Quo vadis/Chapitre L

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 330-335).

Chapitre L.

Pétrone rentra chez lui, tandis que Néron et Tigellin se rendaient à l’atrium de Poppée, où les attendaient les gens avec lesquels s’était déjà entretenu le préfet.

Il y avait là deux « rabbi » du Transtévère, vêtus de longues robes d’apparat et coiffés de la mitre, un jeune scribe, leur adjoint, et Chilon. À la vue de César, les prêtres pâlirent d’émoi et, les mains levées à la hauteur des épaules, ils courbèrent la tête.

— Salut au monarque des monarques et au roi des rois, — dit le plus ancien. — Salut à toi, César, maître du monde, protecteur du peuple élu, lion parmi les hommes, ô toi, dont le règne est semblable à la clarté du soleil, et au cèdre du Liban, et à la source d’eau vive, et au palmier et au baume de Jéricho !…

— Vous ne me donnez point le nom de divinité ? — demanda César.

Les prêtres devinrent plus pâles encore, et le plus ancien répondit :

— Tes paroles, seigneur, sont aussi douces que la pulpe du raisin et la figue mûre, car Jéhovah remplit ton cœur de bonté. Bien que le prédécesseur de ton père, Caïus César, fût un tyran cruel, pourtant nos émissaires, préférant mourir que d’offenser la Loi, ne lui donnèrent point le nom de divinité.

— Et Caligula les fit jeter aux lions ?

— Non, seigneur, Caïus César eut peur du courroux de Jéhovah.

Les prêtres relevèrent la tête, car le nom du terrible Jéhovah leur avait rendu courage. Confiants en sa puissance, ils regardèrent Néron avec plus d’audace.

— Vous accusez les chrétiens d’avoir brûlé Rome ? — interrogea Néron.

— Nous, seigneur, nous ne les accusons que d’être les ennemis de la Loi, du genre humain, de Rome, et les tiens, et d’avoir, depuis longtemps, menacé du feu la ville et l’univers. Cet homme t’expliquera le reste et ses lèvres ne se souilleront point d’un mensonge, car dans les veines de sa mère coulait le sang du peuple élu.

Néron se tourna vers Chilon.

— Qui es-tu ?

— Ton fidèle, divin Osiris et, en outre, un pauvre stoïcien.

— Je déteste les stoïciens, — fit Néron : — je déteste Thraséas, je déteste Musonius et Cornutus. Leur langage et leur mépris de l’art me répugnent, ainsi que leur misère voulue et leur malpropreté.

— Seigneur, ton maître Sénèque a mille tables en bois de citronnier. Tu n’as qu’à le désirer et j’en aurai le double. Je ne suis stoïcien que par nécessité. Couvre seulement, ô Rayonnant ! mon stoïcisme d’une couronne de roses et mets devant lui une amphore de vin, et je chanterai Anacréon à faire taire tous les épicuriens.

Néron, satisfait de cette épithète de « Rayonnant », se mit à sourire :

— Tu me plais !

— Cet homme vaut son pesant d’or ! — s’écria Tigellin.

Chilon repartit :

— Ajoute, seigneur, ta générosité à mon propre poids, sinon le vent emportera la gratification.

— En effet, tu ne pèses pas autant que Vitellius, — opina Néron.

— Eheu ! divin archer à l’arc d’argent, mon esprit n’est point en plomb.

— La Loi, à ce que j’entends, ne te défend pas de me qualifier de dieu.

— Immortel ! ma Loi, c’est toi : les chrétiens blasphèment cette loi, c’est pourquoi je les hais.

— Que sais-tu des chrétiens ?

— Me permettras-tu de pleurer, divin ?

— Non, — répliqua Néron, — cela m’ennuierait.

— Et tu as trois fois raison, car les yeux qui t’ont contemplé devraient être à jamais affranchis des pleurs. Seigneur, défends-moi contre mes ennemis.

— Parle des chrétiens, — interrompit Poppée impatiente.

— Il sera fait comme tu l’ordonnes, Isis, — acquiesça Chilon. — Dès ma jeunesse, je me suis adonné à la philosophie et j’ai cherché la vérité. Je l’ai cherchée chez les sages anciens, et à l’Académie d’Athènes, et au Sérapéon d’Alexandrie. Lorsque j’entendis parler des chrétiens, je pensai que c’était une école nouvelle, où peut-être je trouverais quelques grains de vérité. Et, pour mon malheur, j’entrai en rapport avec eux ! Le premier d’entre eux dont me rapprocha ma mauvaise étoile fut, à Naples, un médecin nommé Glaucos. Par lui, j’appris peu à peu qu’ils adoraient un certain Chrestos, qui leur avait promis d’exterminer tous les hommes, d’anéantir toutes les villes de la terre, et de ne laisser vivre qu’eux seuls, à condition qu’ils l’aidassent dans l’œuvre d’anéantissement. C’est pourquoi, ô seigneur, ils haïssent les humains, fils de Deucalion, pourquoi ils empoisonnent les fontaines, pourquoi dans leurs assemblées ils couvrent de blasphèmes Rome et tous les temples où l’on adore nos dieux. Chrestos a été crucifié, mais il leur a promis que le jour où Rome serait détruite par le feu, il reviendrait sur la terre et leur donnerait le royaume du monde…

— À présent, le peuple comprendra pourquoi Rome a été brûlée, — interrompit Tigellin.

— Déjà bien des gens le comprennent, seigneur, — reprit Chilon, — car je parcours les jardins et le Champ de Mars, et j’enseigne. Mais si vous daignez m’écouter jusqu’au bout, vous saurez combien j’ai raison de me venger. Le médecin Glaucos ne me disait point, au début, que leur doctrine leur ordonnât la haine de l’humanité. Au contraire, il me répétait que Chrestos était un dieu de bonté et que le fond de sa doctrine était l’amour. Mon cœur sensible ne put résister à de tels enseignements : j’aimai Glaucos et mis en lui ma confiance. Je partageais avec lui chaque croûton de pain, chaque pièce de monnaie. Or, sais-tu, seigneur, comment je fus payé de retour ? En route de Naples à Rome, il me donna un coup de couteau et vendit ma femme, ma Bérénice, si jeune, si belle, à un marchand d’esclaves. Si Sophocle avait pu connaître mon histoire… Mais que dis-je ! Celui qui m’écoute est plus grand que Sophocle.

— Pauvre homme, — fit Poppée.

— Celui qui a pu contempler le visage d’Aphrodite n’est point pauvre, domina, et ce visage, je le contemple en ce moment… Alors, je cherchai quelque consolation dans la philosophie. À mon arrivée à Rome, je tentai de pénétrer auprès des anciens des chrétiens, afin d’obtenir justice contre Glaucos. Je pensais qu’on le forcerait à me rendre ma femme… C’est ainsi que j’ai connu leur archiprêtre ; puis je fis connaissance d’un autre, nommé Paul, qui fut emprisonné ici et qu’on relâcha ; j’ai connu le fils de Zebedeus, et Linus, et Clitus, et beaucoup d’autres. Je sais où ils habitaient avant l’incendie ; je sais où ils s’assemblent ; je puis désigner un souterrain de la Colline Vaticane et, derrière la Porte Nomentane, un cimetière où ils se livrent à leurs pratiques infâmes. J’ai vu là l’Apôtre Pierre. J’y ai vu Glaucos égorgeant des enfants, pour que l’Apôtre arrosât de leur sang la tête des adeptes, et j’y ai entendu Lygie, la fille adoptive de Pomponia Græcina, se vantant, à défaut d’avoir pu apporter du sang d’enfant, du moins d’avoir ensorcelé la petite Augusta, ta fille, divin Osiris, et la tienne, ô Isis !

— César, tu l’entends ! — s’écria Poppée.

— Est-ce possible ? — s’exclama Néron.

— J’aurais pardonné mes propres injures, — poursuivit Chilon ; — mais quand j’entendis cela, je voulus la poignarder. Hélas ! j’en fus empêché par le noble Vinicius, qui l’aime.

— Vinicius ? Mais puisqu’elle s’est enfuie loin de lui !

— Elle s’est enfuie, mais lui, ne pouvant vivre sans elle, s’est mis à sa recherche. Pour un misérable salaire, je l’y ai aidé, et c’est moi qui lui ai indiqué la maison du Transtévère où elle habitait, parmi les chrétiens. Nous nous y rendîmes ensemble, prenant avec nous ton lutteur, Croton, engagé pour plus de sûreté par le noble Vinicius. Mais Ursus, l’esclave de Lygie, étouffa Croton. C’est un homme d’une force épouvantable, seigneur, un homme qui tord le cou aux taureaux aussi facilement qu’un autre tordrait une tige de pavot. Aulus et Pomponia l’aimaient à cause de cela.

— Par Hercule ! — s’écria Néron, — le mortel qui a étouffé Croton est digne d’avoir sa statue sur le Forum ! Mais tu mens ou tu te trompes, vieillard, car Croton a été tué d’un coup de couteau par Vinicius.

— Et voilà comment les humains mentent aux dieux ! Seigneur, j’ai vu de mes propres yeux les côtes de Croton broyées entre les mains d’Ursus, qui ensuite a terrassé Vinicius. Sans Lygie, qui s’est interposée, il l’eût tué, lui aussi. Il fut longtemps malade, mais les chrétiens le soignèrent, dans l’espoir qu’à son tour il deviendrait chrétien grâce à l’amour. Et, en effet, il l’est devenu.

— Vinicius ?

— Oui.

— Et Pétrone aussi ? — demanda avec précipitation Tigellin.

Chilon se tortilla, se frotta les mains et répondit :

— J’admire ta perspicacité, seigneur ! Oh !… peut-être ! c’est fort possible !

— Je comprends maintenant son acharnement à défendre les chrétiens.

Mais Néron s’esclaffa :

— Pétrone chrétien !… Pétrone devenu un ennemi de la vie et de la volupté ! Ne soyez donc pas imbéciles et ne me demandez pas de croire cela, si vous ne voulez pas que je ne croie rien du tout !

— Cependant, le noble Vinicius est devenu chrétien, seigneur. Par la clarté qui émane de toi, je te jure que je dis la vérité, et que rien ne me répugne autant que le mensonge. Pomponia est chrétienne, le petit Aulus est chrétien, et Lygie, et Vinicius. Je l’ai fidèlement servi ; en récompense, et sur le désir du médecin Glaucos, il m’a fait fouetter, tout vieux, malade et affamé que je fusse. Et j’ai juré par le Hadès que je ne l’oublierais jamais. Seigneur, venge sur eux tout le tort qu’ils m’ont fait et je te livrerai l’Apôtre Pierre, et Linus, et Clitus, et Glaucos, et Crispus, leurs anciens, et Lygie, et Ursus. Je vous en désignerai par centaines, par milliers ; je vous indiquerai leurs maisons de prières, leurs cimetières. Vos prisons ne suffiront pas à les contenir… Sans moi, il vous serait impossible de les découvrir. Jusqu’ici, au cours de mes malheurs, j’ai cherché ma consolation dans la seule philosophie. Faites que je la trouve dans les faveurs qui vont m’inonder… Je suis vieux, je n’ai point encore connu la vie ; faites que je puisse me reposer !

— Tu voudrais être un stoïcien devant une assiette pleine, — fit Néron.

— Celui qui te rend service l’emplit du même coup.

— Tu n’as point tort, philosophe.

Mais Poppée ne perdait pas de vue ses ennemis. Son caprice pour Vinicius n’avait été, il est vrai, qu’une fantaisie passagère faite de jalousie, de colère et d’amour-propre blessé. La froideur du jeune patricien avait exacerbé sa rancune. Le seul fait d’oser lui préférer une autre femme lui semblait un crime qui méritait un châtiment. Mais, surtout, elle s’était prise de haine pour Lygie dès le premier instant, aussitôt alarmée par la beauté de ce lis du nord ; Pétrone, parlant des hanches étriquées de Lygie, avait pu persuader à Néron tout ce qu’il voulait, — mais point à elle. L’experte Poppée avait vu d’un seul coup d’œil que, dans Rome entière, aucune autre que Lygie ne pouvait rivaliser avec elle, et même remporter la victoire. Et, dès ce moment, elle avait juré sa perte.

— Seigneur, — dit-elle, — venge notre enfant !

— Hâtez-vous ! — s’écria Chilon. — Hâtez-vous ! Sinon Vinicius aura le temps de la cacher. Je vous indiquerai la maison où ils se sont réfugiés après l’incendie.

— Je te donnerai dix hommes. Vas-y sur-le-champ, — ordonna Tigellin.

— Seigneur, tu n’as pas vu Croton aux mains d’Ursus : si tu ne me donnes que cinquante hommes, je me contenterai de montrer la maison de loin. Et si, de plus, vous n’emprisonnez pas en même temps Vinicius, je suis perdu.

Tigellin interrogea Néron du regard.

— Ne serait-il pas bon, divinité, qu’on en finît en même temps avec l’oncle et le neveu ?

Néron réfléchit :

— Non, pas maintenant. Personne n’admettrait que c’est Pétrone, Vinicius ou Pomponia Græcina qui ont brûlé Rome. Leurs maisons étaient trop belles. Aujourd’hui, il faut d’autres victimes. Leur tour viendra.

— Alors, seigneur, — demanda Chilon, — donne-moi des soldats pour ma sauvegarde.

— Tigellin y pourvoira.

— Tu logeras chez moi en attendant, — déclara le préfet.

Le visage de Chilon exultait de joie.

— Je vous les livrerai tous ! Mais hâtez-vous ! hâtez-vous ! — criait-il d’une voix enrouée.