Quelques vérités économiques/Sujétion économique

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Temps nouveaux, Révélations historiques (p. 6-8).


SUJÉTION ÉCONOMIQUE




Lorsque, au mois de septembre 1848, le droit au travail fut discuté, M. Thiers donna de la liberté sociale la définition suivante : « Elle consiste, dit-il, à disposer de ses facultés comme on l’entend, à choisir sa profession[1]. » Il est singulier que M. Thiers n’ait pas pris garde qu’en s’exprimant de la sorte, il prononçait contre l’ordre social actuel la plus dure des sentences, et proclamait implicitement la vérité de ce qu’on a appelé les « théories » du Luxembourg ; car il faudrait un degré bien extraordinaire de hardiesse pour prétendre que la constitution actuelle de la société se prête à l’exercice de la liberté, telle que M. Thiers la définit. Sont-ils libres d’entrer dans la carrière de la magistrature, de s’appliquer aux lettres, d’aspirer aux grasses fonctions de la finance, en un mot de disposer de leurs facultés comme ils l’entendent et de choisir leur profession, ces pauvres enfants qui, forcés d’ajouter au salaire paternel le fruit d’un travail horriblement précoce, sont envoyés, dès l’âge de sept ans, dans une manufacture où la flamme de leur intelligence s’éteint, où la santé de leur âme se perd, où toutes leurs facultés s’épuisent à surveiller une roue qui tourne. Sont-ils libres de suivre le goût qui les entraîne vers l’agriculture ou le commerce, ces adolescents, fils du pauvre, que réclame le devoir militaire, dont les fils du riche se dispensent à prix d’or ? Que dis-je ! sont-elles libres de devenir d’honnêtes mères de famille, ces pécheresses que le tragique ouvrage de Parent-Duchâtelet nous montre irrésistiblement poussées dans les impasses de la prostitution par l’excès de la misère ? Qui ne voit que, le régime actuel donnant presque tout au hasard d’une naissance heureuse, c’est ce hasard, et non la loi naturelle des vocations, qui décide presque toujours du choix des carrières ? On cite et l’on compte ceux qui, par un surcroît d’énergie, ou de circonstances particulières, sont parvenus à dompter les obstacles dont le berceau du pauvre est entouré. Le pauvre libre ! Eh ! nous ne laissons pas même à sa liberté la borne de nos rues et la pierre de nos chemins ; car nous punissons comme mendiant celui qui tend la main, faute d’emploi, et comme vagabond celui qui s’endort sur les marches d’un palais, faute d’asile. Non, le pauvre ne jouit pas de cette liberté sans laquelle il ne vaut pas la peine de vivre ; — et c’est tout au plus si, à son tour, le riche est appelé à en jouir, asservi qu’il est aux préjugés qui le rendent esclave de lui-même. Louis XVI, qui eût été digne et heureux serrurier, a dû au hasard de sa naissance de mourir sur un échafaud ; et tel qui mourra sur un grabat, après avoir vécu dans une mansarde, avait en lui les germes d’une intelligence à gouverner un empire. En veut-on la preuve ? Elle est fournie par toutes les révolutions, qui, agitant la société de manière à en déchirer la surface, ont si souvent tiré de ses profondeurs de quoi étonner les hommes. Nul observateur impartial qui ne soit obligé de reconnaître, dans le principe qui sert de base à la société actuelle, la négation même de la grande maxime, récemment proclamée en Angleterre avec tant d’éclat : The right man in the right place. Il y a là un mal impossible à nier et qui a sa racine dans la possession, transformée en privilège, de tous les moyens d’éducation et de subsistance, de tous les instruments de travail : état de choses qui fait qu’un grand nombre d’hommes trouvent, dès leur premier pas dans la vie, un obstacle invincible au développement de leurs facultés naturelles et à l’emploi de leurs véritables aptitudes.

Aussi, à qui les encouragerait au travail par l’espoir d’en recueillir les fruits, combien pourraient leur répondre :

Vous nous criez : « Travaille ! » mais nous n’avons ni un champ pour labourer ; ni du bois pour construire ; ni du fer pour forger : ni de la laine, de la soie, du coton, pour en faire des étoffes. C’est peu : ne nous est-il pas interdit de cueillir ces fruits, de boire à cette fontaine, d’aller à la chasse de ces animaux, de nous ménager un abri sous ce feuillage ? Tout nous manque pour travailler et… pour vivre, parce qu’en naissant nous avons trouvé tout envahi autour de nous ; parce que des lois, faites sans nous et avant nous, ont remis cruellement au hasard le soin de notre destinée ; parce qu’en vertu de ces lois, les « moyens de travail » dont la terre semblait avoir réservé l’usage à tous ses enfants, sont devenus la possession exclusive de quelques-uns. À ceux-ci de disposer de nous, puisque nous ne pouvons disposer de nous-mêmes. « Travaille ! » Nous sommes prêts, mais cela ne dépend-il que de notre volonté ? « Travaille, et tu seras assuré de conserver le fruit de ton travail. » Eh ! comment nous garantiriez-vous le fruit de notre labeur, quand vous ne pouvez ou n’osez nous garantir l’emploi de nos bras ? Notre dénuement nous livre à la merci d’autrui, et ce qu’on nous offre, en échange de notre activité, ce n’est pas le produit créé, c’est seulement un salaire qui nous permettra de vivre en le créant, salaire dont la concurrence maintient le chiffre au niveau des plus strictes nécessités de la vie, et qui ne laisse presque jamais de marge pour des épargnes, que dévorerait, d’ailleurs, le premier jour de chômage ou de maladie. Ce n’est donc pas la perspective du bien-être futur de nos enfants qui nous stimule, nous : en fait de stimulant, nous ne connaissons que la faim. Comment se fait-il que ceux qui fécondent la terre soient en peine d’un morceau de pain ? que ceux qui tissent les étoffes précieuses soient en peine d’un vêtement ? que ceux qui bâtissent les palais ne sachent pas quelquefois où reposer la tête ?…

(Révélations historiques, pages 166 à 169.)



  1. Séance du 3 septembre 1848.