Raison et sensibilité/LII

La bibliothèque libre.
Raison et Sensibilité, ou les Deux Manières d’aimer
Traduction par Isabelle de Montolieu.
Artus-Bertrand (tome III et IVp. 238-275).

CHAPITRE LII.


Quatre jours après l’arrivée d’Edward, celle du colonel Brandon vint compléter la satisfaction de madame Dashwood. Mais elle ne put avoir celle de le loger : il n’y avait à la chaumière qu’une seule chambre à donner. Edward garda son privilège de premier venu ; il n’avait d’ailleurs pas de connaissance dans le voisinage. Alors le colonel offrit de retourner tous les soirs dans son ancien appartement au parc ; il en revenait dès le matin pour déjeuner avec ses amies. Pendant trois semaines de solitude à Delafort, il avait eu le temps de calculer la disproportion entre trente-huit ans et dix-huit, et il revint à Barton dans une disposition d’esprit qui lui rendait bien nécessaires, et les progrès de la santé de Maria, et l’amitié qu’elle lui témoignait, et tous les encouragemens de madame Dashwood. Au milieu de tels amis il eut bientôt retrouvé sa sérénité. Il ignorait complètement le nouveau choix de Lucy ; il ne savait pas un mot du penchant d’Elinor, en sorte que les premières visites se passèrent à écouter et à s’étonner. Madame Dashwood se chargea de ce récit ; il y prit le plus vif intérêt, et trouva de nouveaux motifs de se réjouir de ce qu’il avait fait pour Edward, puisque c’était actuellement aussi pour Elinor. Il est inutile de dire que ces deux hommes ayant autant de rapports dans les opinions, dans le caractère, dans les manières, ne tardèrent pas à se lier intimement. Ces rapports auraient suffi sans doute ; mais leur attachement pour les deux sœurs les attira l’un vers l’autre, par une douce et prompte sympathie, et produisit en peu de jours ce qui aurait été l’effet du temps et de leur rapprochement.

Les lettres de Londres arrivèrent enfin et furent très-volumineuses ; elles racontèrent la surprenante histoire dans tous ses détails. Madame Jennings témoignait son indignation contre cette changeante fille, et sa compassion pour le pauvre malheureux Edward, qui peut-être, disait-elle, allait mourir à Oxford de ce chagrin, si cruel, si inattendu. Il n’y avait que deux jours d’écoulés depuis que Lucy était venue passer deux heures avec elle, et elle ne lui en avait pas dit un mot. Seulement, elle lui avait conté qu’elle voyait quelquefois M. Robert Ferrars, et qu’elle cultivait une bienveillance qui pouvait un jour être utile à Edward, ce dont elle la loua fort. Voyez quelle indigne trompeuse, s’écriait-elle dans sa lettre ! La bonne Anna ne s’est non plus doutée de rien. Pauvre créature ! ce fut elle qui vint me l’apprendre ; elle en pleurait amèrement. Sa sœur, au lieu de l’emmener avec elle, avait emporté tout leur argent ; c’était elle qui le gardait ; et la malheureuse était sans un seul schelling. Je l’ai gardée avec moi jusqu’à ce que j’aille au parc, d’où je la renverrai à sa famille. Sa joie de rester encore un peu à Londres et chez moi où le docteur Donavar vient quelquefois, l’a complètement consolée. Mais qui consolera le pauvre délaissé Edward ? Pour mon goût je l’aimerais cent fois mieux que ce fat de Robert… Il me vient une idée : il faut que vous l’invitiez à Barton, et que Maria ait pitié de lui, etc. etc. etc.

Il y avait aussi une longue lettre de M. John Dashwood, qui racontait cet événement à Elinor avec de grandes lamentations. Sa belle-mère était la plus malheureuse des femmes. La sensible Fanny avait eu des rechutes de maux de nerfs si violens, que c’était un miracle qu’elle eût pu y résister. L’offense de Robert était impardonnable ; mais Lucy était beaucoup plus blâmable. On n’osait nommer ni l’un ni l’autre devant madame Ferrars. Cependant elle aimait tellement ce fils, que peut-être un jour pourrait-elle consentir à le revoir ; mais sa femme ne paraîtrait jamais en sa présence. La manière mystérieuse avec laquelle cette affaire s’était tramée ajoutait beaucoup à leur crime. Car si l’on avait eu le moindre soupçon, on aurait pu prendre des mesures pour l’empêcher. Il priait Elinor de se joindre à lui pour se plaindre de ce qu’Edward n’eût pas épousé plus tôt cette fille, qui prive tour à tour une bonne mère de ses deux fils. Madame Ferrars, à leur grande surprise, n’avait pas nommé Edward une seule fois dans cette occasion, et lui n’avait pas écrit une ligne ; c’était cependant le moment de chercher à se réconcilier avec sa mère, en lui promettant de faire ce qu’elle désire. Peut-être qu’il ne l’osait pas ; mais il pourrait, s’adresser à sa sœur, y joindre une lettre de soumission pour sa mère, que Fanny lui remettrait, et qui peut-être aurait un bon effet.

Ce paragraphe était de quelque importance pour régler la conduite d’Edward. Il le détermina à tenter en effet une réconciliation, mais non pas comme John Dashwood l’entendait.

Une lettre de soumission ! répétait Edward. Non certainement je n’ai point de soumission à faire. Dois-je demander pardon à ma mère de l’ingratitude de Robert envers elle et de sa trahison envers moi ? Il m’a rendu le plus heureux des hommes ; voilà tout ce que je puis lui dire, et ce qui l’intéressera fort peu.

— Vous pouvez certainement, dit Elinor, demander pardon à votre mère, de ce que vous l’avez offensée. Je pense même que vous pourriez à présent lui témoigner en conscience quelques regrets d’avoir formé cet engagement qui attire sur vous sa colère.

— Oui, je le puis, dit Edward, et je le ferai.

— Et, ajouta-t-elle en souriant, vous pourriez peut-être après cela convenir en toute humilité, que vous avez formé un second engagement, presque aussi imprudent à ses yeux que le premier, avec la sœur de son gendre.

Edward n’eut rien à opposer à ce plan ; mais se défiant un peu dans cette occasion de l’intercession de son beau-frère et de sa sœur, il préféra traiter personnellement et de bouche, plutôt que par écrit. Il fut donc résolu qu’il irait à Londres, descendrait chez Fanny, et lui demanderait de l’introduire auprès de leur mère.

— Et si elle y consent, dit Maria avec vivacité, si elle amène une réconciliation entre vous et votre mère, je me réconcilie aussi avec elle, et je lui pardonne tout.

Le lendemain Edward partit accompagné des vœux de tous ses amis pour le bon succès de son voyage ; et le colonel consentit à rester quelques jours encore pour les consoler un peu de son absence ; mais il continua de loger au parc.

Le troisième jour il ne vint pas au déjeuner. Elinor proposa à sa sœur une promenade du côté du parc, où peut-être elles le rencontreraient ; et Maria y consentit. En effet, à peine eurent-elles tourné la colline, qu’elles le virent, à quelque distance, assis sur un banc de gazon ; mais il n’y était pas seul. Une femme était assise à côté de lui, et avait un enfant sur ses genoux ; il caressait beaucoup l’enfant, et prenait aussi les mains de la dame entre les siennes. Je veux mourir, s’écria Maria, s’il n’est pas avec notre nouvelle connaissance d’Altenham, madame Summers, la parente de madame Smith, et sans doute c’est son fils. Mais d’où le colonel la connaît-il si intimement ? Elinor ne répondit rien ; un soupçon traversait sa pensée. Avançons, dit Maria. Au moment même le groupe du banc de gazon les aperçut ; ils se levèrent et vinrent au devant d’elles, en sorte qu’on se rencontra bientôt. Le colonel avait l’air assez embarrassé ; mais au premier regard que Maria eut jeté sur l’enfant, que sa mère avait repris, elle en comprit la cause. C’était le portrait en mignature de Willoughby ; il était impossible de s’y méprendre et de ne pas voir que c’était son fils. Tout fut dévoilé. Madame Summers était la fille adoptive du colonel, l’infortunée Caroline Williams, la victime des séductions de celui que Maria avait tant aimé. Elle eut peine à retenir un cri et à ne pas repousser l’enfant, qui, attiré par les rubans roses de son chapeau, lui tendait ses petits bras. Elinor frappée aussi de la ressemblance, se hâta de se mettre entre lui et sa sœur, de parler à madame Summers, de caresser le petit pour laisser à Maria le temps de se remettre. Mais ce mouvement avait effrayé l’enfant ; il pleurait, et sa mère voulut absolument l’emmener et rejoindre madame Smith. Une bonne attendait à quelque distance. La jeune maman salua les deux sœurs avec amitié, le colonel avec un tendre respect, et s’éloigna avec son petit fardeau. Maria lui rendit son salut amical, et l’embrassa même. Rien ne prouva mieux à Elinor les progrès de sa raison ; mais elle avait un tremblement d’émotion involontaire qui l’obligea à prendre le bras que le colonel lui offrait.

Ils firent quelques pas en silence ; enfin le colonel le rompit. – Vous venez, leur dit-il, de faire une découverte qui a dû vous surprendre. Oui, cette jeune femme est celle à qui j’ai long-temps servi de père, et que je n’ai pu garantir du malheur. Mais il est réparé autant qu’il peut l’être. L’excellente madame Smith, en punissant sévèrement son jeune parent, a voulu que l’enfant et celle qui lui a donné la vie, rejetés par lui, le remplaçassent dans ses affections. Je ferai, m’écrivit-elle en me les demandant, ce qu’il aurait dû faire, ce qu’il m’a refusé ; j’assurerai leur sort, et comme je ne puis désirer la damnation éternelle d’un jeune homme que j’aimais comme un fils, avant ses erreurs, j’espère obtenir ainsi de Dieu le pardon de son péché, et qu’il ne soit puni que dans cette vie. Vous comprenez avec quelle joie je cédai mon infortunée pupille à cette respectable femme. Caroline formée par le malheur, aimant passionnément son enfant, accepta avec transport une place qui ne la séparait pas de lui et la faisait vivre dans une austère retraite. Il fut convenu entre madame Smith et moi qu’elle changerait de nom, et passerait pour une veuve. Jusqu’ici le secret avait été bien gardé. Mais la ressemblance de l’enfant avec son père m’a souvent fait trembler ; c’est ce qui fait que Caroline ne l’avait point encore mené avec elle dans ses promenades. Depuis que je suis ici, je vais souvent la voir en allant à la chaumière. Cette fois, je suis resté plus long-temps qu’à l’ordinaire. Elle m’a accompagné avec le petit James ; et vous nous avez surpris. J’ai vu au premier instant que cet enfant vous disait tout et que notre secret était découvert. Mais ce n’est pas avec vous que je crains qu’il soit trahi, et souvent j’aurais voulu vous le confier moi-même, si je… Il s’arrêta. Elinor le comprit et le remercia par un regard de ne pas achever. Maria, les yeux baissés et pleins de larmes, ne disait rien ; mais il était facile de voir comme son cœur était oppressé, et celui du colonel n’était pas plus à son aise. Il voyait, à n’en pas douter, combien ce sentiment qu’il avait cru presque éteint, avait encore de pouvoir sur elle. Quoiqu’il eût évité de nommer une seule fois Willoughby dans son récit, il se repentait de l’avoir fait devant elle. Mais ne rien dire aurait été plus pénible encore. Elinor se chargea de l’entretien, et sans prononcer non plus le nom fatal, elle témoigna au colonel un grand intérêt pour sa pupille, et lui dit combien elle leur avait plu. Maria prit sur elle de le confirmer par quelques mots obligeans ; mais sa voix tremblante en détruisit l’effet. Ils arrivèrent à la maison. Maria dit que l’air du matin l’avait incommodée, et se sauva dans sa chambre. Le colonel était si sombre et si rêveur, que madame Dashwood le crut malade et s’en alarma. À dîner, Maria, qui avait réfléchi, reparut à peu près comme à l’ordinaire, fut amicale avec le colonel, et raconta elle-même à sa mère qu’elles avaient rencontré leur aimable voisine d’Altenham ; mais il ne fut pas question de l’enfant. Cette manière remit un peu le colonel, et la soirée fut plus agréable que la matinée.

On reçut des lettres d’Edward. Après quelque résistance de la part de madame Ferrars, il avait été admis en sa présence, et reconnu de nouveau pour son fils unique, car c’était le tour de Robert de ne plus l’être. Mais Edward n’avait point d’abord révélé son engagement actuel avec Elinor, et il avait été loin de croire son sort assuré, et avait craint d’être repoussé avec plus de rigueur qu’auparavant. Il avait fait son aveu après quelques préparations, et contre son attente, il fut écouté avec beaucoup de calme. Madame Ferrars chercha cependant à le dissuader d’épouser la fille d’un simple gentilhomme, sans fortune et sans espérance, plutôt que la riche fille d’un lord. Il ne la contredit pas du tout ; mais il lui dit avec fermeté et respect, qu’il y était absolument décidé. Alors, instruite par l’expérience du passé, elle jugea plus sage d’accorder, avec toute la mauvaise grâce qu’elle put y mettre, ce qu’elle ne pouvait pas empêcher, et de consentir qu’Edward épousât Elinor. Mais quoiqu’il fût à présent son seul fils, disait-elle à chaque instant, elle ne le traita pas comme tel, et ne lui rendit pas son droit d’aînesse. Pendant que le coupable Robert jouissait de mille pièces de revenu, sans faire autre chose que des sottises, elle trouva fort bon que le pauvre Edward devînt pasteur d’un village avec deux cents pièces de rente ; elle y ajouta cependant, tant pour le présent que pour le futur, la même somme de dix mille pièces qu’elle avait données à Fanny en la mariant.

Edward ne s’en plaignit pas ; c’était plus qu’il n’avait espéré, et assez pour pouvoir rendre son Elinor heureuse. John Dashwood répéta sur tous les tons que madame Ferrars était la meilleure et la plus généreuse des mères. Elle-même, avec ses excuses de ne pouvoir faire plus, sembla être la seule personne qui fût surprise de ce qu’elle ne fît pas davantage.

Il ne manquait plus à Edward, pour compléter son bonheur, que d’être consacré, et que le presbytère fût prêt à les recevoir. Le colonel, à présent qu’il devait être habité par Elinor, trouvait toujours de nouveaux embellissemens à y faire, et finit par les inviter à passer les premiers mois chez lui, d’où ils pourraient présider eux-mêmes à leurs réparations. Ils y consentirent, et de bonne heure, en automne, la cérémonie eut lieu dans l’église de Barton. Cette fois les prophéties de madame Jennings furent accomplies à sa grande joie ; elle put visiter à la Saint-Michel le pasteur de Delafort, et ne fut pas fâchée d’y trouver Elinor plutôt que Lucy ; mais elle fut un peu surprise de s’être encore trompée sur l’amour du colonel, qu’elle recommença de nouveau à destiner à Maria : et c’était le vœu général de la famille, la seule chose qui manquât encore à la félicité d’Elinor. Ils eurent aussi la visite de madame Ferrars la mère, presque honteuse d’avoir autorisé leur bonheur, et celle de John et de Fanny, qui vinrent avec elle.

Je ne veux pas dire que vous ayez mal fait d’épouser mon beau-frère, dit John à Elinor, en se promenant avec elle dans l’avenue du château de Delafort ; je vois que vous êtes aussi heureuse qu’on peut l’être avec peu d’argent ; mais j’avoue que j’aurais eu un grand plaisir à appeler le colonel Brandon mon frère. Cette terre, cette maison, chaque chose ici est vraiment très-agréable et fait envie ; et quels bois, quels beaux arbres ! Enfin Maria est encore là, et quoique ce ne soit point une personne qui l’attire, et qu’il n’ait jamais eu de goût pour elle, je crois que si elle voulait se donner un peu de peine, et vous, insinuer au colonel d’y penser, cela pourrait s’arranger une fois. Je rirais bien si nous en venions à bout ; car il ne l’aime pas du tout. Je ne me trompe jamais, moi, sur ces sortes de choses ; mais quand on se voit tous les jours, le diable est bien fin. Vous ferez fort bien, ma sœur, d’inviter souvent Maria, de faire remarquer au colonel comme sa santé et sa beauté reviennent : et qui sait ce qui peut arriver ! Je le voudrais de tout mon cœur, je vous assure.

Madame Ferrars les vit quelquefois et se conduisit décemment avec eux ; mais ils ne furent pas insultés par sa préférence, elle ne pouvait l’accorder au vrai mérite. La fatuité de Robert et les flatteries de sa femme l’obtinrent encore. Les mêmes moyens que Lucy avait employés pour faire tomber Robert dans le piège, furent pratiqués pour rentrer dans la faveur de sa mère, dès qu’il lui fut possible d’en approcher, et elle mit beaucoup d’art pour l’obtenir ; elle feignit d’être malade au point d’en mourir.

Madame Ferrars qui déjà avait pardonné à Robert, et qui le recevait quelquefois, céda à ses sollicitations pour aller voir sa femme, espérant en être bientôt débarrassée. Dès lors elle ne tarda pas à être guérie, et sa respectueuse humilité, ses attentions assidues pour la vieille dame et son petit chien, ses flatteries sans fin, réconcilièrent madame Ferrars sur le choix de son fils, et si promptement que Lucy devint aussi nécessaire, que Robert à sa belle-mère qui l’aima même mieux que Fanny. Ils s’établirent à Londres, reçurent mille libéralités de madame Ferrars, furent dans les meilleurs termes avec les Dashwood en apparence. Mais la jalousie de Fanny, la légèreté de Robert, le mauvais esprit de Lucy les rendirent malheureux malgré leurs richesses ; tandis que dans le presbytère de Delafort tout était bonheur et jouissances. L’attachement de ses habitans s’augmentait tous les jours. Ils n’avaient aucun besoin factice. Rien ne les entraînait hors de chez eux, et loin de ne pas se croire assez riches, ils avaient encore de quoi aider les malheureux. Robert au contraire faisait des dettes, mangeait d’avance ce qu’il attendait encore de sa mère, et se préparait un avenir bien triste, associé à une femme à qui il ne resterait rien et dont la physionomie animée ne serait plus que l’expression de la méchanceté quand elle aurait perdu sa fraîcheur.

Le mariage d’Elinor la sépara peu de sa famille. Sa mère et ses sœurs passaient avec elle plus de la moitié de leur vie. Madame Dashwood espérait toujours qu’en donnant au colonel et à Maria de fréquentes occasions de se rencontrer, celle-ci s’attacherait enfin à cet homme si digne d’être aimé. Mais plus d’une année s’était écoulée, et rien n’avançait que l’amitié de Maria pour lui, qui s’augmentait graduellement, ainsi que l’amour du colonel qui, persuadé qu’elle aimait encore malgré elle Willoughby, ou que du moins elle n’en aimerait jamais d’autre, n’osait s’expliquer et proposer sa main à celle qui possédait en entier son cœur. Heureux d’en être regardé comme un ami, et déjà comme un fils et un frère par madame Dashwood et par Elinor, il redoutait de porter atteinte à ce bonheur par une démarche décisive et trop précipitée. Il chérissait ses espérances et tremblait de les perdre. Ce n’était qu’à Elinor seulement qu’il osait ouvrir son cœur, et tout était transmis avec soin par elle à Maria qui l’écoutait sans peine, et répondait en soupirant : Je ne serais pas digne lui, si je pouvais aimer deux fois.

Un matin, ils étaient tous rassemblés chez Elinor, un peu incommodée d’une grossesse pénible, lorsqu’on apporta les papiers et les lettres de la poste. Dans le nombre de celles adressées à madame Edward Ferrars, il y en avait une à grand cachet noir dont l’écriture ne lui était pas inconnue, quoiqu’elle n’eût pu la désigner. Maria, occupée à parcourir les papiers-nouvelles, ne la voyait pas. Tout à coup le papier tombe de sa main ; elle jette un cri dont l’expression était plus l’étonnement que la peine ou l’émotion, et dit d’une voix assez ferme : Madame Willoughby est morte d’une chute de phaéton. Pauvre femme ! elle paie cher son goût effréné pour le plaisir. Le colonel, plus ému qu’elle, prend ce fatal papier, et ne doute pas qu’il ne renferme l’arrêt de sa condamnation. J’ai ici, dit Elinor, la confirmation de cette nouvelle par M. Willoughby lui-même, qui me la communique. Lisez, Maria. Celle-ci prit la lettre et lut bas ce qui suit :

« L’intérêt que madame Edward Ferrars m’a témoigné dans notre dernier entretien, me fait espérer qu’elle me pardonnera d’oser lui apprendre que ma fatale chaîne est rompue. Celle à qui j’avais donné mon nom en échange de sa fortune, a péri victime d’un accident que je n’ai cessé de lui prédire, en s’obstinant à conduire elle-même des chevaux trop vifs. Mais depuis long-temps mes conseils lui étaient aussi odieux que ma présence.

« Je sais que ce n’est pas encore le temps de parler du sentiment qui domine dans mon cœur ; mais celle qui me l’inspire est libre encore, et je ne puis me défendre d’espérer. Bonne Elinor ! vous qui sans doute êtes la plus heureuse des femmes dans une union fondée sur un amour réciproque, vous ne me refuserez pas un jour votre appui. Mon étude sera de le mériter ; recevez-en l’assurance de votre dévoué

James Willoughby. »

Maria rougit beaucoup en lisant cette lettre, qu’elle passa à sa mère. Le colonel avait hésité de sortir ; mais un sentiment involontaire le clouait à cette place. La tête appuyée sur sa main, tenant de l’autre les papiers, il avait l’air de les lire, et n’en distinguait pas un mot.

— Répondrez-vous à M. Willoughby ? dit Maria à sa sœur, après un moment de silence.

— Oui, sans doute Mais que dois-je lui dire ?

— Qu’il se trompe complètement, et que je ne suis plus libre, si… (elle se tourna vers le colonel ), si le meilleur des hommes daigne accepter cette main et le don de mon cœur ; et même, s’il les refusait, Dieu aurait mon………

— Refuser ! s’écria le colonel transporté de joie, en serrant contre son sein et pressant de ses lèvres cette main adorée. Ô Maria ! chère Maria ! l’ai-je bien entendu ? et dans quel moment ! Mais n’est-ce point une erreur de votre cœur généreux ?

— Non, non, dit-elle, avec une grâce enchanteresse ; il est guéri de toutes ses erreurs, il n’appartient qu’à celui qui m’a véritablement aimée.

— Et qui vous adorera toute sa vie…

— On ne sollicite pas seulement mon consentement, dit en riant madame Dashwood : si j’allais le refuser ! Mais c’est le jour où les femmes font les avances, et je vous donne Maria, mon cher Brandon, avant que vous me l’ayez demandée. Ils se jetèrent dans ses bras, puis dans ceux d’Elinor et d’Emma. Edward fut appelé de son cabinet pour prendre part à la joie générale, et la sienne fut bien grande en donnant le nom de frère à son intime ami.

La noce ne tarda pas à se célébrer en famille ; elle fut bénie par Edward. Le colonel aurait voulu obtenir de sa belle-mère qu’elle se fixât tout-à-fait chez lui avec Emma ; mais elle fut assez prudente pour préférer de conserver sa liberté et sa jolie chaumière, d’où elle sortait souvent pour visiter, à Delafort, tantôt le château, tantôt le presbytère, où elle trouvait autant de bonheur qu’on puisse en avoir ici bas. Celui de Maria augmenta tous les jours. Il était principalement fondé sur l’estime et sur une reconnaissance mutuelle. Le colonel sentait tous les jours davantage qu’il devait à sa charmante compagne les seuls momens heureux de sa vie. Elle le consola de toutes ses affections précédentes, rendit à son esprit toute sa gaieté, et il redevint le plus aimable de même qu’il était le meilleur des hommes. Maria fut heureuse du bonheur de cet homme excellent ; et comme elle ne savait pas aimer à demi, elle finit par aimer son mari au moins autant qu’elle avait aimé Willoughby.

Ce dernier fut d’abord furieux du mariage de Maria et de la réponse d’Elinor, qui lui prouva son intérêt en ne lui épargnant pas les conseils d’une raison saine et éclairée. Ils n’eurent pas d’abord grand effet sur un caractère aussi léger. Mais son cœur était bon, et en relisant encore une fois, dans un moment de réflexion, la lettre de madame Edward Ferrars, il en fut touché comme d’une vraie preuve d’amitié. Il désira de la voir et de la remercier ; il en demanda la permission et l’obtint une année après son veuvage. C’est encore à vous, lui dit-il, sage Elinor, que je remets le soin du bonheur de ma vie, et cette fois j’espère d’être écouté. En renonçant à l’espoir insensé, j’en conviens, d’épouser Maria, en me rappelant tous mes torts passés, le plus grand de tous, la séduction de la jeune Caroline Williams, s’est présenté à mon souvenir et m’a rempli de remords. Je sais qu’elle m’a donné un fils que je n’ai jamais vu, mais à qui aussi je dois donner un père. J’ignore où vivent la mère et l’enfant ; le colonel Brandon les a si bien cachés que je n’ai pu les découvrir. À présent que mes intentions sont honorables, et que je suis libre de les remplir, je vous conjure d’obtenir de lui pour moi la main de sa pupille. Décidé à réparer mes torts avec elle et avec le colonel, tout le reste m’est égal. Sa naissance est illégitime, je le sais ; mais elle est la fille adoptive du colonel Brandon, et portera mon nom. Elle n’a point de fortune ; la mienne nous suffira ; et peut-être qu’après avoir rempli ce devoir madame Smith me rendra son amitié. On dit cependant qu’elle a adopté des parens éloignés, et je n’ai pas grand espoir de ce côté ; mais je vivrai en philosophe à Haute-Combe entre ma femme et mon enfant, et je rétablirai ma fortune, qui s’est déjà raccommodée par mon premier mariage.

Elinor sourit, l’approuva, et lui promit de s’intéresser pour lui auprès du colonel. Le même jour elle en parla à lui et à Maria : cette dernière s’enflamma de cette idée, et conjura son mari d’y consentir. On alla en parler à Caroline, à madame Smith. Celle-ci, enchantée de sauver une ame de la damnation éternelle, ne se fit pas presser, et rendit son amitié à Willoughby en l’unissant à Caroline. Cette jeune femme, depuis qu’elle était mère d’un enfant charmant, qui était le portrait vivant de Willoughby, était devenue beaucoup plus jolie et beaucoup plus aimable qu’elle ne l’était autrefois. Elle le fixa autant qu’on pouvait le fixer. Ils restèrent à Altenham tant que madame Smith vécut, et furent ensuite s’établir à Haute Combe. Maria pouvait alors le voir sans danger et sans émotion, et n’ayant point à rougir devant lui, leur relation devint ce qu’elle devait être. Mais ils se virent rarement ; madame Brandon était toute à ses devoirs d’épouse, de mère, de dame de paroisse, et s’acquittait de tout avec la chaleur de son ame et son aimable vivacité. Son destin avait été singulier ; elle semblait avoir été appelée à prouver elle-même la fausseté de son systême favori, sur l’impossibilité d’aimer deux fois. Elle avait aimé passionnément à dix-sept ans, ce qui est assez rare : à cet âge on prend souvent pour une passion ce qui n’est qu’un goût léger, excité par l’attrait de la nouveauté, et l’effervescence de la jeunesse et de l’imagination. Ce n’est ordinairement que quelques années plus tard qu’on est capable d’avoir une passion vraie et profonde, et celle de Maria avait ces caractères. Mais un sentiment d’un autre genre, et bien supérieur, une haute estime, une vive amitié, une tendre reconnaissance, l’avaient amenée à donner volontairement sa main à un homme qui n’était pas moins qu’elle victime d’un premier attachement, que deux années auparavant elle trouvait trop vieux pour se marier, et qui se donnait encore la bonne sauve-garde d’une veste de flanelle.

Il n’est pas besoin de dire qu’elles eurent souvent la visite de la bonne Mme Jennings, et quelque-fois celle de ses filles et de ses gendres, les Middleton et les Palmer. Sir Georges, toujours le plus gai et le meilleur des voisins, se trouva réduit à la jeune Emma pour orner ses bals de campagnes. Mais Emma grandit tous les jours ; elle a quinze ans, elle est jolie comme tous les amours, et déjà madame Jennings s’occupe beaucoup de deviner qui est-ce qui sera son amoureux.

Nous laissons à regret cette aimable famille, et nous devons compter au nombre des mérites, et des bonheurs d’Elinor et de Maria qu’elles sont jeunes, jolies, et qu’elles vivent à côté l’une de l’autre dans des situations de fortune bien différentes, sans que leur liaison ait jamais été troublée par le moindre nuage, non plus que celle de leurs maris.

FIN.