte s’engagea.

IX

TITANS CONTRE GÉANTS.

Cela fut en effet épouvantable.

Ce corps-à-corps dépassa tout ce qu’on avait pu rêver.

Pour trouver quelque chose de pareil, il faudrait remonter aux grands duels d’Eschyle ou aux antiques tueries féodales ; à ces « attaques à armes courtes » qui ont duré jusqu’au xviie siècle, quand on pénétrait dans les places fortes par les fausses brayes ; assauts tragiques, où, dit le vieux sergent de la province d’Alentejo, « les fourneaux ayant fait leur effet, les assiégeants s’avanceront portant des planches couvertes de lames de fer-blanc, armés de rondaches et de mantelets, et fournis de quantité de grenades, faisant abandonner les retranchements ou retirades à ceux de la place, et s’en rendront maîtres, poussant vigoureusement les assiégés ».

Le lieu d’attaque était horrible ; c’était une de ces brèches qu’on appelle en langue du métier brèches sous voûte, c’est-à-dire, on se le rappelle, une crevasse traversant le mur de part en part et non une fracture évasée à ciel ouvert. La poudre avait agi comme une vrille. L’effet de la mine avait été si violent que la tour avait été fendue par l’explosion à plus de quarante pieds au-dessus du fourneau, mais ce n’était qu’une lézarde, et la déchirure praticable qui servait de brèche et donnait entrée dans la salle basse ressemblait plutôt au coup de lance qui perce qu’au coup de hache qui entaille.

C’était une ponction au flanc de la tour, une longue fracture pénétrante, quelque chose comme un puits couché à terre, un couloir serpentant et montant comme un intestin à travers une muraille de quinze pieds d’épaisseur, on ne sait quel informe cylindre encombré d’obstacles, de pièges, d’explosions, où l’on se heurtait le front aux granits, les pieds aux gravats, les yeux aux ténèbres.

Les assaillants avaient devant eux ce porche noir, bouche de gouffre ayant pour mâchoires, en bas et en haut, toutes les pierres de la muraille déchiquetée ; une gueule de requin n’a pas plus de dents que cet arrachement effroyable. Il fallait entrer dans ce trou, et en sortir.

Dedans éclatait la mitraille, dehors se dressait la retirade. Dehors, c’est-à-dire dans la salle basse du rez-de-chaussée.

Les rencontres de sapeurs dans les galeries couvertes quand la contre-mine vient couper la mine, les boucheries à la hache sous les entre-ponts des vaisseaux qui s’abordent dans les batailles navales, ont seules cette férocité. Se battre au fond d’une fosse, c’est le dernier degré de l’horreur. Il est affreux de s’entre-tuer avec un plafond sur la tête. Au moment où le premier flot des assiégeants entra, toute la retirade se couvrit d’éclairs, et ce fut quelque chose comme la foudre éclatant sous terre. Le tonnerre assaillant répliqua au tonnerre embusqué. Les détonations se ripostèrent ; le cri de Gauvain s’éleva : Fonçons ! Puis le cri de Lantenac : Faites ferme contre l’ennemi ! Puis le cri de l’Imânus : À moi les Mainiaux ! Puis des cliquetis, sabres contre sabres, et, coup sur coup, d’effroyables décharges tuant tout. La torche accrochée au mur éclairait vaguement toute cette épouvante. Impossible de rien distinguer ; on était dans une noirceur rougeâtre ; qui entrait là était subitement sourd et aveugle, sourd du bruit, aveugle de la fumée. Les hommes mis hors de combat gisaient parmi les décombres, on marchait sur des cadavres, on écrasait des plaies, on broyait des membres cassés d’où sortaient des hurlements, on avait les pieds mordus par des mourants. Par instants, il y avait des silences plus hideux que le bruit. On se colletait, on entendait l’effrayant souffle des bouches, puis des grincements, des râles, des imprécations, et le tonnerre recommençait. Un ruisseau de sang sortait de la tour par la brèche, et se répandait dans l’ombre. Cette flaque sombre fumait dehors dans l’herbe.

On eût dit que c’était la tour elle-même qui saignait et que la géante était blessée.

Chose surprenante, cela ne faisait presque pas de bruit dehors. La nuit était très noire, et dans la plaine et dans la forêt il y avait autour de la forteresse attaquée une sorte de paix funèbre. Dedans c’était l’enfer, dehors c’était le sépulcre. Ce choc d’hommes s’exterminant dans les ténèbres, ces mousqueteries, ces clameurs, ces rages, tout ce tumulte expirait sous la masse des murs et des voûtes, l’air manquait au bruit, et au carnage s’ajoutait l’étouffement. Hors de la tour cela s’entendait à peine. Les petits enfants dormaient pendant ce temps-là.

L’acharnement augmentait. La retirade tenait bon. Rien de plus malaisé à forcer que ce genre de barricade en chevron rentrant. Si les assiégés avaient contre eux le nombre, ils avaient pour eux la position. La colonne d’attaque perdait beaucoup de monde. Alignée et allongée dehors au pied de la tour, elle s’enfonçait lentement dans l’ouverture de la brèche, et se raccourcissait, comme une couleuvre qui entre dans son trou.

Gauvain, qui avait des imprudences de jeune chef, était dans la salle basse au plus fort de la mêlée, avec toute la mitraille autour de lui. Ajoutons qu’il avait la confiance de l’homme qui n’a jamais été blessé.

Comme il se retournait pour donner un ordre, une lueur de mousqueterie éclaira un visage tout près de lui.

— Cimourdain ! s’écria-t-il, qu’est-ce que vous venez faire ici ?

C’était Cimourdain en effet. Cimourdain répondit :

— Je viens être près de toi.

— Mais vous allez vous faire tuer !

— Hé bien, toi, qu’est-ce que tu fais donc ?

— Mais je suis nécessaire ici. Vous pas.

— Puisque tu y es, il faut que j’y sois.

— Non, mon maître.

— Si, mon enfant !

Et Cimourdain resta près de Gauvain.

Les morts s’entassaient sur les pavés de la salle basse.

Bien que la retirade ne fût pas forcée encore, le nombre évidemment devait finir par vaincre. Les assaillants étaient à découvert et les assaillis étaient à l’abri, dix assiégeants tombaient contre un assiégé ; mais les assiégeants se renouvelaient. Les assiégeants croissaient et les assiégés décroissaient.

Les dix-neuf assiégés étaient tous derrière la retirade, l’attaque étant là. Ils avaient des morts et des blessés. Quinze tout au plus combattaient encore. Un des plus farouches, Chante-en-hiver, avait été affreusement mutilé. C’était un breton trapu et crépu, de l’espèce petite et vivace. Il avait un œil crevé et la mâchoire brisée. Il pouvait encore marcher. Il se traîna dans l’escalier en spirale, et monta dans la chambre du premier étage, espérant pouvoir là prier et mourir.

Il s’était adossé au mur près de la meurtrière pour tâcher de respirer un peu.

En bas, la boucherie devant la retirade était de plus en plus horrible. Dans une intermittence, entre deux décharges, Cimourdain éleva la voix :

— Assiégés ! cria-t-il. Pourquoi faire couler le sang plus longtemps ? Vous êtes pris. Rendez-vous. Songez que nous sommes quatre mille cinq cents contre dix-neuf, c’est-à-dire plus de deux cents contre un. Rendez-vous.

— Cessons ce marivaudage, répondit le marquis de Lantenac.

Et vingt balles ripostèrent à Cimourdain.

La retirade ne montait pas jusqu’à la voûte ; cela permettait aux assiégés de tirer par-dessus, mais cela permettait aux assiégeants de l’escalader.

— L’assaut à la retirade ! cria Gauvain. Y a-t-il quelqu’un de bonne volonté pour escalader la retirade ?

— Moi ! dit le sergent Radoub.

X

RADOUB.

Ici les assaillants eurent une stupeur. Radoub était entré par le trou de brèche, à la tête de la colonne d’attaque, lui sixième, et, sur ces six hommes du bataillon parisien, quatre étaient déjà tombés. Après qu’il eut jeté ce cri : Moi ! on le vit, non avancer, mais reculer, et baissé, courbé, rampant presque entre les jambes des combattants, regagner l’ouverture de la brèche, et sortir. Était-ce une fuite ? Un tel homme fuir ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Arrivé hors de la brèche. Radoub, encore aveuglé par la fumée, se frotta les yeux comme pour en ôter l’horreur et la nuit, et, à la lueur des étoiles, regarda la muraille de la tour. Il fit ce signe de tête satisfait qui veut dire : Je ne m’étais pas trompé.

Radoub avait remarqué que la lézarde profonde de l’explosion de la mine montait au-dessus de la brèche jusqu’à cette meurtrière du premier étage dont un boulet avait défoncé et disloqué l’armature de fer. Le réseau des barreaux rompus pendait à demi arraché, et un homme pouvait passer.

Un homme pouvait passer, mais un homme pouvait-il monter ? Par la lézarde, oui ; à la condition d’être un chat.

C’est ce qu’était Radoub. Il était de cette race que Pindare appelle « les athlètes agiles ». On peut être vieux soldat et homme jeune ; Radoub, qui avait été garde-française, n’avait pas quarante ans. C’était un Hercule leste.

Radoub posa à terre son mousqueton, ôta sa buffleterie, quitta son habit et sa veste, et ne garda que ses deux pistolets qu’il mit dans la ceinture de son pantalon et son sabre nu qu’il prit entre ses dents. La crosse des deux pistolets passait au-dessus de sa ceinture.

Ainsi allégé de l’inutile, et suivi des yeux dans l’obscurité par tous ceux de la colonne d’attaque qui n’étaient pas encore entrés dans la brèche, il se mit à gravir les pierres de la lézarde du mur comme les marches d’un escalier. N’avoir pas de souliers lui fut utile ; rien ne grimpe comme un pied nu ; il crispait ses orteils dans les trous des pierres. Il se hissait avec ses poings et s’affermissait avec ses genoux. La montée était rude. C’était quelque chose comme une ascension le long des dents d’une scie. — Heureusement, pensait-il, qu’il n’y a personne dans la chambre du premier étage, car on ne me laisserait pas escalader ainsi.

Il n’avait pas moins de quarante pieds à gravir de cette façon. À mesure qu’il montait, un peu gêné par les pommeaux saillants de ses pistolets, la lézarde allait se rétrécissant, et l’ascension devenait de plus en plus difficile. Le risque de la chute augmentait en même temps que la profondeur du précipice.

Enfin il parvint au rebord de la meurtrière ; il écarta le grillage tordu et descellé, il avait largement de quoi passer ; il se souleva d’un effort puissant, appuya son genou sur la corniche du rebord, saisit d’une main un tronçon de barreau à droite, de l’autre main un tronçon à gauche, et se dressa jusqu’à mi-corps devant l’embrasure de la meurtrière, le sabre aux dents, suspendu par ses deux poings sur l’abîme.

Il n’avait plus qu’une enjambée à faire pour sauter dans la salle du premier étage.

Mais une face apparut dans la meurtrière.

Radoub vit brusquement devant lui dans l’ombre quelque chose d’effroyable ; un œil crevé, une mâchoire fracassée, un masque sanglant.

Ce masque, qui n’avait plus qu’une prunelle, le regardait.

Ce masque avait deux mains ; ces deux mains sortirent de l’ombre et s’avancèrent vers Radoub ; l’une, d’une seule poignée, lui prit ses deux pistolets dans sa ceinture, l’autre lui ôta son sabre des dents.

Radoub était désarmé. Son genou glissait sur le plan incliné de la corniche, ses deux poings crispés aux tronçons du grillage suffisaient à peine à le soutenir, et il avait derrière lui quarante pieds de précipice.

Ce masque et ces mains, c’était Chante-en-hiver.

Chante-en-hiver, suffoqué par la fumée qui montait d’en bas, avait réussi à entrer dans l’embrasure de la meurtrière, là l’air extérieur l’avait ranimé, la fraîcheur de la nuit avait figé son sang, et il avait repris un peu de force ; tout à coup il avait vu surgir au dehors devant l’ouverture le torse de Radoub ; alors, Radoub ayant les mains cramponnées aux barreaux et n’ayant que le choix de se laisser tomber ou de se laisser désarmer, Chante-en-hiver, épouvantable et tranquille, lui avait cueilli ses pistolets à sa ceinture et son sabre entre les dents.

Un duel inouï commença. Le duel du désarmé et du blessé.

Évidemment, le vainqueur c’était le mourant. Une balle suffisait pour jeter Radoub dans le gouffre béant sous ses pieds.

Par bonheur pour Radoub, Chante-en-hiver, ayant les deux pistolets dans une seule main, ne put en tirer un et fut forcé de se servir du sabre. Il porta un coup de pointe à l’épaule de Radoub. Ce coup de sabre blessa Radoub et le sauva.

Radoub, sans armes, mais ayant toute sa force, dédaigna sa blessure qui d’ailleurs n’avait pas entamé l’os, fit un soubresaut en avant, lâcha les barreaux et bondit dans l’embrasure.

Là il se trouva face à face avec Chante-en-hiver, qui avait jeté le sabre derrière lui et qui tenait les deux pistolets dans ses deux poings.

Chante-en-hiver, dressé sur ses genoux, ajusta Radoub presque à bout portant, mais son bras affaibli tremblait, et il ne tira pas tout de suite.

Radoub profita de ce répit pour éclater de rire.

— Dis donc, cria-t-il, Vilain-à-voir ! est-ce que tu crois me faire peur avec ta gueule en bœuf à la mode ? Sapristi, comme on t’a délabré le minois !

Chante-en-hiver le visait.

Radoub continua :

— Ce n’est pas pour dire, mais tu as eu la gargoine joliment chiffonnée par la mitraille. Mon pauvre garçon, Bellone t’a fracassé la physionomie. Allons, allons, crache ton petit coup de pistolet, mon bonhomme.

Le coup partit et passa si près de la tête qu’il arracha à Radoub la moitié de l’oreille. Chante-en-hiver éleva l’autre bras armé du second pistolet, mais Radoub ne lui laissa pas le temps de viser.

— J’ai assez d’une oreille de moins, cria-t-il. Tu m’as blessé deux fois. À moi la belle !

Et il se rua sur Chante-en-hiver, lui rejeta le bras en l’air, fit partir le coup qui alla n’importe où, et lui saisit et lui mania sa mâchoire disloquée.

Chante-en-hiver poussa un rugissement et s’évanouit.

Radoub l’enjamba et le laissa dans l’embrasure.

— Maintenant que je t’ai fait savoir mon ultimatum, dit-il, ne bouge plus. Reste là, méchant traîne-à-terre. Tu penses bien que je ne vais pas à présent m’amuser à te massacrer. Rampe à ton aise sur le sol, concitoyen de mes savates. Meurs, c’est toujours ça de fait. C’est tout à l’heure que tu vas savoir que ton curé ne te disait que des bêtises. Va-t’en dans le grand mystère, paysan.

Et il sauta dans la salle du premier étage.

— On n’y voit goutte, grommela-t-il.

Chante-en-hiver s’agitait convulsivement et hurlait à travers l’agonie. Radoub se retourna.

— Silence ! fais-moi le plaisir de te taire, citoyen sans le savoir. Je ne me mêle plus de ton affaire. Je méprise de t’achever. Fiche-moi la paix.

Et, inquiet, il fourra son poing dans ses cheveux, tout en considérant Chante-en-hiver.

— Ah çà, qu’est-ce que je vais faire ? c’est bon tout ça, mais me voilà désarmé. J’avais deux coups à tirer. Tu me les as gaspillés, animal ! Et avec ça une fumée qui vous fait aux yeux un mal de chien !

Et rencontrant son oreille déchirée :

— Aïe ! dit-il.

Et il reprit :

— Te voilà bien avancé de m’avoir confisqué une oreille ! Au fait, j’aime mieux avoir ça de moins qu’autre chose, ça n’est guère qu’un ornement. Tu m’as aussi égratigné à l’épaule, mais ce n’est rien. Expire, villageois, je te pardonne.

Il écouta. Le bruit dans la salle basse était effrayant. Le combat était plus forcené que jamais.

— Ça va bien en bas. C’est égal, ils gueulent vive le roi. Ils crèvent noblement.

Ses pieds cognèrent son sabre à terre. Il le ramassa, et il dit à Chante-en-hiver qui ne bougeait plus et qui était peut-être mort :

— Vois-tu, homme des bois, pour ce que je voulais faire, mon sabre ou zut, c’est la même chose. Je le reprends par amitié. Mais il me fallait mes pistolets. Que le diable t’emporte, sauvage ! Ah çà, qu’est-ce que je vais faire ? Je ne suis bon à rien ici.

Il avança dans la salle tâchant de voir et de s’orienter. Tout à coup, dans la pénombre, derrière le pilier du milieu, il aperçut une longue table, et sur cette table quelque chose qui brillait vaguement. Il tâta. C’étaient des tromblons, des pistolets, des carabines, une rangée d’armes à feu disposées en ordre et semblant n’attendre que des mains pour les saisir ; c’était la réserve de combat préparée par les assiégés pour la deuxième phase de l’assaut ; tout un arsenal.

— Un buffet ! s’écria Radoub.

Et il se jeta dessus, ébloui.

Alors il devint formidable.

La porte de l’escalier communiquant aux étages d’en haut et d’en bas était visible, toute grande ouverte, à côté de la table chargée d’armes. Radoub laissa tomber son sabre, prit dans ses deux mains deux pistolets à deux coups et les déchargea à la fois au hasard sous la porte dans la spirale de l’escalier, puis il saisit une espingole et la déchargea, puis il empoigna un tromblon gorgé de chevrotines et le déchargea. Le tromblon, vomissant quinze balles, sembla un coup de mitraille. Alors Radoub, reprenant haleine, cria d’une voix tonnante dans l’escalier : Vive Paris !

Et, s’emparant d’un deuxième tromblon plus gros que le premier, il le braqua sous la voûte tortueuse de la vis-de-Saint-Gilles, et attendit.

Le désarroi dans la salle basse fut indescriptible. Ces étonnements imprévus désagrègent la résistance.

Deux des balles de la triple décharge de Radoub avaient porté ; l’une avait tué l’aîné des frères Pique-en-Bois, l’autre avait tué Houzard, qui était M. de Quélen.

— Ils sont en haut ! cria le marquis.

Ce cri détermina l’abandon de la retirade, une volée d’oiseaux n’est pas plus vite en déroute, et ce fut à qui se précipiterait dans l’escalier. Le marquis encourageait cette fuite.

— Faites vite, disait-il. Le courage est d’échapper. Montons tous au deuxième étage ! Là nous recommencerons.

Il quitta la retirade le dernier.

Cette bravoure le sauva.

Radoub, embusqué au haut du premier étage de l’escalier, le doigt sur la détente du tromblon, guettait la déroute. Les premiers qui apparurent au tournant de la spirale reçurent la décharge en pleine face, et tombèrent foudroyés. Si le marquis en eût été, il était mort. Avant que Radoub eût eu le temps de saisir une nouvelle arme, les autres passèrent, le marquis après tous, et plus lent que les autres. Ils croyaient la chambre du premier pleine d’assiégeants, ils ne s’y arrêtèrent pas, et gagnèrent la salle du second étage, la chambre des miroirs. C’est là qu’était la porte de fer, c’est là qu’était la mèche soufrée, c’est là qu’il fallait capituler ou mourir.

Gauvain, aussi surpris qu’eux-mêmes des détonations de l’escalier et ne s’expliquant pas le secours qui lui arrivait, en avait profité sans chercher à comprendre, avait sauté, lui et les siens, par-dessus la retirade, et avait poussé les assiégés l’épée aux reins jusqu’au premier étage.

Là il trouva Radoub.

Radoub commença par le salut militaire et dit :

— Une minute, mon commandant. C’est moi qui ai fait ça. Je me suis souvenu de Dol. J’ai fait comme vous. J’ai pris l’ennemi entre deux feux.

— Bon élève, dit Gauvain en souriant.

Quand on est un certain temps dans l’obscurité, les yeux finissent par se faire à l’ombre comme ceux des oiseaux de nuit ; Gauvain s’aperçut que Radoub était tout en sang.

— Mais tu es blessé, camarade !

— Ne faites pas attention, mon commandant. Qu’est-ce que c’est que ça, une oreille de plus ou de moins ? J’ai aussi un coup de sabre, je m’en fiche. Quand on casse un carreau, on s’y coupe toujours un peu. D’ailleurs il n’y a pas que de mon sang.

On fit une sorte de halte dans la salle du premier étage, conquise par Radoub. On apporta une lanterne. Cimourdain rejoignit Gauvain. Ils délibérèrent. Il y avait lieu de réfléchir en effet. Les assiégeants n’étaient pas dans le secret des assiégés ; ils ignoraient leur pénurie de munitions ; ils ne savaient pas que les défenseurs de la place étaient à court de poudre ; le deuxième étage était le dernier poste de résistance ; les assiégeants pouvaient croire l’escalier miné.

Ce qui était certain, c’est que l’ennemi ne pouvait échapper. Ceux qui n’étaient pas morts étaient là comme sous clef. Lantenac était dans la souricière.

Avec cette certitude, on pouvait se donner un peu le temps de chercher le meilleur dénoûment possible. On avait déjà bien des morts. Il fallait tâcher de ne pas perdre trop de monde dans ce dernier assaut.

Le risque de cette suprême attaque serait grand. Il y aurait probablement un rude premier feu à essuyer.

Le combat était interrompu. Les assiégeants, maîtres du rez-de-chaussée et du premier étage, attendaient, pour continuer, le commandement du chef. Gauvain et Cimourdain tenaient conseil. Radoub assistait en silence à leur délibération.

Il hasarda un nouveau salut militaire, timide.

— Mon commandant ?

— Qu’est-ce, Radoub ?

— Ai-je droit à une petite récompense ?

— Certes. Demande ce que tu voudras.

— Je demande à monter le premier.

On ne pouvait le lui refuser. D’ailleurs il l’eût fait sans permission.

XI

LES DÉSESPÉRÉS.

Pendant qu’on délibérait au premier étage, on se barricadait au second. Le succès est une fureur, la défaite est une rage. Les deux étages allaient se heurter éperdument. Toucher à la victoire, c’est une ivresse. En bas il y avait l’espérance, qui serait la plus grande des forces humaines si le désespoir n’existait pas.

Le désespoir était en haut.

Un désespoir calme, froid, sinistre.

En arrivant à cette salle de refuge, au delà de laquelle il n’y avait rien pour eux, le premier soin des assiégés fut de barrer l’entrée. Fermer la porte était inutile, encombrer l’escalier valait mieux. En pareil cas, un obstacle à travers lequel on peut voir et combattre vaut mieux qu’une porte fermée.

La torche plantée dans la torchère du mur par l’Imânus près de la mèche soufrée les éclairait.

Il y avait dans cette salle du second un de ces gros et lourds coffres de chêne où l’on serrait les vêtements et le linge avant l’invention des meubles à tiroirs.

Ils traînèrent ce coffre et le dressèrent debout sous la porte de l’escalier. Il s’y emboîtait solidement et bouchait l’entrée. Il ne laissait d’ouvert, près de la voûte, qu’un espace étroit, pouvant laisser passer un homme, excellent pour tuer les assaillants un à un. Il était douteux qu’on s’y risquât.

L’entrée obstruée leur donnait un répit.

Ils se comptèrent.

Les dix-neuf n’étaient plus que sept, dont l’Imânus. Excepté l’Imânus et le marquis, tous étaient blessés.

Les cinq, qui étaient blessés, mais très vivants, car, dans la chaleur du combat, toute blessure qui n’est pas mortelle vous laisse aller et venir, étaient Châtenay, dit Robi, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d’Or, Brin-d’Amour et Grand-Francœur. Tout le reste était mort.

Ils n’avaient plus de munitions. Les gibernes étaient épuisées. Ils comptèrent les cartouches. Combien, à eux sept, avaient-ils de coups à tirer ? Quatre.

On était arrivé à ce moment où il n’y a plus qu’à tomber. On était acculé à l’escarpement, béant et terrible. Il était difficile d’être plus près du bord.

Cependant l’attaque venait de recommencer ; mais lente et d’autant plus sûre. On entendait les coups de crosse des assiégeants sondant l’escalier marche à marche.

Nul moyen de fuir. Par la bibliothèque ? Il y avait là sur le plateau six canons braqués, mèche allumée. Par les chambres d’en haut ? À quoi bon ? Elles aboutissaient à la plate-forme. Là on trouvait la ressource de se jeter du haut en bas de la tour.

Les sept survivants de cette bande épique se voyaient inexorablement enfermés et saisis par cette épaisse muraille qui les protégeait et qui les livrait. Ils n’étaient pas encore pris ; mais ils étaient déjà prisonniers.

Le marquis éleva la voix :

— Mes amis, tout est fini.

Et après un silence il ajouta :

— Grand-Francœur redevient l’abbé Turmeau.

Tous s’agenouillèrent, le rosaire à la main. Les coups de crosse des assaillants se rapprochaient.

Grand-Francœur, tout sanglant d’une balle qui lui avait effleuré le crâne et arraché le cuir chevelu, dressa de la main droite son crucifix. Le marquis, sceptique au fond, mit un genou en terre.

— Que chacun, dit Grand-Francœur, confesse ses fautes à haute voix. Monseigneur, parlez.

Le marquis répondit :

— J’ai tué.

— J’ai tué, dit Hoisnard.

— J’ai tué, dit Guinoiseau.

— J’ai tué, dit Brin-d’Amour.

— J’ai tué, dit Châtenay.

— J’ai tué, dit l’Imânus.

Et Grand-Francœur reprit :

— Au nom de la Très-Sainte-Trinité, je vous absous. Que vos âmes aillent en paix.

— Ainsi soit-il, répondirent toutes les voix.

Le marquis se releva.

— Maintenant, dit-il, mourons.

— Et tuons, dit l’Imânus.

Les coups de crosse commençaient à ébranler le coffre qui barrait la porte.

— Pensez à Dieu, dit le prêtre. La terre n’existe plus pour vous.

— Oui, reprit le marquis, nous sommes dans la tombe.

Tous courbèrent le front et se frappèrent la poitrine. Le marquis seul et le prêtre étaient debout. Les yeux étaient fixés à terre, le prêtre priait, les paysans priaient, le marquis songeait. Le coffre, battu comme par des marteaux, sonnait lugubrement.

En ce moment une voix vive et forte, éclatant brusquement derrière eux, cria :

— Je vous l’avais bien dit, monseigneur !

Toutes les têtes se retournèrent, stupéfaites.

Un trou venait de s’ouvrir dans le mur.

Une pierre, parfaitement rejointoyée avec les autres, mais non cimentée, et ayant un piton en haut et un piton en bas, venait de pivoter sur elle-même à la façon des tourniquets, et en tournant avait ouvert la muraille. La pierre ayant évolué sur son axe, l’ouverture était double et offrait deux passages, l’un à droite, l’autre à gauche, étroits, mais suffisants pour laisser passer un homme. Au delà de cette porte inattendue on apercevait les premières marches d’un escalier en spirale. Une face d’homme apparaissait à l’ouverture.

Le marquis reconnut Halmalo.

XII

SAUVEUR.

— C’est toi, Halmalo !

— Moi, monseigneur. Vous voyez que les pierres qui tournent, cela existe, et qu’on peut sortir d’ici. J’arrive à temps, mais faites vite. Dans dix minutes, vous serez en pleine forêt.

— Dieu est grand, dit le prêtre.

— Sauvez-vous, monseigneur, crièrent toutes les voix.

— Vous tous d’abord, dit le marquis.

— Vous le premier, monseigneur, dit l’abbé Turmeau.

— Moi le dernier.

Et le marquis reprit d’une voix sévère :

— Pas de combat de générosité. Nous n’avons pas le temps d’être magnanimes. Vous êtes blessés. Je vous ordonne de vivre et de fuir. Vite ! et profitez de cette issue. Merci, Halmalo.

— Monsieur le marquis, dit l’abbé Turmeau, nous allons nous séparer ?

— En bas ; sans doute. On ne s’échappe jamais qu’un à un.

— Monseigneur nous assigne-t-il un rendez-vous ?

— Oui. Une clairière dans la forêt. La Pierre-Gauvaine. Connaissez-vous l’endroit ?

— Nous le connaissons tous.

— J’y serai demain. À midi. Que tous ceux qui pourront marcher s’y trouvent.

— On y sera.

— Et nous recommencerons la guerre, dit le marquis.

Cependant Halmalo, en pesant sur la pierre tournante, venait de s’apercevoir qu’elle ne bougeait plus. L’ouverture ne pouvait plus se clore.

— Monseigneur, dit-il, dépêchons-nous, La pierre résiste à présent. J’ai pu ouvrir le passage, mais je ne pourrai le fermer.

La pierre, en effet, après une longue désuétude, était comme ankylosée dans sa charnière. Impossible désormais de lui imprimer un mouvement.

— Monseigneur, reprit Halmalo, j’espérais refermer le passage, et que les bleus, quand ils entreraient, ne trouveraient plus personne, et n’y comprendraient rien, et vous croiraient en allés en fumée. Mais voilà la pierre qui ne veut pas. L’ennemi verra la sortie ouverte et pourra poursuivre. Au moins, ne perdons pas une minute. Vite, tous dans l’escalier.

L’Imânus posa la main sur l’épaule de Halmalo.

— Camarade, combien de temps faut-il pour qu’on sorte par cette passe et qu’on soit en sûreté dans la forêt ?

— Personne n’est blessé grièvement ? demanda Halmalo.

Ils répondirent : — Personne.

— En ce cas, un quart d’heure suffit.

— Ainsi, repartit l’Imânus, si l’ennemi n’entrait ici que dans un quart d’heure ?…

— Il pourrait nous poursuivre, il ne nous atteindrait pas.

— Mais, dit le marquis, ils seront ici dans cinq minutes, ce vieux coffre n’est pas pour les gêner longtemps. Quelques coups de crosse en viendront à bout. Un quart d’heure ! qui est-ce qui les arrêtera un quart d’heure ?

— Moi, dit l’Imânus.

— Toi, Gouge-le-Bruant ?

— Moi, monseigneur. Écoutez. Sur six, vous êtes cinq blessés. Moi, je n’ai pas une égratignure.

— Ni moi, dit le marquis.

— Vous êtes le chef, monseigneur. Je suis le soldat. Le chef et le soldat, c’est deux.

— Je le sais, nous avons chacun un devoir différent.

— Non, monseigneur, nous avons, vous et moi, le même devoir, qui est de vous sauver.

L’Imânus se tourna vers ses camarades.

— Camarades, il s’agit de tenir en échec l’ennemi et de retarder la poursuite le plus possible. Écoutez. J’ai toute ma force, je n’ai pas perdu une goutte de sang ; n’étant pas blessé, je durerai plus longtemps qu’un autre. Partez tous. Laissez-moi vos armes. J’en ferai bon usage. Je me charge d’arrêter l’ennemi une bonne demi-heure. Combien y a-t-il de pistolets chargés ?

— Quatre.

— Mettez-les là, à terre.

On fit ce qu’il voulait.

— C’est bien. Je reste. Ils trouveront à qui parler. Maintenant, vite, allez-vous-en.

Les situations à pic suppriment les remerciements. À peine prit-on le temps de lui serrer la main.

— À bientôt, lui dit le marquis.

— Non, monseigneur. J’espère que non. Pas à bientôt ; car je vais mourir.

Tous s’engagèrent l’un après l’autre dans l’étroit escalier, les blessés d’abord. Pendant qu’ils descendaient, le marquis prit le crayon de son carnet de poche, et écrivit quelques mots sur la pierre qui ne pouvait plus tourner et qui laissait le passage béant.

— Venez, monseigneur, il n’y a plus que vous, dit Halmalo.

Et Halmalo commença à descendre.

Le marquis le suivit.

L’Imânus resta seul.

XIII

BOURREAU.

Les quatre pistolets chargés avaient été posés sur les dalles, car cette salle n’avait pas de plancher. L’Imânus en prit deux, un dans chaque main.

Il s’avança obliquement vers l’entrée de l’escalier que le coffre obstruait et masquait.

Les assaillants craignaient évidemment quelque surprise, une de ces explosions finales qui sont la catastrophe du vainqueur en même temps que celle du vaincu. Autant la première attaque avait été impétueuse, autant la dernière était lente et prudente. Ils n’avaient pas pu, ils n’avaient pas voulu peut-être enfoncer violemment le coffre ; ils en avaient démoli le fond à coups de crosse, et troué le couvercle à coups de bayonnette, et par ces trous ils tâchaient de voir dans la salle avant de se risquer à y pénétrer.

La lueur des lanternes dont ils éclairaient l’escalier passait à travers ces trous.

L’Imânus aperçut à un de ces trous une de ces prunelles qui regardaient. Il ajusta brusquement à ce trou le canon d’un de ses pistolets et pressa la détente. Le coup partit, et l’Imânus, joyeux, entendit un cri horrible. La balle avait crevé l’œil et traversé la tête, et le soldat qui regardait venait de tomber dans l’escalier à la renverse.

Les assaillants avaient entamé assez largement le bas du couvercle en deux endroits, et y avaient pratiqué deux espèces de meurtrières ; l’Imânus profita de l’une de ces entailles, y passa le bras, et lâcha au hasard dans le tas des assiégeants son deuxième coup de pistolet. La balle ricocha probablement, car on entendit plusieurs cris, comme si trois ou quatre étaient tués ou blessés, et il se fit dans l’escalier un grand tumulte d’hommes qui lâchent pied et qui reculent.

L’Imânus jeta les deux pistolets qu’il venait de décharger, et prit les deux qui restaient ; puis, les deux pistolets à ses deux poings, il regarda par les trous du coffre.

Il constata le premier effet produit.

Les assaillants avaient redescendu l’escalier. Des mourants se tordaient sur les marches ; le tournant de la spirale ne laissait voir que trois ou quatre degrés.

L’Imânus attendit.

— C’est du temps de gagné, pensait-il.

Cependant il vit un homme, à plat ventre, monter en rampant les marches de l’escalier, et en même temps, plus bas, une tête de soldat apparut derrière le pilier central de la spirale. L’Imânus visa cette tête et tira. Il y eut un cri, le soldat tomba, et l’Imânus fit passer de sa main gauche dans sa main droite le dernier pistolet chargé qui lui restait.

En ce moment-là il sentit une affreuse douleur, et ce fut lui qui, à son tour, jeta un hurlement. Un sabre lui fouillait les entrailles. Un poing, le poing de l’homme qui rampait, venait de passer à travers la deuxième meurtrière du bas du coffre, et ce poing avait plongé un sabre dans le ventre de l’Imânus.

La blessure était effroyable. Le ventre était fendu de part en part.

L’Imânus ne tomba pas. Il grinça des dents, et dit : C’est bon !

Puis, chancelant et se traînant, il recula jusqu’à la torche qui brûlait à côté de la porte de fer, il posa son pistolet à terre et empoigna la torche, et, soutenant de la main gauche ses intestins qui sortaient, de la main droite il abaissa la torche et mit le feu à la mèche soufrée.

Le feu prit, la mèche flamba. L’Imânus lâcha la torche, qui continua de brûler à terre, ressaisit son pistolet, et, tombé sur la dalle, mais se soulevant encore, attisa la mèche du peu de souffle qui lui restait.

La flamme courut, passa sous la porte de fer et gagna le pont-châtelet.

Alors, voyant son exécrable réussite, plus satisfait peut-être de son crime que de sa vertu, cet homme qui venait d’être un héros et qui n’était plus qu’un assassin, et qui allait mourir, sourit.

— Ils se souviendront de moi, murmura-t-il. Je venge, sur leurs petits, notre petit à nous, le roi qui est au Temple.

XIV

L’IMÂNUS AUSSI S’ÉVADE.

En cet instant-là, un grand bruit se fit, le coffre violemment poussé s’effondra, et livra passage à un homme qui se rua dans la salle, le sabre à la main.

— C’est moi, Radoub. Qui en veut ? Ça m’ennuie d’attendre. Je me risque. C’est égal, je viens toujours d’en éventrer un. Maintenant je vous attaque tous. Qu’on me suive ou qu’on ne me suive pas, me voilà. Combien êtes-vous ?

C’était Radoub, en effet, et il était seul. Après le massacre que l’Imânus venait de faire dans l’escalier, Gauvain, redoutant quelque fougasse masquée, avait fait replier ses hommes et se concertait avec Cimourdain.

Radoub, le sabre à la main sur le seuil, dans cette obscurité où la torche presque éteinte jetait à peine une lueur, répéta sa question :

— Je suis un. Combien êtes-vous ?

N’entendant rien, il avança. Un de ces jets de clarté qu’exhalent par instants les foyers agonisants et qu’on pourrait appeler des sanglots de lumière, jaillit de la torche et illumina toute la salle.

Radoub avisa un des petits miroirs accrochés au mur, s’en approcha, regarda sa face ensanglantée et son oreille pendante, et dit :

— Démantibulage hideux.

Puis il se retourna, stupéfait de voir la salle vide.

— Il n’y a personne ! s’écria-t-il. Zéro d’effectif.

Il aperçut la pierre qui avait tourné, l’ouverture et l’escalier.

— Ah ! je comprends. Clef des champs. Venez donc tous ! camarades, venez ! ils s’en sont allés. Ils ont filé, fusé, fouiné, fichu le camp. Cette cruche de vieille tour était fêlée. Voici le trou par où ils ont passé, canailles ! Comment veut-on qu’on vienne à bout de Pitt et Cobourg avec des farces comme ça ! C’est le bon Dieu du diable qui est venu à leur secours ! Il n’y a plus personne !

Un coup de pistolet partit, une balle lui effleura le coude et s’aplatit contre le mur.

— Mais si ! il y a quelqu’un. Qui est-ce qui a la bonté de me faire cette politesse ?

— Moi, dit une voix.

Radoub avança la tête et distingua dans le clair-obscur quelque chose qui était l’Imânus.

— Ah ! cria-t-il. J’en tiens un. Les autres se sont échappés, mais toi, tu n’échapperas pas.

— Crois-tu ? répondit l’Imânus.

Radoub fit un pas et s’arrêta.

— Hé, l’homme qui es par terre, qui es-tu ?

— Je suis celui qui est par terre et qui se moque de ceux qui sont debout.

— Qu’est-ce que tu as dans ta main droite ?

— Un pistolet.

— Et dans ta main gauche ?

— Mes boyaux.

— Je te fais prisonnier.

— Je t’en défie.

Et l’Imânus, se penchant sur la mèche en combustion, soufflant son dernier soupir sur l’incendie, expira.

Quelques instants après, Gauvain et Cimourdain, et tous, étaient dans la salle. Tous virent l’ouverture. On fouilla les recoins, on sonda l’escalier ; il aboutissait à une sortie dans le ravin. On constata l’évasion. On secoua l’Imânus, il était mort. Gauvain, une lanterne à la main, examina la pierre qui avait donné issue aux assiégés ; il avait entendu parler de cette pierre tournante, mais lui aussi tenait cette légende pour une fable. Tout en considérant la pierre, il aperçut quelque chose qui était écrit au crayon ; il approcha la lanterne et lut ceci :

Au revoir, monsieur le vicomte. —
Lantenac.

Guéchamp avait rejoint Gauvain. La poursuite était évidemment inutile, la fuite était consommée et complète, les évadés avaient pour eux tout le pays, le buisson, le ravin, le taillis, l’habitant ; ils étaient sans doute déjà bien loin ; nul moyen de les retrouver ; et la forêt de Fougères tout entière était une immense cachette. Que faire ? Tout était à recommencer. Gauvain et Guéchamp échangeaient leurs désappointements et leurs conjectures.

Cimourdain écoutait, grave, sans dire une parole.

— À propos, Guéchamp, dit Gauvain, et l’échelle ?

— Commandant, elle n’est pas arrivée.

— Mais pourtant nous avons vu venir une voiture escortée par des gendarmes.

Guéchamp répondit :

— Elle n’apportait pas l’échelle.

— Qu’est-ce donc qu’elle apportait ?

— La guillotine, dit Cimourdain.

XV

NE PAS METTRE DANS LA MÊME POCHE UNE MONTRE ET UNE CLEF.

Le marquis de Lantenac n’était pas si loin qu’ils le croyaient.

Il n’en était pas moins entièrement en sûreté et hors de leur atteinte.

Il avait suivi Halmalo.

L’escalier par où Halmalo et lui étaient descendus, à la suite des autres fugitifs, se terminait tout près du ravin et des arches du pont par un étroit couloir voûté. Ce couloir s’ouvrait sur une profonde fissure naturelle du sol qui d’un côté aboutissait au ravin, et de l’autre à la forêt. Cette fissure, absolument dérobée aux regards, serpentait sous des végétations impénétrables. Impossible de reprendre là un homme. Un évadé, une fois parvenu dans cette fissure, n’avait plus qu’à faire une fuite de couleuvre, et était introuvable. L’entrée du couloir secret de l’escalier était tellement obstruée de ronces que les constructeurs du passage souterrain avaient considéré comme inutile de la fermer autrement.

Le marquis n’avait plus maintenant qu’à s’en aller. Il n’avait pas à s’inquiéter d’un déguisement. Depuis son arrivée en Bretagne, il n’avait pas quitté ses habits de paysan, se jugeant plus grand seigneur ainsi.

Il s’était borné à ôter son épée, dont il avait débouclé et jeté le ceinturon.

Quand Halmalo et le marquis débouchèrent du couloir dans la fissure, les cinq autres, Guinoiseau, Hoisnard Branche-d’Or, Brin-d’Amour, Châtenay et l’abbé Turmeau n’y étaient déjà plus.

— Ils n’ont pas été longtemps à prendre leur volée, dit Halmalo.

— Fais comme eux, dit le marquis.

— Monseigneur veut que je le quitte ?

— Sans doute. Je te l’ai dit déjà. On ne s’évade bien que seul. Où un passe, deux ne passent pas. Ensemble nous appellerions l’attention. Tu me ferais prendre et je te ferais prendre.

— Monseigneur connaît le pays ?

— Oui.

— Monseigneur maintient le rendez-vous à la Pierre-Gauvaine ?

— Demain. À midi.

— J’y serai. Nous y serons.

Halmalo s’interrompit.

— Ah ! monseigneur, quand je pense que nous avons été en pleine mer, que nous étions seuls, que je voulais vous tuer, que vous étiez mon seigneur, que vous pouviez me le dire, et que vous ne me l’avez pas dit ! Quel homme vous êtes !

Le marquis reprit :

— L’Angleterre. Il n’y a plus d’autre ressource. Il faut que dans quinze jours les anglais soient en France.

— J’aurai bien des comptes à rendre à monseigneur. J’ai fait ses commissions.

— Nous parlerons de tout cela demain.

— À demain, monseigneur.

— À propos, as-tu faim ?

— Peut-être, monseigneur. J’étais si pressé d’arriver que je ne sais pas si j’ai mangé aujourd’hui.

Le marquis tira de sa poche une tablette de chocolat, la cassa en deux, en donna une moitié à Halmalo et se mit à manger l’autre.

— Monseigneur, dit Halmalo, à votre droite, c’est le ravin ; à votre gauche, c’est la forêt.

— C’est bien. Laisse-moi. Va de ton côté.

Halmalo obéit. Il s’enfonça dans l’obscurité. On entendit un bruit de broussailles froissées, puis plus rien. Au bout de quelques secondes il eût été impossible de ressaisir sa trace. Cette terre du Bocage, hérissée et inextricable, était l’auxiliaire du fugitif. On ne disparaissait pas, on s’évanouissait. C’est cette facilité des dispersions rapides qui faisait hésiter nos armées devant cette Vendée toujours reculante, et devant ses combattants si formidablement fuyards.

Le marquis demeura immobile. Il était de ces hommes qui s’efforcent de ne rien éprouver ; mais il ne put se soustraire à l’émotion de respirer l’air libre après avoir respiré tant de sang et de carnage. Se sentir complètement sauvé après avoir été complètement perdu ; après la tombe vue de si près, prendre possession de la pleine sécurité ; sortir de la mort et rentrer dans la vie, c’était là, même pour un homme comme Lantenac, une secousse ; et, bien qu’il en eût déjà traversé de pareilles, il ne put soustraire son âme imperturbable à un ébranlement de quelques instants. Il s’avoua à lui-même qu’il était content. Il dompta vite ce mouvement qui ressemblait presque à de la joie.

Il tira sa montre, et la fit sonner. Quelle heure était-il ?

À son grand étonnement, il n’était que dix heures. Quand on vient de subir une de ces péripéties de la vie humaine où tout a été mis en question, on est toujours stupéfait que des minutes si pleines ne soient pas plus longues que les autres. Le coup de canon d’avertissement avait été tiré un peu avant le coucher du soleil, et la Tourgue avait été abordée par la colonne d’attaque une demi-heure après, entre sept et huit heures, à la nuit tombante. Ainsi, ce colossal combat, commencé à huit heures, était fini à dix. Toute cette épopée avait duré cent vingt minutes. Quelquefois une rapidité d’éclair est mêlée aux catastrophes. Les événements ont des raccourcis surprenants.

En y réfléchissant, c’est le contraire qui eût pu étonner ; une résistance de deux heures d’un si petit nombre contre un si grand nombre était extraordinaire, et certes elle n’avait pas été courte, ni tout de suite finie, cette bataille de dix-neuf contre quatre mille.

Cependant il était temps de s’en aller, Halmalo devait être loin, et le marquis jugea qu’il n’était pas nécessaire de rester là plus longtemps. Il remit sa montre dans sa veste ; non dans la même poche, car il venait de remarquer qu’elle y était en contact avec la clef de la porte de fer que lui avait rapportée l’Imânus, et que le verre de sa montre pouvait se briser contre cette clef ; et il se disposa à gagner à son tour la forêt.

Comme il allait prendre à gauche, il lui sembla qu’une sorte de rayon vague pénétrait jusqu’à lui.

Il se retourna, et, à travers les broussailles nettement découpées sur un fond rouge et devenues tout à coup visibles dans leurs moindres détails, il aperçut une grande lueur dans le ravin. Il y marcha, puis se ravisa, trouvant inutile de s’exposer à cette clarté, quelle qu’elle fût ; ce n’était pas son affaire après tout ; il reprit la direction que lui avait montrée Halmalo et fit quelques pas vers la forêt.

Tout à coup, profondément enfoui et caché sous les ronces, il entendit sur sa tête un cri terrible ; ce cri semblait partir du rebord même du plateau au-dessus du ravin. Le marquis leva les yeux, et s’arrêta.