Récits d’un Chasseur/1

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 1-26).


I


KHOR ET KALINITCH


Les voyageurs qui sont allés du district de Bolkhovsky dans celui de Jizdrinsk ont dû remarquer combien les gens du gouvernement d’Orel diffèrent de ceux de Kalouga. Le moujik d’Orel est petit, voûté, morose ; il regarde en dessous ; il habite de méchantes izbas de tremble, est attaché à la glèbe, n’a aucun commerce, aucune industrie, mange Dieu sait quoi, et se chausse de tilles tressées. Le moujik de Kalouga est à la dîme ; il vit dans de larges izbas de pin ; il a la taille haute, le regard ferme et gai, la face lisse et blanche ; il fait le commerce de l’huile et du goudron et se chausse de bottes les dimanches et les jours de fêtes.

Un village du gouvernement d’Orel dans l’est est, ordinairement, situé parmi des champs labourés, auprès d’un ravin accidenté de marais. À l’exception de quelques cytises — sous lesquels vous pouvez attendre[1] — et de deux ou trois maigres bouleaux, on parcourt des distances d’une verste sans rencontrer un arbre. Les izbas sont construites côte à côte et se soutiennent l’une l’autre ; toutes sont également couvertes de paille pourrie. Un village kalougien, au contraire, est presque toujours situé à la lisière d’un bois ou d’un taillis.

Les izbas, espacées et droites, ont des toits en planches ; les portes ferment bien, la palissade ne tombe pas en ruines, elle ne laisse aucune brèche par où puissent pénétrer les cochons… Et pour le chasseur aussi c’est le gouvernement de Kalouga qui est le bon. Dans le gouvernement d’Orel, avant cinq ans, les derniers bois, les dernières landes buissonneuses auront disparu : il n’y a déjà plus de marécages. Dans le gouvernement de Kalouga, les clairières ayant plusieurs centaines de verstes et les marais plusieurs dizaines ne sont pas rares. Là, on rencontre encore le noble coq de bruyère, la grive étourdie et l’agile perdrix dont le vol brusque et saccadé égaye à la fois chien et chasseur.

Comme je parcourais, tout en chassant, le district de Jizdrinsk, je fis, en pleine campagne, la connaissance d’un petit pomiéstchik[2] kalougien. M. Poloutikine, un chasseur passionné et par conséquent un excellent homme. Il avait pourtant quelques faiblesses, je l’avoue. Par exemple, il faisait demander la main de toutes les riches demoiselles à marier de la province. Après s’être vu fermer le cœur de la fille et la maison du père, il racontait avec expansion sa mésaventure à ses amis et connaissances, sans cesser d’envoyer aux parents des héritières des paniers de pêches vertes ou d’autres fruits toujours cueillis avant terme. Il avait aussi la manie de radoter toujours la même anecdote, et, malgré l’état particulier qu’en faisait M. Poloutikine, cette anecdote n’égayait personne. Il louait exagérément les œuvres d’Akim Nakhimov et le roman : Pinna ; il bégayait, il appelait son chien Astronome. Il disait Odnatché pour Odnako[3]. Il avait introduit chez lui la cuisine française dont le secret, au dire de son cuisinier, consistait uniquement à dénaturer le goût original des aliments, — de sorte que, chez cet artiste, la chair avait le goût du poisson et le poisson le goût du champignon ; ses macaronis sentaient la poudre à canon : en revanche, il ne tombait jamais dans un potage une carotte qui n’eût la forme d’un rhombe ou d’un trapèze. Sauf ces légers travers, M. Poloutikine était, comme je l’ai dit, un excellent homme. Dès notre première rencontre, il m’invita à venir passer la journée chez lui.

― Il y a d’ici chez moi cinq verstes environ, me dit-il : il serait trop fatigant de faire tout ce chemin à pied ; entrons d’abord chez Khor.

― Qui est-ce, Khor ?

― Mais, mon moujik… Il demeure tout près d’ici.

Nous nous rendîmes donc chez Khor. Au milieu de la forêt, dans une clairière déboisée et cultivée, s’élevait l’habitation isolée de ce moujik. Elle consistait en plusieurs bâtiments de bois de sapin réunis par des haies. Devant l’izba principale, on remarquait un petit auvent soutenu par de minces piliers. Nous fûmes reçus par un vigoureux gaillard de vingt ans.

― Ah ! Fédia ! Khor est-il chez lui ? demanda M. Poloutikine.

― Non, Khor est à la ville, répondit le gars dont un sourire découvrit les dents éclatantes. Voulez-vous que j’attelle la telejka[4].

― Oui, frère, mais auparavant donne-nous du kvass[5].

Nous entrâmes dans l’izba. Pas une de ces images de Souzdal[6] qui déshonorent la plupart des murs de planches des izbas russes. Dans l’angle d’honneur, devant une icone ornée d’argent, brûlait une lampe consacrée. La table, en bois de tilleul, avait été récemment raclée et lavée. Dans les interstices des solives et autour du cadre des fenêtres, on ne voyait courir ni la blatte agile, ni le cafard pensif. Le jeune homme revint, portant une grande cruche blanche, pleine de très bon kvass, un énorme quartier de pain et une douzaine de concombres salés nageant dans un bol en bois. Le tout fut déposé sur la table avec symétrie et le garçon alla s’épauler contre le montant de la porte d’où il nous regardait en souriant. Nous achevions à peine notre collation quand nous entendîmes la telega rouler dans la cour. Nous sortîmes. Un gars de quatorze à quinze ans, les cheveux frisés et les joues rouges, était assis à la place du cocher et contenait, de toutes ses forces, l’ardeur d’un jeune cheval pie. Autour de la telega se tenaient six jeunes géants tous ressemblants à Fedia.

― Tous les fils de Khor, me dit mon compagnon.

― Oui, tous Khorians[7], ajouta Fedia qui nous avait suivis. Mais nous ne sommes pas tous ici : Potap est au bois, Lidor a accompagné le père… Attention ! Vassia, continua-t-il en s’adressant au cocher, va vite ; c’est le bârine que tu mènes, mais prends garde aux bosses et aux creux, tu gâterais la telega et tu causerais des inquiétudes au ventre du bârine.

Les autres Khorians sourirent à la saillie de Fedia.

― Faites monter Astronome ! cria solennellement M. Poloutikine.

Fedia souleva le chien qui souriait d’un air gêné et le déposa au fond de la telega. Vassia fouetta le cheval.

Nous roulions.

― Voici mon bureau, me dit M. Poloutikine en me montrant une izba très basse. Voulez-vous entrer ?

― Volontiers.

― Il ne me sert plus, mais cela vaut pourtant la peine d’être vu.

L’izba se composait de deux pièces vides. Un vieux gardien estropié accourut…

― Bonjour, Minaïtch, dit M. Poloutikine. Et l’eau, où est-elle ?

Le vieillard disparut et revint avec une bouteille d’eau et deux verres.

― Goûtez donc, me dit M. Poloutikine. C’est de l’eau de source excellente.

Nous en bûmes un verre chacun, et pendant ce temps le vieux garde nous saluait jusqu’à la ceinture.

― Eh bien ! maintenant, je crois que nous pouvons partir, observa mon nouvel ami. C’est ici que j’ai vendu — une excellente affaire — au marchand Allilouïev quatre déciatines de forêts.

Nous remontâmes en telega.

Une demi-heure après, nous entrions dans la cour de l’habitation seigneuriale.

― Apprenez-moi, je vous prie, dis-je à Poloutikine durant le souper, pourquoi Khor vit séparé de vos autres moujiks ?

― C’est un malin. Il y a vingt-cinq ans, son isba brûla. Il vint trouver feu mon père et lui dit : « Permettez-moi, Nikolaï Kouzmitch, de m’établir dans votre forêt sur le marais.

― Et pourquoi irais-tu vivre dans un marécage ?

― Comme cela, seulement vous, Nicolaï Kouzmitch, vous n’exigerez plus de moi aucune corvée. Fixez vous-même la dîme que vous jugerez convenable.

― Cinquante roubles par an.

― Soit.

― Mais sans arriéré, prends garde !

― Cela va sans dire : sans arriéré…

Et voilà qu’il s’établit sur les marais ; c’est alors que les autres moujiks le surnommèrent Khor.

― Il a fait fortune ? demandai-je.

― Il a fait fortune. Il me paye aujourd’hui cent roubles de redevances et je compte l’augmenter. Je lui ai dit bien des fois : « Rachète-toi, Khor, rachète-toi donc ! » Mais il m’assure, le coquin, qu’il n’a pas de quoi : « Pas d’argent ! » dit-il. ― Avec cela !…

Le lendemain, aussitôt après le thé, nous partîmes pour la chasse. En traversant le village, M. Poloutikine ordonna au cocher de s’arrêter devant l’izba qu’il appelait son bureau et cria :

― Kalinitch !

― Tout de suite, petit père ! répondit une voix, j’attache mes laptis[8]. Nous mîmes la carriole au pas et fûmes bientôt rejoints par un homme de quarante ans, haut de taille, maigre, la tête petite et déjetée en arrière. Il me plut aussitôt par l’air de bonté qui se jouait sur son visage hâlé et marqué de petite vérole. Kalinitch, comme je le sus plus tard, suivait chaque jour son bârine à la chasse ; portant sa gibecière ou son fusil, observant où se posait l’oiseau, allant puiser de l’eau fraîche, cueillant des fraises, élevant des tentes et conduisant la drojka. Sans Kalinitch, M. Poloutikine ne pouvait faire un pas.

Kalinitch était d’un caractère doux et enjoué ; il chantonnait sans cesse, regardant autour de lui sans soucis, parlait un peu du nez, clignait de ses yeux bleu pâle en souriant et caressait souvent sa barbe coupée en pointe. Il marchait à grandes enjambées sans paraître se hâter et s’appuyait légèrement sur un bâton long et mince.

Dans le cours de la journée, nous échangeâmes quelques paroles. Il me servait sans servilité, mais il soignait son bârine comme un enfant. La chaleur du jour nous étant devenue insupportable, il nous mena à son rucher en plein fourré. C’était une petite izba, toute tapissée d’herbes aromatiques séchées. Il nous fit deux lits de foin frais, puis, s’étant mis sur la tête une sorte de sac en filet, il prit un couteau, un pot et un tison et s’en alla nous couper à sa ruche un rayon de miel.

Après ce repas d’un beau miel fluide et chaud, nous bûmes de l’eau de source et nous nous endormîmes au bourdonnement monotone des abeilles et au frissonnement des bavardes feuilles des bois.

Un léger coup de vent me réveilla… J’ouvris les yeux et je vis Kalinitch ; il était assis sur le seuil de la porte entrouverte, et taillait avec son couteau une cuiller en bois. Je contemplai longtemps son visage doux et tranquille, comme un beau coucher de soleil d'automne. M. Poloutikine s’éveilla à son tour. Nous ne partîmes pas tout de suite. Il est agréable, après une longue course et la sieste du chasseur, de rester les yeux ouverts, immobile sur une couche de foin. Le corps s’alanguit et se délecte, le visage se colore d’une chaleur légère, une douce paresse pèse sur les paupières.

Nous nous levâmes enfin pour errer encore jusqu’au soir. Au souper, je reparlai de Khor et surtout de Kalinitch.

― Kalinitch est un bon moujik, me dit M. Poloutikine, fidèle et serviable, mais il ne sait pas tenir son ménage. D’ailleurs, c’est moi qui l’en empêche. Chaque jour il me suit à la chasse. Jugez vous-même, comment pourrait-il soigner son ménage ?

― En effet.

Nous allâmes nous coucher.

Le lendemain, M. Poloutikine se rendit à la ville pour affaire avec son voisin, nommé Pitchoukov. Le voisin Pitchoukov avait, en labourant son champ, empiété quelque peu sur le terrain de M. Poloutikine. Il avait même fouetté, sur les terres de M. Poloutikine, une baba de M. Poloutikine.

Je chassai seul ce jour-là. Vers le soir je me rendis chez Khor. Je rencontrai sur le seuil de l’izba un vieillard chauve, petit de taille, mais large d’épaules et bien bâti, c’était Khor lui-même. Je l’examinai curieusement. Son visage rappelle celui de Socrate : front très haut et bosselé, yeux petits, nez épaté. Il m’introduisit chez lui. Fedia m’apporta du lait et du pain bis, Khor s’assit sur un banc et, tout en caressant doucement sa barbe, entama la conversation avec moi. Il paraissait pénétré de sa propre dignité, parlait et se mouvait avec lenteur ; un rare mouvement de sa lèvre et de sa longue moustache trahissait un sourire. Nous causâmes des semailles, des bonnes années, de la condition du moujik… Il fut de mon avis sur tous les points. À la longue, cela me parut fastidieux. Je sentais que je me déconsidérais aux yeux du moujik par ce parlage sans but. Parfois, Khor parlait d’une manière obscure, probablement par prudence… Voici un échantillon de notre conversation.

― Eh bien, Khor, lui dis-je, pourquoi rester serf ? Pourquoi ne pas te racheter ?

― Pourquoi me racheter ? Je connais maintenant mon bârine, je sais combien j’ai à lui payer et c’est un bon bârine.

― La liberté vaut toujours mieux que tout, repris-je.

Il me regarda un peu de travers.

― Sans doute, fit-il.

― Pourquoi donc ne pas te racheter ?

Khor secoua la tête.

― Et avec quel argent me rachèterais-je, mon petit père ?

― Allons donc, vieux !…

― Voilà Khor affranchi, poursuivit-il à mi-voix, comme s’il n’eût parlé que pour lui-même. Bon ! quiconque se rase le menton se croira le droit de commander à Khor[9].

― Tu n’auras qu’à te raser !

― Qu’est-ce que la barbe ? C’est de l’herbe, ça se fauche.

― Eh bien, alors ?

― Khor libre passerait dans la société des marchands : la vie est bonne pour les marchands, mais les marchands gardent leur barbe.

― Et justement tu n’es pas novice dans le commerce.

― Oui, on vend un peu de beurre, un peu de goudron… N’ordonnez-vous pas qu’on vous attèle la telejka ?

« Voilà un homme prudent et qui sait garder sa pensée », me suis-je dit.

― Non, lui dis-je, point de telejka demain, je chasserai autour de ta maison ; mais aujourd’hui si tu le veux bien, j’irai dormir dans ton hangar à foin.

― Comme il vous plaira. Mais serez-vous à votre aise sur le foin ? Attendez, les babas vont vous donner un drap de lit et des oreillers.

― Hé ! les babas ! cria-t-il en se levant. Ici ! les babas ! Et toi, Fedia, ne quitte pas le bârine. Les babas sont si bêtes !

Un quart d’heure après, Fedia, muni d’une lanterne, me conduisit dans le hangar. Je m’étendis sur le foin parfumé. Mon chien s’accroupit à mes pieds et Fedia me souhaita une bonne nuit, en fermant sur lui la porte du hangar. Je fus assez longtemps à chercher le sommeil. La vache approcha de la porte et souffla bruyamment par deux fois. Mon chien aboya contre elle avec dignité. Un porc succéda à la vache et vint en grognant d’un air absorbé ; puis un cheval se mit à broyer son foin en faisant retentir le choc de ses meules : il s’ébroua… à la fin, je m’endormis. À l’aube, Fedia vint me réveiller. Ce gars joyeux et dégourdi me plaisait fort. C’était, du moins me semblait-il, le favori de Khor. Le père et le fils ne cessaient presque pas de se plaisanter. Le vieillard fit quelques pas à ma rencontre. Était-ce parce que j’avais passé la nuit sous son toit, il me témoigna beaucoup plus de cordialité que la veille.

― Le samovar t’attend, me dit-il. Viens prendre du thé.

Nous nous assîmes à table. Une forte baba, l’une des brus du vieux Khor, apporta un pot de lait. Tous les fils entrèrent l’un après l’autre dans l’izba :

― Quels magnifiques gaillards ! dis-je au vieillard.

― En effet, répondit Khor, en grignotant un morceau de sucre. Ils n’ont à se plaindre ni de moi ni de leur mère.

― Et tous vivent avec toi ?

― Tous ; c’est leur goût, voilà.

― Et tous mariés ?

― Tous, sauf ce vaurien qui ne se décide pas, dit Khor en montrant Fedia adossé selon son habitude au montant de la porte. Quant à Vaska, il est encore trop jeune, rien ne presse.

― Et pourquoi me marierais-je ? repartit Fedia, je me trouve bien comme je suis. Je ne sais même pas pourquoi on prend femme… Pour se quereller, quoi !

― Là, là ! on te connaît, toi ; tu portes des bagues d’argent aux doigts, tu fais la cour aux filles dvorovi[10] … « Voulez-vous finir, effronté, » ajouta le vieillard en contrefaisant la voix des filles de service de M. Poloutikine. Je te connais, main blanche !

― Qu’est-ce qu’il y a de bon dans une baba ?

― Une baba, dit gravement Khor, c’est une travailleuse. La baba sert les moujiks.

― Qu’ai-je à faire d’une travailleuse, moi ?

― Tu préfères tirer tes marrons du feu des autres ? Bon ! on sait ce que tu vaux.

― Eh ! marie-moi donc, si tu y tiens ! Hein ?

― Assez, bavard ; tu vois bien que nous ennuyons le bârine. Je te marierai, va… Pardonne-lui, batiouchka[11], c’est un enfant, vois-tu, il n’est pas encore sage.

Fedia hocha la tête.

― Khor y est-il ? cria de la porte une voix familière, et Kalinitch entra dans l’izba chargé d’un bouquet de fraises champêtres cueillies de sa main pour son ami Khor. Le vieillard l’accueillit cordialement. J’examinai Kalinitch avec surprise, je ne croyais pas un moujik capable de ces délicates attentions.

Je partis pour la chasse, ce jour-là, quatre heures plus tard que d’habitude et je passai trois jours encore chez Khor. Mes nouveaux amis m’amusaient. J’avais gagné leur confiance ; en deux jours, ils en étaient venus à parler librement devant moi. Je les écoutais avec intérêt. Khor et Kalinitch ne se ressemblaient en rien : Khor était un homme positif et pratique, un tempérament administratif, un rationnel ; Kalinitch, au contraire, était un idéaliste, un romantique, un enthousiaste, un rêveur. Khor entendait ses intérêts, il s’était établi, il avait amassé de l’argent, il était en bons termes avec son bârine et les autres puissances ; Kalinitch, chaussé de laptis vivait au jour le jour ; Khor avait fondé une famille nombreuse, soumise et unie ; Kalinitch, marié jadis avec une femme qu’il redoutait, n’avait jamais eu d’enfants ; Khor avait dès longtemps deviné son maître ; Kalinitch vénérait pieusement M. Poloutikine ; Khor aimait et protégeait Kalinitch ; Kalinitch aimait et estimait Khor ; Khor parlait peu, souriait, réfléchissait ; Kalinitch parlait avec feu ; sans doute il ne chantait pas comme un rossignol, selon l’usage des ouvriers, mais il avait des vertus dont Khor lui-même convenait volontiers. Il conjurait les coups de sang, les hallucinations, la rage ; il chassait les vers, il savait soigner les abeilles, et, d’une façon générale, il avait la main heureuse. J’ai vu Khor le prier d’introduire dans l’écurie un cheval récemment acheté. Le charmeur obtempéra gravement et consciencieusement à la prière du vieux sceptique. Kalinitch était plus près de la nature et Khor de la société. Kalinitch, qui ne se fatiguait pas à raisonner, croyait à tout aveuglément ; Khor parvenait jusqu’à ces hauteurs d’où la vie semble une ironie. Il avait beaucoup vu, beaucoup étudié et j’ai appris de lui bien des choses.

C’est ainsi que j’appris de lui la particularité suivante. En été, avant la fenaison, paraît dans les villages une petite telejka d’une forme particulière. Elle est montée par un homme en cafetan qui vend des faux. Au comptant, il prend un rouble et vingt-cinq kopeks et trois roubles à crédit. Il va sans dire que les moujiks prennent à crédit. Deux ou trois semaines après, il reparaît et exige son argent. Le moujik qui vient de rentrer son avoine a encore de quoi s’acquitter et va au cabaret régler son compte avec le marchand. Quelques pomiéstchiks ont eu l’idée excellente d’acheter argent comptant les faux et de les céder au prix coûtant et à crédit à leurs moujiks. Mais ceux-ci, au lieu de remercier le maître, se montrèrent sombres, consternés. On les avait privés du plaisir de frapper sur la faux, d’écouter le métal vibrer, de tourner l’outil en tous sens et de dire vingt fois au mechtchanine[12] marchand : « Eh quoi ! mon petit, la faux n’est pas… chose. » La même comédie se renouvelle lors de l’achat des faucilles. Seulement les babas s’en mêlent et réduisent parfois l’industriel à les battre pour leur apprendre à vivre.

Il y a une autre circonstance où les babas ont plus à souffrir. Les pourvoyeurs de papeterie confient l’achat du chiffon à des gens qu’on appelle dans quelques districts « aigles ». Ces aigles reçoivent de leur patron deux cents roubles et partent en chasse. Mais, bien loin d’imiter le noble oiseau dont le chiffonnier usurpe le nom, il ne fond pas directement sur sa proie, il emploie la ruse. Laissant sa telega quelque part dans les broussailles, aux environs du village, il arrive par les mares furtivement comme un passant, comme un oisif. Les babas flairent l’aigle et viennent à sa rencontre. Le marché est vite fait : pour des kopeks, la baba donne à l’aigle, non seulement toutes les guenilles de son ménage, mais la chemise même de son mari et sa propre jupe. Il arrive même, cela est un récent progrès dans l’industrie des aigles, que les babas se volent elles-mêmes et se défont ainsi des paquets de chanvre et de filasse. Les maris, en revanche, sont devenus plus fins : au premier bruit, au premier soupçon de la venue d’un aigle, ils prennent aussi des mesures correctionnelles préventives. Et, en effet, n’estce pas honteux ? N’est-ce pas l’affaire d’un homme de vendre le chanvre ? Et ils préfèrent le vendre, non pas à la ville où il faudrait transporter la marchandise, mais au village à des colporteurs qui, n’ayant pas de balances, assurent que le poude[13] de chanvre est de quarante poignées et on sait ce que c’est que la poignée d’un Russe quand il empoigne de bon cœur.

Tels sont les récits que je me laissai faire dans la famille du moujik, mais Khor ne racontait pas toujours ; il me faisait à moi-même beaucoup de questions. Il apprit que j’avais voyagé à l’étranger ; sa curiosité s’enflamma et Kalinitch rentrant sur ces entrefaites n’en témoigna pas moins que lui. Mais Kalinitch ne s’intéressait qu’aux descriptions de la nature, des montagnes, des cataractes et aussi des édifices extraordinaires des grandes villes. Khor se préoccupait des questions administratives et politiques. Il procédait par ordre :

― Est-ce chez eux comme chez nous ou autrement ? Parle, bârine, voyons.

― Ah ! Seigneur, c’est ta volonté, s’écriait Kalinitch pendant que je parlais.

Khor se taisait, fronçait ses épais sourcils, et de temps en temps risquait une observation : « Cela ne vaudrait rien chez nous… Voilà qui est très bien !… Ça, c’est dans l’ordre… » Je ne puis rapporter toutes ses questions, et d’ailleurs pourquoi faire ? Mais de mes entretiens avec lui, j’ai tiré cette conviction à laquelle le lecteur ne s’attend point : que Pierre le Grand fut le Russe par excellence, surtout par le fait même qu’il était réformateur. Le Russe est si sûr de sa force, de son énergie, qu’il est prêt même à se refaire lui-même ; le passé l’inquiète peu : c’est devant lui qu’il regarde. Il aime le bien ; ce qui est selon la raison, il se l’assimile, et de quelque lieu que cela lui vienne, peu lui importe. Son bon sens raille volontiers la sagesse mesquine des Allemands, bien que Khor déclare ce peuple très curieux à observer et ajoute qu’il irait sans peine s’y mettre à l’école. Dans sa situation exceptionnelle, indépendante de fait, Khor a pu me dire des choses que vous ne feriez pas sortir de la tête d’un autre, quand vous le broyeriez sous la meule, comme disent les moujiks. C’est Khor qui me donna la première saveur de ce naïf et spirituel langage du moujik russe. Il avait des notions vraiment étendues, mais il ne savait pas lire ; Kalinitch savait lire et Khor disait de lui : « Les lettres de l’alphabet se sont données à lui comme les abeilles, et ni les unes ni les autres ne le quittent. »

― Tu as fait apprendre à lire à tes enfants ? lui demandai-je.

Il resta un moment sans parler, puis il me répondit :

― Fedia sait lire.

― Et les autres ?

― Les autres, non.

― Et pourquoi ?

Khor détourna l’entretien. D’ailleurs, malgré toute son intelligence, Khor avait la tête farcie de préjugés. Il avait pour les babas un souverain mépris et ne cessait guère de se moquer d’elles. Sa femme, une vieille acariâtre qui vivait sur le poêle, grondait continuellement. Les fils ne s’occupaient point d’elle, mais ses brus tremblaient. Ce n’est pas pour rien que dans la chanson russe la belle-mère chante : « Quel es-tu ? quel chef de famille es-tu, toi qui as une jeune femme et ne la bats jamais ?… » Un jour, j’essayais d’intercéder pour les brus, d’apitoyer le vieillard, il me répondit tranquillement :

― Eh ! pourquoi t’occuper de ces bagatelles ? Que les babas se querellent entre elles ! les séparer c’est pire encore, et ça ne vaut pas la peine de se salir les mains.

Quelquefois la méchante vieille descendait de son poêle, appelait le chien de garde en disant : « Ici, ici, petit chien ! » et assenait de grands coups sur la maigre échine de la bête ; ou bien elle allait se poster sous l’auvent et aboyait, selon l’expression de Khor, à tout venant. Mais elle redoutait son mari et, dès qu’il parlait, elle regrimpait prestement sur son poêle. Ce qu’il était curieux d’entendre chez Khor, c’étaient ses discussions avec Kalinitch sur la personne de M. Poloutikine.

― Voyons, Khor, ne le touche pas, disait Kalinitch.

― Et pourquoi ? Te donne-t-il des bottes ?…

― Des bottes à moi, un moujik !

― Eh bien, moi aussi, je suis un moujik, et pourtant, vois. Et, tout en parlant, Khor montrait à son camarade son pied chaussé d’une botte en cuir de mammouth.

― Ah ! tu n’es pas un moujik comme les autres, répondait Kalinitch.

― Au moins, que ne te donne-t-il des laptis ? Tu vas tous les jours à la chasse avec lui et il te faudrait une paire de laptis par jour.

― Il me donne de quoi acheter des laptis.

― Ah ! oui, il t’a donné un grivennik[14] l’année dernière.

Kalinitch se détournait avec dépit, et Khor riait aux éclats. Tout son visage éclatait de gaieté et ses petits yeux semblaient avoir complètement fondu.

Kalinitch chantait agréablement en s’accompagnant sur la balalaïka[15].

Khor l’écoutait longtemps, mais il arrivait toujours qu’à certain accord il penchait la tête de côté et entonnait, d’une voix mélancolique, la vieille chanson :


Dôlia ty moia, dôlia ![16]


Fedia ne manquait jamais alors de dire à son père :

― Qu’as-tu à t’attendrir, vieux ?

Mais Khor couchait son visage dans sa main gauche, fermait ses yeux et continuait à se lamenter sur son triste sort. Il n’y avait pourtant pas d’homme plus actif que lui. Toujours au travail, il radoubait un fond de telega, consolidait une haie, raccommodait un harnais. Quant à la propreté, il était peu rigoureux et, comme je lui en faisais l’observation, il me répondit qu’il faut bien que l’izba sente l’odeur de l’homme.

― Va donc voir, repartis-je, comme tout est propre dans la ruche de Kalinitch.

― S’il en était autrement, les abeilles ne viendraient pas…

Une autre fois, il me demanda :

― Est-ce que tu as une propriété ?

― Oui.

― Loin d’ici ?

― Cent verstes.

― Et tu y habites, batiouchka ?

― Sans doute.

― Mais tu préfères prendre l’air, le fusil à la main, n’est-ce pas ?

― Oui, c’est vrai.

― Tu as raison. Tire à ta santé[17] le coq de bruyère et change plus souvent ton starost.

Le quatrième jour, vers le soir, M. Poloutikine m’envoya chercher. Je quittai à regret le vieillard, et montai dans la télègue avec Kalinitch.

― Adieu, Khor, bonne santé. Adieu, Fédia.

― Adieu, batiouchka, adieu, ne nous oublie pas.

Nous partîmes. Le soir tombait.

― Il fera beau demain, dis-je en regardant le ciel clair.

― Non, il pleuvra, me répondit Kalinitch. Le canard barbote dans l’eau et l’herbe sent trop fort.

Nous entrions dans un taillis, Kalinitch chantait, tout cahoté qu’il fût sur l’arbre du chariot, et son regard ne quittait pas le soleil couchant.

Le lendemain je quittai le toit hospitalier de M. Poloutikine.

  1. Attendez-moi sous l’orme.
  2. Propriétaire terrien.
  3. Cependant : Odnatché, prononciation vicieuse.
  4. Telejka, diminutif de telega, voiture découverte et non suspendue.
  5. Boisson fermentée
  6. Souzdal, l’Épinal russe.
  7. Petits putois. Khor signifiant putois.
  8. Chaussures de tilles tressées.
  9. En Russie, les moujiks portent tous la barbe.
  10. Serfs et serves attachés au service particulier du bârine. Dérivé du mot dvor – cour.
  11. Petit père.
  12. Citadin, petit bourgeois.
  13. Poids de quarante livres.
  14. Dix kopeks.
  15. Sorte de guitare à trois cordes.
  16. Ô toi mon sort ! mon triste sort.
  17. Expression russe.