Réponse d’Arabelle

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L’Essormars-avril 1922 (nos 16-17) (p. 21-22).


RÉPONSE D’ARABELLE[1]


Beaucoup préfèrent en eux le vide et l’ennui au charme d’un sentiment qu’ils ne sauraient classer. Je vous croyais excepté de ce grand nombre et vous en avais gré, mon ami. J’ai toujours souri — vous allez me juger hypocrite, ou par trop ignorante à la vérité de certaines exigences en notre nature — des rangements que nous essuyons parmi nos affections, comme si pour suprême idéal nous nous proposions un étalage avec bocaux différenciés. « Quel préférez-vous du citron acidulé ou de la pastille à la violette ? » Mais prenez garde, si vous choisissez la violette, il se peut que d’une main aveugle vous preniez le citron ou même une troisième sorte. Alors ?… Alors, il faut ne pas choisir.

Vous n’avez pas regret des soirs imprécis où vous veniez à moi, sans les affirmations et orgueilleuses certitudes des autres hommes. Dehors, il faisait sale ; vous vous étiez cru le personnage attristé d’une tapisserie laineuse, sans profondeur et sans éclat. Chez moi, vous trouviez des soies japonaises, le divan, inévitable, mais d’un velours doux à la caresse des mains. Dans la rue vos yeux avaient redouté les aiguilles du froid et des lumières aux boutiques. J’atténuais de voiles légers, l’éclairage offert à votre lassitude ; parfois vous-même disposiez les lampes en des combinaisons de votre choix, et m’étiez reconnaissant de n’avoir point nargué la gravité futile que vous y apportiez. Alors certains reflets vous faisaient aimer mon visage et le préférer à celui de certaines femmes. Plantureuses et fardées, repues d’amour jusqu’au dégoût, en elles, m’aviez-vous avoué, votre jeunesse équivoque mettait l’inquiétude d’un nouveau désir. Elles vous choyaient, vous entraînaient vers les endroits de gaité, s’essayaient pour vous plaire à des coquetteries compliquées et puériles, puis, si elles en percevaient l’échec, vous grisaient, pour pouvoir en des chambres banales, où votre fatigue avait froid, vous prendre quand même presque de force. Vous acceptiez de telles aventures par effroi des longues heures solitaires, mais lorsqu’il vous était donné de venir jusqu’à moi, toujours vous choisissiez la douceur tranquille de ma pièce.

Nous étions heureux l’un de l’autre.

Mais un soir, pourquoi ce grondement subit en vous d’orgueils barbares. Vos doigts erraient sur les coussins. Une soie plus chaude, plus humaine vous fit croire à de longs corps souples. Vos gestes furtifs s’impatientèrent du désir éveillé. Double silence ; je sus l’appel des lèvres entr’ouvertes. Votre presque sœur à l’ordinaire, peut-être dois-je accuser en ces quelques secondes le goût d’un demi-inceste. Vous étiez redevenu l’homme, le mâle primitif du moins pensai-je ainsi, me voyant déjà proie de votre force soudain réapparue brutale, inexorable.

Mais après le geste premier d’amour, je compris qu’à notre insu, nous avions commencé un jeu où point ne fallait nous attarder. Jusque là, nous nous étions efforcés à faire disparaître l’ignorante inimitié qui, des siècles durant, demeura le mystère séducteur de femme et la force victorieuse d’homme. Nous avions voulu nos deux intelligences d’un sexe unique, et pour y mieux parvenir. Avions spontanément renoncé à l’autre amour, sachant qu’il ne tolère pas de limpide compréhension des êtres, ni leur égalité. Par un réflexe inattendu, plus fort que raisonnement et volonté, nous redevenions le couple classique dont nous avions tant méprisé le type ; mais un triomphe en nous de mystérieuses puissances n’était pas tel qu’un instant pût tout effacer.

Tandis que vos lèvres confiantes s’éloignaient des miennes, à ma bouche déjà, montait l’amertume des baisers, que nous échangerions bientôt, avec le regret d’une amitié saccagée par la brutalité des victoires sensuelles. Dans les caresses qui mêleraient nos corps jamais l’illusion de vouloir unir nos âmes ; je vous connaissais trop pour croire à la supériorité grâce à quoi la femme hautement reconnaissante d’avoir été désignée, devient esclave du maître désiré. Notre faiblesse attend la domination ; pourquoi mon ami étiez-vous un égal ?

À quoi bon revenir pour d’autres départs ?

Alors si j’ai ri, c’était peut-être quand même, un peu de regret.

L’amitié tout cela, et rien que cela, puisque l’amour…

René Crevel.
  1. V. lettre pour Arabelle. Aventure déc. 1921.